(116/1996/735/932)
(extraits, voir site de la CEDH : coe.int)
Italie – absence d'informations de la population sur les risques encourus
et les mesures à prendre en cas d'accident dans une usine chimique du
voisinage
SOMMAIRE
Article 8 de la convention
Incidence directe des émissions nocives sur le droit des requérantes
au respect de leur vie privée et familiale : permet de conclure à
l'applicabilité de l'article 8.
Requérantes se plaignent non d’un acte, mais de l’inaction
de l’Etat – article 8 a essentiellement pour objet de prémunir
l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics
– ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir
de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif
peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à
un respect effectif de la vie privée ou familiale.
En l'occurrence, il suffit de rechercher si les autorités nationales
ont pris les mesures nécessaires pour assurer la protection effective
du droit des intéressées au respect de leur vie privée
et familiale.
Ministères de l'Environnement et de la Santé adoptèrent
conjointement des conclusions sur le rapport de sécurité présenté
par l'usine – elles donnaient au préfet des indications concernant
le plan d'urgence, qu’il avait préparé en 1992, et les mesures
d'information litigieuses – toutefois, au 7 décembre 1995, aucun
document concernant ces conclusions n’était parvenu à la
municipalité compétente.
Des atteintes graves à l'environnement peuvent toucher le bien-être
des personnes et les priver de la jouissance de leur domicile de manière
à nuire à leur vie privée et familiale – requérantes
sont restées, jusqu’à l’arrêt de la production
de fertilisants en 1994, dans l’attente d'informations essentielles qui
leur auraient permis d'évaluer les risques pouvant résulter pour
elles et leurs proches du fait de continuer à résider sur le territoire
de Manfredonia, une commune aussi exposée au danger en cas d'accident
dans l'enceinte de l'usine.
Etat défendeur a failli à son obligation de garantir le droit
des requérantes au respect de leur vie privée et familiale.
Conclusion : applicabilité et violation (unanimité).
En l'affaire Guerra et autres c. Italie2,
La Cour européenne des Droits de l'Homme rend l'arrêt que voici,
(…)
CONCLUSIONS PRÉSENTÉeS À LA COUR
en droit (…)
III. SUR LA VIOLATION allÉguÉe de l’article 8 de la Convention
56. Les requérantes se prétendent devant la Cour, sur la base
des mêmes faits, victimes d'une violation de l'article 8 de la Convention,
ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale,
de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice
de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par
la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique,
est nécessaire à la sécurité nationale, à
la sûreté publique, au bien-être économique du pays,
à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou
à la protection des droits et libertés d'autrui. »
57. La Cour a pour tâche de rechercher si l’article 8 de la Convention
s'applique et a été enfreint.
Elle note d'abord que les intéressées résident toutes à
Manfredonia, à un kilomètre environ de l'usine en question qui,
à cause de sa production de fertilisants et de caprolactame, a été
classée à haut risque en 1988, en application des critères
retenus par le DPR 175/88.
Au cours de son cycle de fabrication l'usine a libéré de grandes
quantités de gaz inflammable ainsi que d’autres substances nocives
dont de l'anhydride d'arsenic. D’ailleurs, en 1976, à la suite
de l'explosion de la tour de lavage des gaz de synthèse d'ammoniaque,
plusieurs tonnes de solution de carbonate et de bicarbonate de potassium, contenant
de l'anhydride d'arsenic, s’étaient échappées rendant
nécessaire l’hospitalisation de 150 personnes en raison d'une intoxication
aiguë par l'arsenic.
En outre, dans son rapport du 8 décembre 1988, la commission technique
nommée par la municipalité de Manfredonia affirmait notamment
que, à cause de la position géographique de l'usine, les émissions
de substances dans l'atmosphère étaient souvent canalisées
vers la ville (paragraphes 14–16 ci-dessus).
L'incidence directe des émissions nocives sur le droit des requérantes
au respect de leur vie privée et familiale permet de conclure à
l'applicabilité de l'article 8.
58. La Cour estime ensuite que les requérantes ne sauraient passer pour
avoir subi de la part de l’Italie une « ingérence »
dans leur vie privée ou familiale : elles se plaignent non d’un
acte, mais de l’inaction de l’Etat. Toutefois, si l’article
8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des
ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre
l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à
cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations
positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée
ou familiale (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A
n° 32, p. 17, § 32).
En l'occurrence, il suffit de rechercher si les autorités nationales
ont pris les mesures nécessaires pour assurer la protection effective
du droit des intéressées au respect de leur vie privée
et familiale garanti par l'article 8 (arrêt L?pez Ostra c. Espagne du
9 décembre 1994, série A n° 303-C, p. 55, § 55).
59. Le 14 septembre 1993, conformément à l'article 19 du DPR 175/88,
les ministères de l'Environnement et de la Santé adoptèrent
conjointement des conclusions sur le rapport de sécurité présenté
par l'usine en juillet 1989. Celles-ci prescrivaient des améliorations
à apporter aux installations, à la fois pour la production en
cours de fertilisants et en cas de reprise de la production de caprolactame.
Elles donnaient au préfet des indications concernant le plan d'urgence
– qu’il avait préparé en 1992 – et les mesures
d'information de la population prescrites par l'article 17 dudit DPR.
