AFFAIRE ÖNERYILDIZ c. TURQUIE

(Requête no 48939/99)

ARRÊT

STRASBOURG

30 novembre 2004

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1955 et réside actuellement dans la sous-préfecture de Sirvan (département de Siirt), sa région natale. A l’époque des faits, il habitait, avec douze proches, dans le quartier de taudis (gecekondu mahallesi) de Kazim Karabekir à Ümraniye, un district d’Istanbul, où il s’était installé après avoir démissionné de son poste de garde de village dans le Sud-Est de la Turquie.

A. Le site de stockage de déchets ménagers d’Ümraniye et le quartier du requérant

10. Une décharge d’ordures ménagères se trouvait en fonction depuis le début des années 70 à Hekimbasi, zone abritant également des taudis et contiguë au quartier de Kazim Karabekir. Le 22 janvier 1960, l’usage du site en question, qui appartenait à l’administration des forêts, donc au Trésor public, avait été attribué à la mairie métropolitaine d’Istanbul (« la mairie métropolitaine ») pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans. Situé sur une côte surplombant une vallée, le site s’étendait sur une surface d’environ 35 hectares et, depuis 1972, il servait de décharge commune aux districts de Beykoz, d’Üsküdar, de Kadiköy et d’Ümraniye, sous l’autorité et la responsabilité de la mairie métropolitaine et, en dernier ressort, des autorités ministérielles.

A l’époque où la décharge commença à être utilisée, cette région était inhabitée et l’agglomération la plus proche se trouvait à environ 3,5 km. Cependant, au fur et à mesure des années, des habitations de fortune furent construites, sans autorisation, sur la zone entourant le dépôt d’ordures, pour finalement donner naissance au bidonville d’Ümraniye.

D’après un plan officiel des quartiers, entre autres de Hekimbasi et de Kazim Karabekir, dessiné par la direction des affaires techniques de la mairie d’Ümraniye, la maison de M. Öneryildiz était bâtie au coin de la rue Dereboyu et de la rue Gerze. Cette partie de l’agglomération était attenante au site de la décharge municipale et, depuis 1978, elle relevait d’un maire de quartier, lequel dépendait de la sous-préfecture.

A l’heure actuelle, la décharge d’Ümraniye n’existe plus. La mairie locale l’a fait couvrir de terre et y a placé des conduits d’aération. Par ailleurs, des plans d’occupation des sols concernant les quartiers de Hekimbasi et de Kazim Karabekir sont en train d’être élaborés. De son côté, la mairie métropolitaine a procédé à un boisement de terrain sur une grande partie de l’ancien site de la décharge et y a fait construire des terrains de sport.

B. Les initiatives de la mairie d’Ümraniye

1. En 1989

11. A la suite des élections municipales du 26 mars 1989, la mairie d’Ümraniye tenta de procéder à une modification du plan d’aménagement urbain à l’échelle de 1/1000e. Cependant, les autorités décisionnelles refusèrent d’approuver ce plan, car il couvrait un territoire allant jusqu’à proximité de la décharge municipale.

A partir du 4 décembre de la même année, la mairie d’Ümraniye entama des travaux consistant à déverser des amas de terre et de débris sur les terrains entourant les taudis d’Ümraniye, afin de réaménager le site de la décharge.

Cependant, le 15 décembre 1989, M.C. et A.C., deux habitants du quartier d’Hekimbasi, introduisirent devant la 4e chambre du tribunal d’instance d’Üsküdar une action pétitoire contre la mairie. Se plaignant des dégâts causés sur leurs plantations, ils sollicitèrent l’arrêt des travaux. A l’appui de leur demande, ils produisirent des documents, dont il ressortait que M.C. et A.C. étaient assujettis à la taxe d’habitation et à la taxe foncière depuis 1977, sous le numéro d’imposition 168900. En 1983, ils avaient été invités par l’administration à remplir un formulaire type, prévu pour la déclaration des bâtiments illégaux, afin que leurs habitations et leurs terrains soient régularisés (paragraphe 54 ci-dessous). A la suite de leur demande, le 21 août 1989, la direction générale des eaux et des canalisations de la mairie métropolitaine avait ordonné la pose d’un compteur d’eau dans leurs habitations. Par ailleurs, des copies de factures d’électricité démontrent que M.C. et A.C. effectuaient régulièrement, en leur qualité d’abonnés, des paiements selon leur consommation, laquelle était déterminée au moyen d’un compteur installé à cet effet.

12. Devant le tribunal d’instance, la mairie défenderesse axa sa défense sur le fait que les terres revendiquées par M.C. et A.C. étaient sises sur le territoire de la déchetterie, qu’y habiter était contraire aux règles sanitaires et que leur demande de régularisation ne leur accordait aucun droit.

