SALABIAKU c. France ; CEDH, 7 octobre 1988
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Ressortissant zaïrois né en 1951, M. Amosi Salabiaku réside à Paris avec sa famille.
9. Le 28 juillet 1979, il se rendit à l’aérogare de Roissy pour y retirer un colis dont un message télétypé lui avait annoncé l’arrivée à bord d’un appareil d’Air Zaïre et qui, selon lui, devait contenir quelques échantillons de denrées alimentaires africaines, expédiés à son intention par l’intermédiaire d’un de ses parents, employé de ladite compagnie. Ne le trouvant pas, il alla voir un préposé d’Air Zaïre. Celui-ci lui désigna une malle cadenassée, restée en souffrance et sur laquelle figurait un coupon de bagages d’Air Zaïre mais aucun nom. Sur les conseils de policiers de surveillance, il lui suggéra de la laisser sur place, lui donnant à entendre qu’elle pouvait renfermer des marchandises prohibées.
Le requérant s’en empara néanmoins; il franchit la douane sans encombre - il avait choisi de passer par le "filtre vert" réservé aux voyageurs n’ayant rien à déclarer - avec trois autres Zaïrois qu’il rencontrait là pour la première fois. Aussitôt après, il demanda par téléphone à son frère Lupia de venir le chercher à un terminal proche de leur domicile pour lui prêter assistance car le bagage en question se révélait plus lourd que prévu.
10. Les douaniers interpellèrent alors M. Amosi Salabiaku et ses trois compagnons, qui s’apprêtaient à emprunter le car navette d’Air France. Il mit hors de cause ses trois compatriotes, qui recouvrèrent immédiatement leur liberté, et se reconnut comme le destinataire de la malle.
Après avoir forcé la fermeture de celle-ci, les douaniers découvrirent, sous des victuailles, un double fond soudé dissimulant 10 kg de cannabis en herbe et graines. Le requérant affirma qu’il en ignorait la présence et qu’il avait pris à tort ladite malle pour le colis annoncé. Son frère fut à son tour appréhendé à la Porte Maillot (Paris).
11. Le 30 juillet 1979, la compagnie Air Zaïre téléphona chez le logeur de MM. Amosi et Lupia Salabiaku; elle l’informa qu’un colis portant le nom du requérant et son adresse à Paris était parvenu par erreur à Bruxelles. Ouvert par un magistrat instructeur, il ne renfermait que de la farine de manioc, de l’huile de palme, du piment et de la pâte d’arachide.
12. Élargis le 2 août 1979, les deux frères se virent inculper, avec un certain K. lui aussi de nationalité zaïroise, tant du délit pénal d’importation illicite de stupéfiants (articles L. 626, L. 627, L. 629, L. 630-1, R. 5165 et suivants du code de la santé publique) que du délit douanier d’importation en contrebande de marchandises prohibées (articles 38, 215, 414, 417, 419 et 435 du code des douanes, articles 42, 43-1 et suivants, 44 du code pénal). Une ordonnance du 25 août 1980 les renvoya en jugement devant le tribunal de grande instance de Bobigny.
13. Le 27 mars 1981, la 16e chambre de cette juridiction relaxa MM. Lupia Salabiaku et K. au bénéfice du doute, mais déclara coupable le requérant. Elle releva notamment:
"Ce qui établit la mauvaise foi du [prévenu], c’est qu’il n’a manifesté aucune surprise lorsque le premier sac ouvert en sa présence s’est révélé ne contenir aucune denrée contenue dans le second alors qu’il a décrit nettement ce qu’il prétendait attendre venant du Zaïre et reçu en second lieu.
Ce dernier sac est parvenu à Bruxelles dans des conditions qui n’ont pu être établies et son existence ne saurait dissiper les présomptions qui sont suffisamment graves, précises et concordantes pour entrer en voie de condamnation (...)."
En conséquence, le tribunal prononça contre M. Amosi Salabiaku une peine de deux ans d’emprisonnement et l’interdiction définitive du territoire français. Il lui infligea de plus, au titre de l’infraction douanière, une amende de 100.000 francs français à verser à l’administration des douanes, partie civile (article 414 du code des douanes).
(...)
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DU PARAGRAPHE 2 DE L’ARTICLE 6 (art. 6-2)
26. M. Salabiaku estime incompatible avec l’article 6 par. 2 (art. 6-2) la présomption "quasiment irréfragable" en vertu de laquelle le tribunal de grande instance de Bobigny, puis la cour d’appel de Paris l’ont condamné pour délit douanier.
