LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code de l'action sociale et des familles ;
Vu la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ;
Vu la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ;
Vu la décision n° 133238 du Conseil d'État du 14 février 1997 ;
Vu l'arrêt n° 99-13701 de la Cour de cassation du 17 novembre 2000 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour Mme L. par la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 4 mai 2010 ;
Vu les observations produites pour l'Assistance publique des hôpitaux de Paris, par la SCP Didier, Pinet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et pour la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF par Me Odent, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 4 mai 2010 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 4 mai 2010 ;
Vu les nouvelles observations produites pour Mme L. par la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 12 mai 2010 ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Me Arnaud Lyon-Caen, pour la requérante, et M. Charles Touboul, désigné par le Premier ministre ayant été entendus lors de l'audience publique du 2 juin 2010 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes du paragraphe I de l'article 1er de la
loi du 4 mars 2002 susvisée : « Nul ne peut se prévaloir
d'un préjudice du seul fait de sa naissance.
« La personne née avec un handicap dû à une faute
médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque
l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé,
ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer.
« Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement
de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant
né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à
la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander
une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice
ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au
long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève
de la solidarité nationale.
« Les dispositions du présent paragraphe I sont applicables aux
instances en cours, à l'exception de celles où il a été
irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation »
;
2. Considérant que les trois premiers alinéas du paragraphe I
de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002 précité ont été
codifiés à l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des
familles par le 1 du paragraphe II de l'article 2 de la loi du 11 février
2005 susvisée ; que le 2 de ce même paragraphe II a repris le dernier
alinéa du paragraphe I précité en adaptant sa rédaction
;
- SUR LE PREMIER ALINÉA DE L'ARTICLE L. 114 5 DU CODE DE L'ACTION SOCIALE
ET DES FAMILLES :
3. Considérant que, selon la requérante, l'interdiction faite
à l'enfant de réclamer la réparation d'un préjudice
du fait de sa naissance porterait atteinte au principe selon lequel nul n'ayant
le droit de nuire à autrui, un dommage oblige celui par la faute duquel
il est arrivé à le réparer ; que cette interdiction, qui
prive du droit d'agir en responsabilité l'enfant né handicapé
à la suite d'une erreur de diagnostic prénatal, alors que ce droit
peut être exercé par un enfant dont le handicap a été
directement causé par la faute médicale, entraînerait une
différence de traitement contraire à la Constitution ;
4. Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : «
La loi détermine les principes fondamentaux... du régime de la
propriété, des droits réels et des obligations civiles
et commerciales » ; qu'il est à tout moment loisible au législateur,
statuant dans le domaine de sa compétence, d'adopter des dispositions
nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et
de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant,
le cas échéant, d'autres dispositions, dès lors que, dans
l'exercice de ce pouvoir, il ne prive pas de garanties légales des exigences
de caractère constitutionnel ; que l'article 61-1 de la Constitution,
à l'instar de l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel
un pouvoir général d'appréciation et de décision
de même nature que celui du Parlement ; que cet article lui donne seulement
compétence pour se prononcer sur la conformité d'une disposition
législative aux droits et libertés que la Constitution garantit
;
5. Considérant que l'article 6 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 dispose que la loi « doit être la
même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse »
; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le
législateur règle de façon différente des situations
différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité
pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans
l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte
soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;
6. Considérant, en premier lieu, qu'il ressort des termes des deux premiers
alinéas de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles
qu'il n'est fait obstacle au droit de l'enfant de demander réparation
aux professionnels et établissements de santé que lorsque la faute
invoquée a eu pour seul effet de priver sa mère de la faculté
d'exercer, en toute connaissance de cause, la liberté d'interrompre sa