Par un jugement rendu le 2 mai 1991, sous le numéro de dossier 1989/1088, le tribunal d’instance donna gain de cause à M.C. et A.C., reconnaissant qu’il y avait eu ingérence dans l’exercice de leurs droits sur les biens litigieux.

Cependant, par un arrêt du 2 mars 1992, la Cour de cassation infirma ce jugement. Le 22 octobre 1992, le tribunal d’instance se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et débouta les intéressés.

2. En 1991

13. Le 9 avril 1991, la mairie d’Ümraniye demanda à la 3e chambre du tribunal d’instance d’Üsküdar une expertise concernant la conformité de la décharge à la réglementation en la matière, notamment au règlement du 14 mars 1991 sur le contrôle des déchets solides. La mairie sollicita également l’évaluation du préjudice qui lui avait été causé, afin d’appuyer l’action en dommages-intérêts qu’elle s’apprêtait à introduire contre la mairie métropolitaine et contre les mairies des trois districts utilisant la décharge.

La demande d’expertise fut enregistrée sous le numéro de dossier 1991/76 et, le 24 avril 1991, un comité d’experts fut constitué à cette fin ; il comprenait un professeur de génie de l’environnement, un agent du cadastre et un médecin légiste.

D’après le rapport d’expertise, établi le 7 mai 1991, le dépôt en question n’était pas conforme aux exigences techniques prévues notamment aux articles 24 à 27, 30 et 38 du règlement du 14 mars 1991 et, de ce fait, présentait un certain nombre de dangers susceptibles d’entraîner un très grand risque pour la santé des habitants de la vallée, notamment pour ceux des quartiers de taudis : aucun mur ou grillage de clôture ne séparait la décharge des habitations qui s’élevaient à cinquante mètres de la montagne d’ordures, le dépôt n’était pas équipé de systèmes de ramassage, de compostage, de recyclage ni de combustion, et aucune installation de drainage ou de purification des eaux de drainage n’y avait été prévue. Les experts en conclurent que la décharge d’Ümraniye « exposait tant les humains que les animaux et l’environnement à toutes sortes de dangers ». A ce sujet, le rapport, attirant d’abord l’attention sur le fait qu’une vingtaine de maladies contagieuses risquaient de se propager, soulignait ce qui suit :

« (...) Dans n’importe quelle déchetterie, il se forme, entre autres, des gaz de méthane, de dioxyde de carbone et d’hydrogène sulfuré. Ces substances doivent être, sous contrôle, réunies puis (...) brûlées. Or le dépôt en question ne dispose pas d’un tel système. Lorsqu’il est mélangé avec l’air dans une certaine proportion, le méthane peut s’avérer explosible. Il n’existe, dans cette installation, aucune mesure pour prévenir l’explosion du méthane issu de la décomposition [des déchets]. Que Dieu nous en garde, le dommage pourrait être très important en raison des habitations voisines. (...) »

Le 27 mai 1991, ce rapport fut porté à la connaissance des quatre mairies mises en cause et, le 7 juin 1991, du préfet afin qu’il en fasse part au ministère de la Santé ainsi que du Conseil de l’environnement auprès du premier ministre (« le Conseil de l’environnement »).

14. Les mairies de Kadiköy et d’Üsküdar ainsi que la mairie métropolitaine demandèrent l’annulation du rapport d’expertise respectivement les 3, 5 et 9 juin 1991. Dans leurs mémoires introductifs d’instance, les avocats des mairies se bornèrent à alléguer que ce rapport, commandé et établi à leur insu, contrevenait au code de procédure civile. Les trois avocats se réservèrent le droit d’étayer leurs objections ultérieurement par des mémoires complémentaires, une fois qu’ils auraient obtenu de leurs autorités tous les informations et documents nécessaires.

Or, aucune des parties n’ayant déposé un tel mémoire complémentaire, la procédure engagée n’aboutit point.

15. Cependant, le Conseil de l’environnement, avisé du même rapport le 18 juin 1991, enjoignit, par la recommandation no 09513, à la préfecture d’Istanbul ainsi qu’à la mairie métropolitaine et à la mairie d’Ümraniye de remédier aux problèmes signalés en l’espèce :

« (...) Dans le rapport préparé par le comité d’experts, il est indiqué que le site de stockage de déchets en question contrevient à la loi sur l’environnement ainsi qu’au règlement sur le contrôle des déchets solides et que, par conséquent, il menace la santé des hommes et des animaux. Il s’impose de prendre, sur le site de la décharge, les mesures prévues aux articles 24, 25, 26, 27, 30 et 38 du règlement sur le contrôle des déchets solides (...) Je demande donc que les mesures nécessaires soient prises (...) et que notre Conseil soit informé de l’issue. »

16. Le 27 août 1992, devant la 1re chambre du tribunal d’instance d’Üsküdar, Sinasi Öktem, maire d’Ümraniye, demanda la mise en œuvre de mesures provisoires visant à empêcher l’utilisation de la déchetterie par la mairie métropolitaine et par les mairies des districts voisins. Il réclama notamment l’interruption des dépôts d’ordures, la fermeture de la décharge ainsi que la réparation des dommages subis par sa municipalité.