Pour le Gouvernement et la majorité de la Commission, au contraire, sa culpabilité a bien été "légalement établie". L’article 392 par. 1 du code des douanes érigerait en infraction "le simple fait", "matériel" ou "objectif", "de détenir [des] marchandises prohibées lors du passage de la douane", "sans qu’il y ait eu nécessairement intention frauduleuse ou négligence" dans le chef du "détenteur" (paragraphes 66 et 68 du rapport de la Commission). La preuve de ce fait incomberait au ministère public; or il l’aurait fournie en l’occurrence, sur la foi du procès-verbal de l’administration des douanes, et le prévenu n’aurait pas réussi à démontrer l’existence d’"un cas de force majeure, échappant à son contrôle" et propre "à le disculper" (paragraphe 74 du rapport). L’article 392 par. 1 n’instaurerait pas "une présomption de culpabilité irréfragable", mais "une présomption de fait et de responsabilité, réfragable", "strictement délimitée par la jurisprudence" et justifiée "par la nature même de la matière"; il impliquerait, sans plus, "un partage" et non "un renversement" de l’onus probandi (mémoire du Gouvernement à la Cour).
27. Ainsi que le rappellent Gouvernement et Commission, les États contractants demeurent libres, en principe, de réprimer au pénal un acte accompli hors de l’exercice normal de l’un des droits que protège la Convention (arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 34, par. 81) et, partant, de définir les éléments constitutifs de pareille infraction. Ils peuvent notamment, toujours en principe et sous certaines conditions, rendre punissable un fait matériel ou objectif considéré en soi, qu’il procède ou non d’une intention délictueuse ou d’une négligence; leurs législations respectives en offrent des exemples.
Cependant, le requérant n’a pas été condamné pour simple détention de marchandises prohibées importées en fraude. L’article 392 par. 1 du code des douanes ne figure pas sous la rubrique "Classification des infractions douanières" (Titre XII, chapitre VI, section I), mais sous celle de "Responsabilité pénale" (Titre XII, chapitre V, section I). D’un fait matériel qui ne s’analyse pas nécessairement lui-même en délit ni en contravention, il induit que la "responsabilité pénale" de l’importation frauduleuse de marchandises, prohibées ou non, ou de leur défaut de déclaration pèse sur le détenteur. Il en tire une présomption légale en vertu de laquelle le tribunal de grande instance de Bobigny, puis la cour d’appel de Paris ont déclaré l’intéressé "coupable (...) d’importation en contrebande de marchandises prohibées" (paragraphes 13-14 ci-dessus), délit douanier qui se conçoit avec ou sans détention de la chose et que visent les articles 414 et 417. Le jugement du 27 mars 1981 et l’arrêt du 9 février 1982 se référaient du reste, entre autres, à ces deux derniers textes et non à l’article 392 par. 1.
28. Le glissement ainsi opéré de l’idée de responsabilité pénale à la notion de culpabilité illustre le caractère très relatif de pareille distinction; il soulève un problème sous l’angle de l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention.
Tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit; la Convention n’y met évidemment pas obstacle en principe, mais en matière pénale elle oblige les États contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil. Si, comme semble le penser la Commission (paragraphe 64 du rapport), le paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-2) se bornait à énoncer une garantie à respecter par les magistrats pendant le déroulement des instances judiciaires, ses exigences se confondraient en pratique, dans une large mesure, avec le devoir d’impartialité qu’impose le paragraphe 1 (art. 6-1). Surtout, le législateur national pourrait à sa guise priver le juge du fond d’un véritable pouvoir d’appréciation, et vider la présomption d’innocence de sa substance, si les mots "légalement établie" impliquaient un renvoi inconditionnel au droit interne. Un tel résultat ne saurait se concilier avec l’objet et le but de l’article 6 (art. 6) qui, en protégeant le droit de chacun à un procès équitable et notamment au bénéfice de la présomption d’innocence, entend consacrer le principe fondamental de la prééminence du droit (voir, entre autres, l’arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 34, par. 55).
L’article 6 par. 2 (art. 6-2) ne se désintéresse donc pas des présomptions de fait ou de droit qui se rencontrent dans les lois répressives. Il commande aux États de les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense. La Cour recherchera si elles ont été franchies au détriment de M. Salabiaku.