grossesse ; que ces professionnels et établissements demeurent tenus
des conséquences de leur acte fautif dans tous les autres cas ; que,
par suite, le premier alinéa de l'article L. 114-5 n'exonère pas
les professionnels et établissements de santé de toute responsabilité
;
7. Considérant, en deuxième lieu, qu'après l'arrêt
de la Cour de cassation du 17 novembre 2000 susvisé, le législateur
a estimé que, lorsque la faute d'un professionnel ou d'un établissement
de santé a eu pour seul effet de priver la mère de la faculté
d'exercer, en toute connaissance de cause, la liberté d'interrompre sa
grossesse, l'enfant n'a pas d'intérêt légitime à
demander la réparation des conséquences de cette faute ; que,
ce faisant, le législateur n'a fait qu'exercer la compétence que
lui reconnaît la Constitution sans porter atteinte au principe de responsabilité
ou au droit à un recours juridictionnel ;
8. Considérant, en troisième lieu, que les dispositions contestées
ne font obstacle au droit de l'enfant né avec un handicap d'en demander
la réparation que dans le cas où la faute invoquée n'est
pas à l'origine de ce handicap ; que, dès lors, la différence
de traitement instituée ne méconnaît pas le principe d'égalité
;
9. Considérant, par suite, que les griefs dirigés contre le premier
alinéa de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles
doivent être écartés ;
- SUR LE TROISIÈME ALINÉA DE L'ARTICLE L. 114 5 DU CODE DE L'ACTION
SOCIALE ET DES FAMILLES :
10. Considérant que, selon la requérante, l'exigence d'une faute
caractérisée pour que la responsabilité des professionnels
et établissements de santé puisse être engagée vis-à-vis
des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé
pendant la grossesse, ainsi que l'exclusion, pour ces parents, du droit de réclamer
la réparation du préjudice correspondant aux charges particulières
découlant de ce handicap tout au long de la vie porteraient également
atteinte au principe de responsabilité ainsi qu'au « droit à
réparation intégrale du préjudice » et méconnaîtraient
le principe d'égalité ;
11. Considérant qu'aux termes de l'article 4 de la Déclaration
de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui » ; qu'il résulte de ces dispositions
qu'en principe, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un
dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer
; que la faculté d'agir en responsabilité met en œuvre cette
exigence constitutionnelle ; que, toutefois, cette dernière ne fait pas
obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif
d'intérêt général, les conditions dans lesquelles
la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi,
pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations
à condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée
aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours
juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration
de 1789 ;
. En ce qui concerne l'exigence d'une faute caractérisée :
12. Considérant qu'en subordonnant à l'existence d'une faute caractérisée
la mise en œuvre de la responsabilité d'un professionnel ou d'un
établissement de santé vis-à-vis des parents d'un enfant
né avec un handicap non décelé pendant la grossesse, le
législateur a entendu prendre en considération, en l'état
des connaissances et des techniques, les difficultés inhérentes
au diagnostic médical prénatal ; qu'à cette fin, il a exclu
que cette faute puisse être présumée ou déduite de
simples présomptions ; que la notion de « faute caractérisée
» ne se confond pas avec celle de faute lourde ; que, par suite, eu égard
à l'objectif poursuivi, l'atténuation apportée aux conditions
dans lesquelles la responsabilité de ces professionnels et établissements
peut être engagée n'est pas disproportionnée ;
. En ce qui concerne l'exclusion de certains préjudices :
13. Considérant, en premier lieu, que les professionnels et établissements
de santé demeurent tenus d'indemniser les parents des préjudices
autres que ceux incluant les charges particulières découlant,
tout au long de la vie de l'enfant, de son handicap ; que, dès lors,
le troisième alinéa de l'article L. 114-5 du code de l'action
sociale et des familles n'exonère pas les professionnels et établissements
de santé de toute responsabilité ;
14. Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte des travaux
parlementaires de la loi du 4 mars 2002 susvisée que les dispositions
critiquées tendent à soumettre la prise en charge de toutes les
personnes atteintes d'un handicap à un régime qui n'institue de
distinction ni en fonction des conditions techniques dans lesquelles le handicap
peut être décelé avant la naissance, ni en fonction du choix
que la mère aurait pu faire à la suite de ce diagnostic ; qu'en
décidant, ainsi, que les charges particulières découlant,
tout au long de la vie de l'enfant, de son handicap, ne peuvent constituer un
préjudice indemnisable lorsque la faute invoquée n'est pas à
l'origine du handicap, le législateur a pris en compte des considérations
éthiques et sociales qui relèvent de sa seule appréciation
;
15. Considérant que les dispositions critiquées tendent à
répondre aux difficultés rencontrées par les professionnels
et établissements de santé pour souscrire une assurance dans des
conditions économiques acceptables compte tenu du montant des dommages-intérêts