Le 3 novembre 1992, le représentant de la mairie d’Istanbul contesta cette demande. Soulignant les efforts de la mairie métropolitaine pour entretenir les routes menant à la décharge et lutter contre la propagation des maladies, les chiens errants et le dégagement d’odeurs, le représentant fit notamment valoir qu’un projet de réaménagement du site de la décharge était en phase d’adjudication. Quant à la demande de fermeture provisoire de la décharge, le représentant prétendit que la mairie d’Ümraniye agissait de mauvaise foi, dès lors que depuis sa création en 1987, elle-même n’avait rien fait pour l’assainissement du site.

En fait, la mairie métropolitaine avait bien procédé à un appel d’offres pour l’aménagement de nouveaux sites conformes aux normes modernes. Les premiers travaux d’études furent adjugés à la société américaine CVH2M Hill International Ltd et, le 21 décembre 1992 et le 17 février 1993 respectivement, des emplacements furent désignés sur les rives européenne et anatolienne d’Istanbul. Ce projet devait s’achever au cours de l’année 1993.

17. Alors que cette procédure était encore pendante, la mairie d’Ümraniye informa le maire d’Istanbul qu’à partir du 15 mai 1993 aucun dépôt de déchets ne serait plus autorisé.

C. L’accident

18. Le 28 avril 1993, vers 11 heures, une explosion de méthane eut lieu sur le site. A la suite d’un glissement de terrain provoqué par la pression, les immondices détachées de la montagne d’ordures ensevelirent une dizaine de taudis situés en aval, dont celui du requérant. Trente-neuf personnes périrent dans cet accident.

(...)

EN DROIT

(...)

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

119. Le requérant affirme que l’Etat doit répondre des négligences des autorités nationales à l’origine de la perte de sa maison avec tous ses biens mobiliers et se plaint que son préjudice n’a pas été réparé. Il invoque une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

(...)

3. Appréciation de la Cour

124. La Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : ce qui importe c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par cette disposition (voir, mutatis mutandis, Zwierzynski c. Pologne, no 34049/96, § 63, CEDH 2001-VI). Ainsi, à l’instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété », et donc comme des « biens » aux fins de cette disposition (arrêts Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I). La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, par exemple, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 83, CEDH 2001-VIII).

125. Nul n’a contesté devant la Cour que l’habitation du requérant était érigée en violation de la réglementation turque en matière d’aménagement urbain et contrevenait aux normes techniques en la matière, ni le fait que le terrain ainsi occupé appartenait au Trésor public. Cela étant, les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le requérant disposait d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

126. En ce qui concerne d’abord le terrain sur lequel l’habitation litigieuse avait été construite et qui a été occupé jusqu’à la survenance de l’accident du 28 avril 1993, le requérant déclare que rien ne l’empêchait d’entreprendre, à tout moment, des démarches afin d’acquérir la propriété dudit terrain, selon la procédure prévue à cette fin.

Cependant, la Cour ne saurait souscrire à cette thèse quelque peu spéculative. En vérité, les parties n’ayant pas fourni de renseignements détaillés, elle n’est pas à même de savoir si le quartier de Kazim Karabekir était ou non effectivement inclus dans un plan de réhabilitation des taudis, contrairement à ce qui semble avoir été le cas pour le quartier d’Hekimbasi (paragraphe 11 ci-dessus), ni si le requérant remplissait ou non les conditions formelles pour se prévaloir de la législation en matière d’urbanisme en vigueur à l’époque des faits, afin que la propriété du bien public qu’il occupait lui soit transférée (paragraphe 54 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, le requérant admet n’avoir jamais effectué une quelconque démarche administrative à cette fin.

Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que l’espoir du requérant de se voir un jour céder le terrain en cause constituait une forme de créance suffisamment établie au point de pouvoir être revendiquée en justice, donc un « bien » distinct au sens de la jurisprudence de la Cour (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 25-26, CEDH 2004-IX).

127. Cela étant, une autre considération s’impose pour ce qui est de l’habitation même du requérant.

A cet égard, il suffit à la Cour de renvoyer aux raisons exposées ci-dessus et qui l’ont conduite à constater l’existence d’une tolérance des autorités de l’Etat face aux actions du requérant (paragraphes 105 et 106 ci-dessus). Ces raisons valent à l’évidence au regard de l’article 1 du Protocole no 1 et permettent de juger que lesdites autorités ont de facto reconnu que l’intéressé et ses proches avaient un intérêt patrimonial tenant à leur habitation et à leurs biens meubles.