29. Aux fins de l’article 392 par. 1 du code des douanes, il incombe à la partie poursuivante de prouver la détention de "marchandises de fraude". Il s’agit là d’une pure constatation matérielle, en général aisée car elle se dégage d’un procès-verbal qui en fait foi jusqu’à inscription de faux s’il n’émane pas d’un seul fonctionnaire (articles 336 par. 1 et 337 par. 1, paragraphe 18 ci-dessus); elle n’a donné lieu à aucune discussion en l’occurrence.
"Réputé responsable de la fraude", le "détenteur" ne se trouve pas désarmé pour autant. La juridiction compétente peut lui accorder le bénéfice des circonstances atténuantes (article 369 par. 1), et elle doit le relaxer s’il réussit à démontrer l’existence d’un cas de force majeure.
Cette dernière éventualité ne ressort pas des propres termes du code des douanes, mais d’une évolution jurisprudentielle qui a tempéré le caractère irréfragable attribué jadis par certains auteurs à la présomption qu’édicte l’article 392 par. 1. Plusieurs des décisions dont fait état le Gouvernement concernent d’autres dispositions, principalement l’article 399 qui vise les "intéressés à la fraude" et non les "détenteurs" (paragraphe 19 ci-dessus), ou sont postérieures à la condamnation litigieuse. L’une d’entre elles, en revanche, a trait à l’article 392 par. 1 et remonte au 11 octobre 1972; elle affirme incidemment le pouvoir d’appréciation souveraine, par les juges du fond, des "éléments de conviction soumis au débat contradictoire" (Cour de cassation, chambre criminelle, Abadie, Bulletin no 280, p. 723). La Cour citera de son côté un arrêt du 25 janvier 1982, lui aussi relatif à l’article 392 par. 1; il relève l’absence d’"un cas de force majeure" résultant "d’un événement non imputable à l’auteur de l’infraction et que celui-ci était dans l’impossibilité absolue d’éviter", telle "l’impossibilité absolue (...) de connaître le contenu [d’un] colis" (Cour de cassation, chambre criminelle, Massamba Mikissi et Dzekissa, Gazette du Palais, 1982, jurisprudence, pp. 404-405). Une formule analogue se trouve dans l’arrêt que la Cour de cassation a rendu en l’espèce le 21 février 1983 (paragraphe 15 ci-dessus). La cour d’appel de Paris l’a reprise dans un arrêt Guzman du 12 juillet 1985, invoqué par le Gouvernement; plus récemment, elle a jugé que "la nature particulière [des] infractions [douanières] ne prive (...) pas le contrevenant de toute possibilité de défense dès lors (...) que le détenteur peut s’exonérer par la preuve de la force majeure" et, dans le cas des tiers intéressés, "que l’intérêt à la fraude ne peut être imputé à celui qui a agi en état de nécessité ou par suite d’une erreur invincible" (10 mars 1986, Chen Man Ming et autres, Gazette du Palais, 1986, jurisprudence, pp. 442-444).
Comme le Gouvernement l’a souligné en plaidoirie à l’audience du 20 juin 1988, les juridictions françaises jouissent donc en la matière d’une liberté réelle d’appréciation et le "doute peut (...) jouer en faveur de l’accusé, même sur le terrain d’une infraction matérielle". Adoptée et promulguée après les faits de la présente cause, la loi du 8 juillet 1987 a sensiblement étendu cette liberté en abrogeant le paragraphe 2 de l’article 369, qui empêchait "les tribunaux [de] relaxer les contrevenants pour défaut d’intention" (paragraphe 19 ci-dessus).
30. La Cour n’a cependant pas à mesurer in abstracto l’article 392 par. 1 du code des douanes à l’aune de la Convention: sa tâche consiste à déterminer s’il a été appliqué au requérant d’une manière compatible avec la présomption d’innocence (voir en dernier lieu, mutatis mutandis, l’arrêt Bouamar du 29 février 1988, série A no 129, p. 20, par. 48).
Le tribunal de grande instance de Bobigny a noté que le prévenu n’avait "manifesté aucune surprise lorsque le premier sac ouvert en sa présence [se révéla] ne contenir aucune denrée contenue dans le second", tandis qu’il avait "décrit nettement ce qu’il prétendait attendre venant du Zaïre et reçu en second lieu"; cette attitude lui a paru établir "la mauvaise foi" de l’intéressé et il a estimé disposer de "présomptions (...) suffisamment graves, précises et concordantes pour entrer en voie de condamnation" (paragraphe 13 ci-dessus). Il est vrai qu’il statuait à la fois au pénal stricto sensu (articles L. 626, L. 627 et L. 630-1 du code de la santé publique) et sur le plan douanier, ce qui relativise peut-être les enseignements à dégager de sa décision.
