AFFAIRE SELÇUK ET ASKER c. TURQUIE

(12/1997/796/998-999)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 1998

Turquie – incendie allégué de maisons par les forces de l'ordre dans le Sud-Est du pays

I. établissement des faits

Conformément à sa jurisprudence constante, acceptation par la Cour des constatations de la Commission – établi que les forces de l'ordre sont responsables de l'incendie des biens des requérants.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Introduction

8. La première requérante, Mme Keje Selçuk, est née en 1939. Elle est veuve et mère de cinq enfants. Le second requérant, M. Ismet Asker, est né en 1933. Il est l'époux de Mme Fatma Asker et a sept enfants.

Jusqu'en juin 1993, les deux requérants, ressortissants turcs d'origine kurde, habitaient le village d'Islamköy, mais ils ont depuis déménagé à Diyarbakir.

9. Depuis 1985 environ, de graves troubles font rage dans le Sud-Est de la Turquie, entre les forces de l'ordre et les membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Selon les chiffres les plus récents communiqués par le Gouvernement, ce conflit a coûté la vie à 4 036 civils et 3 884 membres des forces de l'ordre.

A l'époque de l'examen de l'affaire par la Cour, dix des onze provinces de la région du Sud-Est de la Turquie étaient soumises depuis 1987 au régime de l'état d'urgence.

10. Islamköy, localité de quelque 150 foyers dispersés, se trouve dans une région montagneuse du district de Kulp, dans la province de Diyarbakir (Sud-Est de la Turquie), dans la région soumise à l'état d'urgence ; le village est situé à proximité d'une route empruntée par les membres du PKK.

Les faits sont controversés.

B. La version des faits donnée par les requérants

11. Selon les requérants, des membres des forces de l'ordre de Kulp, placés sous le commandement du commandant du poste de gendarmerie de Kulp, Recep Cömert, ont délibérément incendié leurs maisons à Islamköy le 16 juin 1993 puis, dix jours plus tard, sont revenus pour mettre le feu au moulin dont Mme Selçuk était copropriétaire.

12. Les requérants déclarent que, quelques mois auparavant, les forces de l'ordre avaient menacé les villageois de détruire certaines de leurs maisons, au motif qu'elles servaient au PKK, s'ils ne quittaient pas Islamköy ; les villageois ont toutefois cru comprendre par la suite que cette menace avait été retirée.

13. Selon les intéressés, le 16 juin 1993 au matin un grand nombre de militaires arrivèrent néanmoins à Islamköy, sous le commandement du commandant Cömert, qu'ils connaissaient sous le nom de « Recep » puisqu'il s'était déjà rendu au village plusieurs fois.

Les militaires allèrent d'abord chez M. et Mme Asker ; ils entrèrent de force dans la maison et la fouillèrent, et ils ordonnèrent aux Asker d'enlever leurs affaires. Alors que ces deux personnes se trouvaient à l'intérieur et tentaient de sauver leurs meubles et leurs autres biens, ils s'aperçurent que les soldats avaient mis le feu à la maison. M. Asker a dit aux délégués de la Commission (paragraphe 26 ci-dessous) que si sa femme et lui n'avaient pu s'échapper par une porte donnant sur la grange à l'arrière de la maison, ils auraient été asphyxiés. Les militaires empêchèrent les villageois qui tentaient d'éteindre le feu de le faire. La maison, la grange et tous les biens de M. Asker, y compris ses provisions et ses peupliers, furent détruits.

14. Les membres des forces de l'ordre se rendirent ensuite chez Mme Selçuk. Ils la chassèrent ainsi que les enfants de voisins qui se trouvaient chez elle, répandirent de l'essence sur la maison et y mirent le feu. Les villageois furent là encore empêchés de prêter leur aide ; le commandant Cömert repoussa Mme Selçuk et lui fit comprendre qu'elle devait quitter le village. Elle passa la nuit chez une voisine à Islamköy et partit le lendemain vivre chez sa fille à Diyarbakir.