128. A ce sujet, la Cour ne saurait accepter qu’on puisse leur reprocher de cette manière des irrégularités (paragraphe 122 ci-dessus) dont les autorités compétentes avaient connaissance depuis presque cinq ans.

Certes, elle admet que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux est inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement urbain et rural, et de mesures qui s’imposent. Cependant, face à un problème tel que celui soulevé en l’espèce, les autorités ne peuvent légitimement invoquer leur marge d’appréciation, celle-ci ne les dispensant aucunement de leur devoir de réagir en temps utile, de façon correcte et, surtout, cohérente.

Or, dans la présente affaire, tel n’a pas été le cas puisque l’incertitude créée au sein de la société turque quant à l’application des lois réprimant les agglomérations illégales n’était pas un élément susceptible d’amener le requérant à penser que la situation concernant son habitation risquait de basculer d’un jour à l’autre.

129. De l’avis de la Cour, l’intérêt patrimonial du requérant relatif à son habitation était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel, donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable quant à ce volet du grief examiné.

(...)

133. La Cour constate qu’en raison de sa complexité, en fait comme en droit, la situation dénoncée en l’espèce ne peut être classée dans l’une des catégories relevant de la seconde phrase du premier alinéa ou dans le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler, précité, § 98), étant entendu par ailleurs que le requérant se plaint non d’un acte mais de l’inaction de l’Etat.

Elle estime devoir donc examiner l’affaire à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa, qui énonce le droit au respect de la propriété.

134. A cet égard, la Cour réaffirme le principe qui a déjà été dégagé, en substance, de l’article 1 du Protocole no 1 (Bielectric S.r.l. c. Italie (déc.), no 36811/97, 4 mai 2000). L’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens.

135. Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que le lien de causalité constaté entre les négligences graves imputables à l’Etat et les pertes en vies humaines survenues en l’espèce se retrouve également en ce qui concerne l’ensevelissement de la maison du requérant. Pour la Cour, l’atteinte qui en résulte ne s’analyse pas en une « ingérence », mais en la méconnaissance d’une obligation positive, les agents et autorités de l’Etat n’ayant pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauvegarder les intérêts patrimoniaux du requérant.

Le Gouvernement semble cependant s’en tenir à la notion du « but légitime », au sens du paragraphe 2 de l’article 1 du Protocole no 1, lorsqu’il conteste que l’on puisse reprocher aux autorités turques de s’être refusées, pour des considérations humanitaires, à détruire la maison du requérant (paragraphes 80 et 131 ci-dessus).

136. La Cour ne saurait toutefois accepter cet argument et, pour des raisons qui sont essentiellement les mêmes que celles exposées au regard de l’allégation de violation de l’article 2 (paragraphes 106 à 108 ci-dessus), elle considère que l’obligation positive au titre de l’article 1 du Protocole no 1 imposait qu’en l’espèce les autorités nationales prissent les mêmes précautions pratiques déjà indiquées pour empêcher la destruction de l’habitation du requérant.

137. Cela n’ayant assurément pas été le cas, il reste à répondre à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de son droit au respect de ses biens, dès lors qu’il s’est vu allouer une indemnité conséquente pour son préjudice matériel et qu’il a pu acquérir un logement social dans des conditions très favorables.

La Cour ne partage pas cet avis. Les avantages contractuels accordés lors de la vente du logement en question, à supposer même qu’ils aient pu compenser dans une certaine mesure l’effet des omissions constatées en l’espèce, ne pouvaient néanmoins s’analyser en un véritable dédommagement du préjudice du requérant. Quels que soient ces avantages, ils ne pouvaient donc faire perdre à M. Öneryildiz sa qualité de « victime », d’autant moins que la lecture des documents de vente versés au dossier ne dénote nullement une reconnaissance par les autorités d’une violation du droit de l’intéressé au respect de ses biens (voir, mutatis mutandis, Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 846, § 36, et Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI).

Pour ce qui est de l’indemnité accordée au titre du dommage matériel, il suffit d’observer que celle-ci demeure impayée, au mépris d’un jugement définitif (paragraphe 42 ci-dessus), circonstance qui ne peut que s’analyser en une ingérence dans la jouissance d’un droit de créance acquis, lui aussi protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Antonakopoulos et autres c. Grèce, no 37098/97, § 31, 14 décembre 1999).

Toutefois la Cour s’estime dispensée d’examiner d’office cette question, compte tenu de son appréciation consacrée à l’article 13 de la Convention.

138. Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.