alloués pour réparer intégralement les conséquences
du handicap ; qu'en outre, le législateur a notamment pris en compte
les conséquences sur les dépenses d'assurance maladie de l'évolution
du régime de responsabilité médicale ; que ces dispositions
tendent ainsi à garantir l'équilibre financier et la bonne organisation
du système de santé ;
16. Considérant, en troisième lieu, que les parents peuvent obtenir
l'indemnisation des charges particulières résultant, tout au long
de la vie de l'enfant, de son handicap lorsque la faute a provoqué directement
ce handicap, l'a aggravé ou a empêché de l'atténuer
; qu'ils ne peuvent obtenir une telle indemnisation lorsque le handicap n'a
pas été décelé avant la naissance par suite d'une
erreur de diagnostic ; que, dès lors, la différence instituée
entre les régimes de réparation correspond à une différence
tenant à l'origine du handicap;
17. Considérant, en quatrième lieu, que le troisième alinéa
de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles prévoit
que la compensation des charges particulières découlant, tout
au long de la vie de l'enfant, de son handicap relève de la solidarité
nationale ; qu'à cette fin, en adoptant la loi du 11 février 2005
susvisée, le législateur a entendu assurer l'effectivité
du droit à la compensation des conséquences du handicap quelle
que soit son origine ; qu'ainsi, il a notamment instauré la prestation
de compensation qui complète le régime d'aide sociale, composé
d'allocations forfaitaires, par un dispositif de compensation au moyen d'aides
allouées en fonction des besoins de la personne handicapée ;
18. Considérant que, dans ces conditions, la limitation du préjudice
indemnisable décidée par le législateur ne revêt
pas un caractère disproportionné au regard des buts poursuivis
; qu'elle n'est contraire ni au principe de responsabilité, ni au principe
d'égalité, ni à aucun autre droit ou liberté que
la Constitution garantit ;
- SUR LE 2 DU PARAGRAPHE II DE L'ARTICLE 2 DE LA LOI DU 11 FEVRIER 2005 SUSVISÉE
:
19. Considérant qu'aux termes du 2 du paragraphe II de l'article 2 de
la loi du 11 février 2005 susvisée : « Les dispositions
de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles tel qu'il
résulte du 1 du présent II sont applicables aux instances en cours
à la date d'entrée en vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars
2002 précitée, à l'exception de celles où il a été
irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation »
;
20. Considérant que, selon la requérante, l'application immédiate
de ce dispositif « aux instances en cours et par voie de conséquence
aux faits générateurs antérieurs à son entrée
en vigueur » porte atteinte à la sécurité juridique
et à la séparation des pouvoirs ;
21.Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration
de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des
droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée,
n'a point de Constitution » ;
22. Considérant en conséquence que, si le législateur peut
modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte
administratif ou de droit privé, c'est à la condition de poursuivre
un but d'intérêt général suffisant et de respecter
tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le
principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ; qu'en
outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître
aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à
ce que le but d'intérêt général visé soit
lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la
modification ou de la validation doit être strictement définie
;
23. Considérant que le paragraphe I de l'article 1er de la loi du 4 mars
2002 susvisée est entré en vigueur le 7 mars 2002 ; que le législateur
l'a rendu applicable aux instances non jugées de manière irrévocable
à cette date ; que ces dispositions sont relatives au droit d'agir en
justice de l'enfant né atteint d'un handicap, aux conditions d'engagement
de la responsabilité des professionnels et établissements de santé
à l'égard des parents, ainsi qu'aux préjudices indemnisables
lorsque cette responsabilité est engagée ; que, si les motifs
d'intérêt général précités pouvaient
justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances
à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement,
ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des
personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé
une procédure en vue d'obtenir la réparation de leur préjudice
; que, dès lors, le 2 du paragraphe II de l'article 2 de la loi du 11
février 2005 susvisée doit être déclaré contraire
à la Constitution,
DÉCIDE:
Article 1er.- Les premier et troisième alinéas de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles sont conformes à la Constitution.
Article 2.- Le 2 du paragraphe II de l'article 2 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est contraire à la Constitution.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23 11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 juin 2010, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, MM. Jacques BARROT, Michel CHARASSE, Jacques CHIRAC, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 11 juin 2010.
Journal officiel du 12 juin 2010, p. 10847