15. Environ dix jours plus tard, vers le 25 juin 1993, les forces de l'ordre revinrent au village et mirent le feu au moulin appartenant à Mme Selçuk et trois autres personnes. Ils incendièrent encore trois autres maisons, dont deux furent détruites. Le beau-frère de Mme Selçuk, M. Nesih Selçuk, lui téléphona à Diyarbakir pour lui apprendre la nouvelle.

16. M. et Mme Asker quittèrent Islamköy vers le 25 juin 1993 ; ils aperçurent alors la fumée des incendies. Ils se rendirent d'abord à Kulp, où M. Asker déposa plainte auprès du gouverneur de district ; il indiqua les dommages causés par les forces de l'ordre, précisant que le commandant de l'opération s'appelait « Recep ». Le gouverneur accepta apparemment la plainte et la communiqua à la police, mais M. Asker n'eut jamais de réponse.

L'élu (muhtar) d'Islamköy à l'époque, M. Sait Memis, aurait lui aussi informé le gouverneur de district de l'incendie des maisons dix jours environ après l'incident, mais en imputant l'incendie au PKK.

C. La version des faits donnée par le Gouvernement

17. Dans sa déposition devant les délégués de la Commission (paragraphe 26 ci-dessous), le commandant Cömert expliqua avoir commandé la gendarmerie centrale de Kulp du 15 juillet 1991 au 3 août 1993. Il se serait rendu à Islamköy à trois reprises et connaissait M. Asker ainsi que la plupart des autres habitants. En revanche, il ne serait pas allé au village en juin 1993 et on ne lui aurait signalé aucun incendie de maisons à cette époque. Lorsque les délégués lui demandèrent pourquoi, selon lui, les requérants avaient indiqué son nom, il répondit que des allégations mensongères de ce genre avaient été proférées contre lui par le passé dans des journaux et un livre.

18. Le Gouvernement prétend que les plaintes des requérants ont été fabriquées par d'autres et qu'ils agissent sous l'influence du PKK et/ou dans le but d'obtenir de l'argent.

Il affirme que les maisons et autres biens des requérants furent détruits par le PKK, qui entendait se substituer à l'Etat dans la région, à titre de sanction et d'avertissement car d'une manière générale les villageois entretenaient de bonnes relations avec les forces de l'ordre. Les deux requérants en particulier étaient des citoyens respectueux de la loi qui n'avaient aucun antécédent d'activité antigouvernementale. A l'époque des événements en cause, le fils de M. Asker accomplissait son service militaire, occupation que le PKK exhortait les gens de la région à éviter ; un fils de Mme Selçuk était dans l'armée, un autre dans la fonction publique.

19. Le Gouvernement doute que le moulin de Mme Selçuk ait vraiment été incendié mais, si tel est le cas, il dément que ce soit le fait des forces de sécurité.

20. Il conteste en outre que M. Asker ait porté plainte auprès du gouverneur du district de Kulp, puisque l'intéressé ne peut produire aucun reçu et qu'aucune plainte de ce genre n'a été consignée dans les registres.

(...)

C. Sur les violations alléguées des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1

83. Les requérants soutiennent que la destruction de leurs maisons et du moulin de Mme Selçuk par les forces de l'ordre, ainsi que leur éviction du village, s'analysent en des violations de l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

ainsi que de l'article 1 du Protocole n° 1, aux termes duquel :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

84. Le Gouvernement dément qu'il y ait eu violation de ces dispositions, pour les mêmes motifs que ceux qu'il invoque à propos de l'article 3 (paragraphe 73 ci-dessus).

85. La Commission a conclu à la violation de ces dispositions.

86. La Cour, elle le rappelle, juge établi que les forces de l'ordre ont délibérément détruit les habitations et les biens meubles des requérants ainsi que le moulin dont Mme Selçuk était copropriétaire, contraignant les intéressés à quitter Islamköy (paragraphe 77 ci-dessus). Il ne fait aucun doute que ces actes, en plus de violations de l'article 3, constituaient des ingérences particulièrement graves et injustifiées dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile, ainsi qu'au respect de leurs biens.