Toutefois, dans un courrier du 7 décembre 1995 à la Commission
européenne des Droits de l'Homme, le maire de Monte Sant'Angelo affirma
qu'à cette dernière date, l'instruction en vue des conclusions
prévues par l'article 19 se poursuivait, et qu'aucun document concernant
ces conclusions ne lui était parvenu. Il précisait que la municipalité
attendait toujours de recevoir des directives du service de la protection civile
afin d'arrêter les mesures de sécurité à prendre
et les règles à suivre en cas d'accident et à communiquer
à la population, et que les mesures visant l'information de la population
seraient prises immédiatement après les conclusions de l'instruction,
dans l'hypothèse d'un redémarrage de la production de l'usine
(paragraphe 27 ci-dessus).
60. La Cour rappelle que des atteintes graves à l'environnement peuvent
toucher le bien-être des personnes et les priver de la jouissance de leur
domicile de manière à nuire à leur vie privée et
familiale (voir, mutatis mutandis, l'arrêt López Ostra précité,
p. 54, § 51). En l'espèce, les requérantes sont restées,
jusqu’à l’arrêt de la production de fertilisants en
1994, dans l’attente d'informations essentielles qui leur auraient permis
d'évaluer les risques pouvant résulter pour elles et leurs proches
du fait de continuer à résider sur le territoire de Manfredonia,
une commune aussi exposée au danger en cas d'accident dans l'enceinte
de l'usine.
La Cour constate donc que l’Etat défendeur a failli à son
obligation de garantir le droit des requérantes au respect de leur vie
privée et familiale, au mépris de l’article 8 de la Convention.
Par conséquent, il y a eu violation de cette disposition.
(…)
PaR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, par dix-neuf voix contre une, l'exception préliminaire du
Gouvernement ;
2. Dit, par dix-huit voix contre deux, que l'article 10 de la Convention ne
s’applique pas en l'espèce ;
3. Dit, à l'unanimité, que l'article 8 de la Convention s'applique
et a été violé ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire
aussi sur le terrain de l'article 2 de la Convention ;
5. Dit, à l'unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, 10 000
000 (dix millions) lires italiennes à chaque requérante pour le
dommage moral subi ;
b) que ce montant est à majorer d'un intérêt simple de 5
% l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement
;
6. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique
au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 19 février 1998.
OPINION concordante DE M. LE JUGE JAMBREK
Dans leur mémoire, les requérantes se sont aussi plaintes expressément
d'une violation de l'article 2 de la Convention. La Cour a estimé qu'il
n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de cet article puisqu'elle
avait conclu à la violation de l'article 8. Je souhaite néanmoins
formuler quelques remarques quant à l'éventuelle applicabilité
de l'article 2 en l'espèce.
Cet article dispose : « Le droit de toute personne à la vie est
protégé par la loi. La mort ne peut être infligée
à quiconque intentionnellement, sauf (…) ». A mon avis, la
protection de la santé et de l'intégrité physique est liée
tout aussi étroitement au « droit à la vie » qu'au
« respect de la vie privée et familiale ». On pourrait faire
un parallèle avec la jurisprudence de la Cour relative à l'article
3 en ce qui concerne l'existence de « conséquences prévisibles
» : lorsque, mutatis mutandis, il existe des motifs sérieux de
croire que la personne concernée court un risque réel de se trouver
dans des circonstances mettant en danger sa santé et son intégrité
physique et, partant, son droit à la vie, qui est protégé
par la loi. Lorsqu'un gouvernement s'abstient de communiquer des informations
au sujet de situations dont on peut prévoir, en s'appuyant sur des motifs
sérieux, qu'elles présentent un danger réel pour la santé
et l'intégrité physiques des personnes, alors une telle situation
pourrait aussi relever de la protection de l'article 2, selon lequel «
La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement
».
Il se pourrait donc que le moment soit venu pour la jurisprudence de la Cour
consacrée à l'article 2 (droit à la vie) d'évoluer,
de développer les droits qui en découlent par implication, de
définir les situations entraînant un risque réel et grave
pour la vie ou les différents aspects du droit à la vie. L'article
2 semble pertinent et applicable en l'espèce, dans la mesure où
150 personnes ont été conduites à l'hôpital pour
empoisonnement grave à l'arsenic. Etant donné qu'elles entraînaient
le rejet dans l'atmosphère de substances nocives, les activités
de l'usine constituaient donc des « risques d'accidents majeurs dangereux
pour l'environnement ».
En ce qui concerne l'article 10, j'estime qu'il pourrait être considéré
comme applicable en l'espèce sous réserve d'une condition précise.
Cet article prévoit que « Toute personne a droit à (…)
recevoir (…) des informations ou des idées sans qu'il puisse y
avoir ingérence d'autorités publiques (…). L'exercice de
[ce droit] peut être soumis à certaines (…) restrictions
(…) ». A mon avis, le libellé de l'article 10, et le sens
s'attachant couramment aux mots utilisés, ne permettent pas de déduire
qu'un Etat se trouve dans l'obligation positive de fournir des informations,
sauf lorsqu'une personne demande/exige d'elle-même des informations dont
le gouvernement dispose à l'époque considérée.
C'est pourquoi j'estime qu'il faut considérer qu'une telle obligation
positive dépend de la condition suivante : les victimes potentielles
du risque industriel doivent avoir demandé que certaines informations,
preuves, essais, etc., soient rendus publics et leur soient communiqués
par un service gouvernemental donné. Si le gouvernement ne satisfait
pas à une telle demande et n'explique pas son absence de réponse
de façon valable, alors celle-ci doit être considérée
comme une ingérence de sa part, interdite par l'article 10 de la Convention.