La cour d’appel de Paris, elle, a distingué clairement entre le délit pénal d’importation illicite de stupéfiants et le délit douanier d’importation en contrebande de marchandises prohibées. Après avoir relaxé M. Salabiaku du premier chef au bénéfice du doute, témoignant ainsi d’un respect scrupuleux pour la présomption d’innocence, elle a confirmé au contraire, quant au second, la condamnation prononcée contre lui à Bobigny, et cela sans se contredire car il s’agissait de faits et incriminations différents. Elle a relevé en particulier qu’il avait "passé la douane avec [la] malle et déclaré aux douaniers qu’elle était sa propriété"; elle a ajouté qu’il ne pouvait "invoquer en sa faveur une erreur invincible puisqu’averti par [un] agent de la Compagnie Air Zaïre (...) de ne prendre possession de la malle que s’il était sûr qu’elle lui appartenait, d’autant plus qu’il aurait à l’ouvrir à la douane, il lui était loisible, avant de s’en déclarer propriétaire, et d’affirmer par là sa détention au sens de la loi, de vérifier qu’elle ne contenait aucune marchandise prohibée". La cour en a inféré qu’"en s’abstenant de le faire et en détenant cette malle contenant 10 kg de cannabis en herbe et graines, il [s’était] rendu coupable du délit douanier d’importation en contrebande de marchandises prohibées" (paragraphe 14 ci-dessus).
Du jugement du 27 mars 1981 et de l’arrêt du 9 février 1982, il ressort que les juges du fond ont su se garder de tout recours automatique à la présomption qu’institue l’article 392 par. 1 du code des douanes. Ainsi que la Cour de cassation l’a constaté dans son arrêt du 21 février 1983, ils ont exercé leur pouvoir d’appréciation "au vu des éléments de preuve contradictoirement débattus devant eux"; du "fait matériel de détention", ils ont tiré "une présomption qu’aucun élément résultant d’un événement non imputable à l’auteur de l’infraction ou qu’il eût été dans l’impossibilité d’éviter n’est venu détruire" (paragraphe 15 ci-dessus). Comme le relève le Gouvernement, ils ont discerné dans les circonstances de la cause un certain "élément intentionnel", même s’ils n’en avaient juridiquement pas besoin pour aboutir à une condamnation.
Dès lors, les juridictions françaises n’ont pas, en l’espèce, appliqué l’article 392 par. 1 du code des douanes d’une manière portant atteinte à la présomption d’innocence.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 6 (art. 6-1)
31. Au titre du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) de la Convention, le requérant formule des griefs qui recoupent dans une large mesure ceux qu’il présente sur la base du paragraphe 2 (art. 6-2); ils consistent pour l’essentiel à dénoncer la présomption que l’article 392 par. 1 du code des douanes instituerait "au profit" de la partie poursuivante, question déjà traitée plus haut. La Cour n’aperçoit donc aucun motif de s’écarter, au nom du principe général du procès équitable, de la conclusion à laquelle elle arrive en se plaçant sur le terrain spécifique de la présomption d’innocence. Pour le surplus, l’examen du dossier ne révèle à ses yeux nul manquement aux diverses exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). En particulier, la procédure a revêtu en première instance, en appel et en cassation un caractère pleinement contradictoire et judiciaire, au demeurant non contesté par l’intéressé.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a eu violation ni du paragraphe 2 ni du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-2, art. 6-1).

Rev. sc. crim. 1989, p. 167, obs. Teitgen

CEDH, 30 mars 2004, Radio France
(...)