87. Dès lors, la Cour conclut à des violations des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.

(...)

IV. SUR L'APPLICATION DE l'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

103. Les requérants sollicitent une satisfaction équitable au titre de l'article 50 de la Convention, qui dispose :

« Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel

104. Les requérants dénoncent un préjudice matériel à raison de la perte de leurs maisons, de leurs terres cultivées, de leurs biens meubles, de leur bétail et, dans le cas de Mme Selçuk, de son moulin. Ils affirment aussi qu'ils devraient percevoir un montant pour les frais d'un logement de remplacement.

105. Le Gouvernement prétend que l'allégation des requérants selon laquelle les forces de l'ordre ont détruit leurs biens n'a pas été prouvée, et qu'il n'y a donc pas lieu d'octroyer une réparation.

A titre subsidiaire, pour le cas où la Cour jugerait bon d'en allouer une, il soutient que l'appréciation de celle-ci ne doit pas aboutir à un enrichissement sans cause. Les montants réclamés pour dommage matériel seraient excessifs et n'auraient pas été étayés, comme ils auraient dû l'être devant un tribunal turc. La Cour devrait aussi prendre en compte la situation économique de la Turquie, où le salaire mensuel minimal est de 700 francs français (FRF) et le traitement mensuel maximal d'un magistrat en fin de carrière de 7 250 FRF.

106. La Cour rappelle ses constats d'après lesquels les habitations des requérants, leurs biens meubles et le moulin de Mme Selçuk ont été détruits par les forces de l'ordre (paragraphe 57 ci-dessus). Vu ce constat, il y a assurément lieu d'octroyer une réparation pour préjudice matériel. Toutefois, les requérants n'ayant pas étayé, à l'aide de preuves littérales ou autres, leurs prétentions quant à la quantité et à la valeur des biens perdus, le Gouvernement n'ayant pas produit d'observations détaillées et la Commission n'ayant formulé aucune constatation à cet égard, l'évaluation par la Cour des montants à octroyer ne peut que comporter une part de spéculation et reposera sur des principes d'équité.

1. Maisons et autres bâtiments

107. Mme Selçuk réclame réparation pour une maison de 250 m2 à deux niveaux, en ciment et en pierre, qu'elle évalue à 1 250 000 000 livres turques (TRL), une étable de 300 m2 sur un niveau, en ciment et en pierre, évaluée à 1 500 000 000 TRL, et le moulin à eau de 80 m2, à trois niveaux, évalué à 580 000 000 TRL, dont elle était propriétaire avec trois autres personnes.

M. Asker réclame réparation pour une maison de 300 m2 à deux niveaux, en ciment et en pierre, évaluée à 1 500 000 000 TRL, et une étable de 400 m2 à un niveau, en ciment et en pierre, évaluée à 2 000 000 000 TRL.

108. Comme dans l'arrêt Akdivar et autres c. Turquie (article 50) (1er avril 1998, Recueil 1998-II, p. 718, § 18), la Cour note qu'elle n'a pas en sa possession de preuves déterminantes quant à la taille des propriétés détruites. Dans ces conditions, et statuant en équité et à la lumière de la méthode suivie dans l'arrêt Akdivar (article 50) précité, elle alloue, pour les bâtiments détruits, 1 000 000 000 TRL à chacun des requérants.

2. Autres biens

109. Les requérants présentent des demandes pour les biens meubles, tels que literie, kilims, appareillage électrique, nourriture et provisions de fioul, pour un montant de 1 451 650 000 TRL pour Mme Selçuk et de 2 415 000 000 TRL pour M. Asker. Ils prétendent en outre avoir perdu du
bétail d'une valeur totale de 2 040 000 000 TRL (Mme Selçuk) et 4 180 000 000 TRL (M. Asker). Ils en formulent aussi pour des arbres fruitiers, des peupliers et autres de leurs jardins, pour un montant de 2 555 000 000 TRL quant à Mme Selçuk et 1 035 000 000 TRL pour M. Asker. Ces prétentions se montent au total à 6 046 650 000 TRL pour Mme Selçuk et 7 630 000 000 TRL pour M. Asker.