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 §§ 1 ET 2 DE LA CONVENTION

21. Les requérants affirment que l'article 93-3 de la loi de 1982 crée une présomption irréfragable de responsabilité à l'encontre du directeur de la publication : sa responsabilité serait automatiquement et nécessairement déduite de sa fonction, sans qu'il puisse invoquer des preuves contraires, tenant à son comportement ou aux conditions de réalisation de la publication ou de la diffusion des informations. Les juridictions internes auraient ainsi déduit la responsabilité pénale du deuxième requérant de l'existence d'un message répété et de sa qualité de directeur de la publication. Les requérants voient là une méconnaissance du droit à la présomption d'innocence, garanti par l'article 6 § 2 de la Convention en ces termes :
« Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
Les requérants ajoutent que, tel qu'interprété par les juridictions internes, l'article 93-3 de la loi de 1982 conduit à une rupture de l'égalité des armes : la culpabilité du directeur de la publication serait automatiquement déduite du seul fait matériel de la diffusion de messages répétés – la partie poursuivante n'étant pas tenue de prouver son intention délictuelle –, alors que le prévenu se trouverait privé de la possibilité d'établir des faits « de nature à exonérer sa responsabilité ». Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

22. Le Gouvernement soutient que l'article 93-3 de la loi de 1982 ne crée pas une présomption irréfragable de responsabilité du directeur de la publication. Premièrement, le ministère public ne se trouverait pas dispensé d'apporter la preuve de l'élément matériel de l'infraction, à savoir la diffusion d'un message diffamatoire ; il ne serait dispensé que de faire la démonstration de l'élément moral de celle-ci. Deuxièmement, les prévenus conserveraient la possibilité de contester la réalité ou la qualification des faits. Troisièmement, une fois la réalité des faits établie, cette présomption n'empêcherait pas les prévenus, auteur principal ou complice, de s'exonérer de leur responsabilité. Sur ce dernier point, le Gouvernement reconnaît qu'en vertu de l'article 35 de la loi de 1881 les prévenus ne peuvent chercher à établir « la preuve de la vérité du fait diffamatoire » lorsque, comme en l'espèce, il remonte à plus de dix ans. Ils pourraient cependant invoquer le fait justificatif de bonne foi, ce qui exclurait leur responsabilité pénale ; les deuxième et troisième requérants auraient d'ailleurs développé des moyens de cette teneur devant les juridictions répressives, et le fait qu'ils n'ont pas été retenus n'établirait pas que la preuve de la bonne foi était impossible. Les prévenus auraient en outre la possibilité d'invoquer l'« ordre de la loi » ou la « force majeure », faits justificatifs de droit commun. Le Gouvernement en déduit que le deuxième requérant pouvait développer d'autres moyens juridiques que son absence de qualité de directeur de la publication pour contester sa responsabilité de manière effective.
Le Gouvernement expose ensuite que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit pour peu qu'elles soient insérées dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense. Or la présomption de l'article 93-3 de la loi de 1982 respecterait de telles limites. D'une part, elle n'entrerait en jeu que pour les infractions prévues par le chapitre IV de la loi de 1881, relatif aux délits de diffamation et d'injure. D'autre part, la responsabilité juridique des « intervenants » serait déterminée de manière strictement proportionnée au rôle concret de chacun, la loi faisant une distinction selon qu'il s'agit ou non d'une information ayant été l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public : en l'absence d'une telle fixation, le directeur de la publication, n'ayant pas été en mesure d'intervenir pour empêcher la diffusion, ne pourrait être poursuivi comme auteur principal. Enfin, le Gouvernement juge compatible avec la présomption d'innocence la manière dont il a été fait application de l'article 93-3 de la loi de 1982 en l'espèce. Premièrement, les juridictions internes auraient parfaitement démontré le caractère diffamatoire des messages diffusés. Deuxièmement, elles auraient clairement établi l'existence d'un élément intentionnel en ce qui concerne le troisième requérant, après avoir minutieusement examiné les documents et témoignages produits par celui-ci pour prouver sa bonne foi. Troisièmement, la condamnation du deuxième requérant comme auteur principal ne porterait pas atteinte au « principe de la responsabilité individuelle », la responsabilité pénale mise en œuvre par l'article 93-3 touchant non à la confection du message en cause, mais à sa publication ou diffusion, ce qui relèverait des attributions du directeur de la publication ; surtout, en l'espèce, en soulignant qu'« un bulletin d'information répétitif (...) peut être surveillé et contrôlé pour peu que l'on prenne des dispositions à cette fin », la cour d'appel de Paris aurait établi à l'égard du deuxième requérant un certain « élément intentionnel », alors même qu'elle n'en avait pas juridiquement besoin pour aboutir à une condamnation.

23. Les requérants réfutent la thèse du Gouvernement selon laquelle le directeur de la publication peut s'affranchir de sa responsabilité par la preuve de sa bonne foi ; une constante jurisprudence – tirant au demeurant les conséquences de la responsabilité de plein droit mise en œuvre par l'article 93-3 de la loi de 1982 – démontrerait le contraire (ils se réfèrent à cet égard aux arrêts suivants : Cass. crim. 22 décembre 1976, Bulletin no 379, p. 961 ; Cass. crim. 8 juillet 1986, Bulletin no 233, p. 596). La présomption de responsabilité mise en œuvre par ledit article serait donc bien irréfragable. Ils rappellent que, d'après la jurisprudence de la Cour, l'article 6 § 2 de la Convention commande aux Etats d'enserrer les présomptions de fait ou de droit dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense ; or aucun enjeu répressif d'une gravité particulière ne militerait en faveur de la présomption dont il est question en l'espèce. Par ailleurs, si les requérants ne nient pas que la force majeure constitue un fait justificatif de droit commun susceptible de tempérer le caractère irréfragable d'une présomption de responsabilité, ils déclarent ne pas voir ce qui pourrait constituer un fait de force majeure déliant le directeur de la publication de la responsabilité mise en œuvre par l'article 93-3 de la loi de 1982.

24. La Cour souligne à titre liminaire que le grief tiré de l'article 6 § 1 recoupe celui tiré de l'article 6 § 2, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'examiner les faits dénoncés sous l'angle du premier paragraphe de l'article 6 pris isolément (Salabiaku c. France, arrêt du 7 octobre 1988, série A no 141-A, p. 18, § 31).
La Cour rappelle ensuite que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit en matière pénale. Elle oblige néanmoins les Etats « à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil » : ils doivent « les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense » (arrêt Salabiaku précité, pp. 15-16, § 28).
En l'espèce, il résulte des articles 93-3 de la loi de 1982 et 29 de la loi de 1881 que dans le domaine de l'audiovisuel, le directeur de la publication est pénalement responsable – en tant qu'auteur principal – de tout propos diffamatoire tenu à l'antenne, lorsque ledit propos a « fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public » ; dans un tel cas de figure, dès lors que le caractère diffamatoire est retenu, le délit est constitué à l'égard du directeur de la publication – l'auteur des propos incriminés est quant à lui poursuivi comme complice – sans qu'il soit nécessaire d'établir une intention coupable de sa part. Comme cela a été souligné précédemment, l'article 93-3 vise à sanctionner le directeur de la publication qui a manqué à son devoir de contrôler le contenu de propos tenus à l'antenne, dans les cas où il avait la possibilité d'exercer ce contrôle avant leur diffusion.
Plusieurs éléments doivent être réunis pour que l'infraction soit constituée à l'égard du directeur de la publication : l'intéressé doit avoir la qualité de directeur de la publication ; le message incriminé doit avoir été diffusé et avoir un caractère diffamatoire ; ledit message doit avoir fait l'objet d'une « fixation préalable » à sa diffusion. Le Gouvernement indique qu'à défaut d'une « fixation préalable » la présomption de responsabilité est écartée au profit des règles de droit commun : le ministère public doit rapporter la preuve d'un fait personnel de participation du directeur de la publication à la diffusion du message incriminé.

Il apparaît à la Cour qu'en la présente cause la difficulté tient de ce que cette présomption se combine en la matière avec une autre, les imputations diffamatoires étant présumées faites de mauvaise foi. Cette seconde présomption n'est cependant pas irréfragable : si les prévenus ne peuvent chercher à établir la réalité des faits diffamatoires lorsque, comme en l'espèce, ils remontent à plus de dix ans (article 35 de la loi de 1881), ils peuvent renverser cette présomption en établissant leur bonne foi. Ainsi, comme l'a retenu la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 17 juin 1998, les requérants pouvaient établir la bonne foi du troisième requérant en démontrant que les imputations critiquées s'inscrivaient dans la poursuite d'un but légitime, étaient faites sans animosité personnelle et après une enquête sérieuse, et étaient exprimées avec mesure.
Dès lors, comme l'expose le Gouvernement, le directeur de la publication peut s'exonérer de sa responsabilité en démontrant la bonne foi de l'auteur des propos incriminés ou l'absence de « fixation préalable » du message litigieux ; les requérants ont d'ailleurs développé de tels moyens devant les juridictions internes.
Cela étant, et eu égard à l'importance de l'enjeu – il s'agit de prévenir efficacement la diffusion dans les médias d'allégations ou imputations diffamatoires ou injurieuses en obligeant le directeur de la publication à exercer un contrôle préalable – la Cour estime que la présomption de responsabilité de l'article 93-3 de la loi de 1982 reste dans des « limites raisonnables » requises. Relevant ensuite que les juridictions internes ont examiné avec la plus grande attention les moyens des requérants relatifs à la bonne foi du troisième d'entre eux et à l'absence de « fixation préalable » du message litigieux, la Cour conclut qu'elles n'ont pas, en l'espèce, appliqué l'article 93-3 de la loi de 1982 d'une manière portant atteinte à la présomption d'innocence.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.

(...)