110. La Cour relève en particulier que, selon les constatations de la Commission, les biens se trouvant dans les habitations des requérants ont été détruits par le feu et que les intéressés ont été contraints de quitter leur village, ce qui a dû entraîner des pertes supplémentaires.

En l'absence d'éléments de preuve de source indépendante, et statuant en équité, elle alloue 4 000 000 000 TRL à Mme Selçuk et 5 000 000 000 TRL à M. Asker.

3. Manque à gagner

111. Les requérants réclament une réparation pour la perte du revenu de leur exploitation agricole et, quant à Mme Selçuk, du moulin dont elle partageait la propriété avec trois autres personnes. Leurs prétentions concernent la période du 16 juin 1993 au 16 janvier 1999.

Selon Mme Selçuk, son revenu annuel était de : 90 000 000 TRL pour 30 acres de terre arable, 40 500 000 TRL pour 3 acres de chêneraies, 35 000 000 TRL pour 5 acres de verger et 80 000 000 TRL pour le quart du moulin.

Selon M.Asker, son revenu annuel était de 15 000 000 TRL pour 5 acres de terre arable et 280 000 000 TRL pour 40 acres de verger.

112. En l'absence d'éléments de preuve de source indépendante concernant la surface des terres des requérants et l'importance de leurs revenus, statuant en équité et à la lumière de la méthode suivie dans l’arrêt Akdivar (article 50) précité, la Cour alloue à ce titre 889 000 000 TRL à Mme Selçuk et 1 475 000 000 TRL à M. Asker.

4. Le logement de remplacement

113. Les requérants réclament l'un et l'autre le remboursement du loyer mensuel, 3 000 000 TRL en moyenne, qu'ils paient à Diyarbakir.

114. La Cour octroie à ce titre 171 000 000 TRL à chacun des intéressés pour le loyer de juillet 1993 à mars 1998.

5. Résumé

115. Au titre du préjudice matériel, la Cour accorde donc au total 6 060 000 000 TRL (six milliards soixante millions de livres turques) à Mme Selçuk et 7 646 000 000 TRL (sept milliards six cent quarante-six millions de livres turques) à M. Asker.

Compte tenu du taux élevé d'inflation en Turquie, ces montants ont été convertis en livres sterling afin de préserver leur valeur, au taux applicable à la date à laquelle les requérants ont déposé leurs prétentions au titre de l'article 50, soit le 5 janvier 1998. A cette date, une livre sterling (GBP) valait 341 210 TRL. En conséquence, Mme Selçuk doit percevoir 17 760,32 GBP (dix-sept mille six cent quatre-vingt-quinze livres sterling et trente-deux pence) et M. Asker 22 408,48 GBP (vingt-deux mille quatre cent huit livres sterling et quarante-huit pence), ces sommes devant être converties en livres turques au taux applicable le jour du versement.

B. Dommage moral

116. Les requérants sollicitent chacun 20 000 GBP pour préjudice moral. Ils réclament aussi 10 000 GBP chacun à titre de dommages-intérêts punitifs et 10 000 GBP chacun pour dommages-intérêts majorés en raison de la violation des droits que leur reconnaît la Convention.

117. Le Gouvernement prétend que si la Cour devait constater une violation, ce constat suffirait en soi à compenser le préjudice moral éventuellement subi par les requérants. Il s'oppose vigoureusement à l'octroi de dommages-intérêts punitifs ou majorés.

118. La Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer une somme pour préjudice moral en raison de la gravité des violations des articles 3, 8 et 13 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 qu'elle a constatées (paragraphes 80, 87 et 98 ci-dessus).

Elle alloue aux requérants 10 000 GBP (dix mille livres sterling) chacun.

119. La Cour rejette la demande de dommages-intérêts punitifs et majorés.

Publication :
RTDCiv 1998, p. 996, obs. Marguénaud