Conseil Constitutionnel
18 mars 2015

Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC

Cumul des poursuites pour délit d'initié et des poursuites pour manquement d'initié
...

- SUR LES DISPOSITIONS CONTESTÉES DU CODE MONÉTAIRE ET FINANCIER :
18. Considérant que, selon les requérants, en permettant que des poursuites pénales visant les mêmes faits que ceux poursuivis devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers puissent être engagées et prospérer, ces dispositions portent atteinte, en méconnaissance du principe non bis in idem, aux principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et au droit au maintien des situations légalement acquises ;
que les requérants soutiennent en particulier qu'il en va ainsi en raison des similitudes entre la définition du manquement d'initié, poursuivi devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers, et la définition du délit d'initié, poursuivi devant les juridictions pénales ; qu'en confiant à l'Autorité des marchés financiers un pouvoir de sanction de nature pénale, ces dispositions porteraient aussi atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ;
qu'en outre, en obligeant l'autorité judiciaire à recueillir l'avis de l'Autorité des marchés financiers en cas de poursuites pour des faits de délit d'initié, en permettant à l'autorité judiciaire d'obtenir communication des éléments de l'enquête menée par l'Autorité des marchés financiers et en autorisant le juge pénal à prendre en compte l'éventuelle décision de sanction prononcée par cette dernière, le principe de la présomption d'innocence et les droits de la défense seraient méconnus ;

19. Considérant qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée » ; que les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition ; que le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction ; que, si l'éventualité que soient engagées deux procédures peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ;

20. Considérant qu'en vertu de l'article 9 de la Déclaration de 1789, tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ; qu'il en résulte qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ;
21. Considérant, d'une part, que l'article L. 621-20-1 du code monétaire et financier prévoit les modalités selon lesquelles l'Autorité des marchés financiers communique au procureur de la République des informations sur les faits dont elle a connaissance lorsque ceux-ci sont susceptibles de constituer des délits et la possibilité pour le procureur de la République d'obtenir la communication de renseignements détenus par l'Autorité des marchés financiers ; que ces dispositions ne portent aucune atteinte aux exigences constitutionnelles précitées ;

22. Considérant, d'autre part, en premier lieu, que l'article L. 465-1 du code monétaire et financier définit le délit d'initié comme le fait, pour toute personne, de réaliser ou de permettre de réaliser, soit directement soit indirectement, une ou plusieurs opérations en utilisant des informations privilégiées sur les perspectives ou la situation d'un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d'évolution d'un instrument financier admis sur un marché réglementé, dès lors que cette personne a acquis ces informations à l'occasion de l'exercice de sa profession ou de ses fonctions ou qu'elle avait connaissance de leur caractère privilégié ; que ce même article incrimine également le fait de communiquer à un tiers les informations susmentionnées avant que le public en ait connaissance ;

23. Considérant que les dispositions contestées de l'article L. 621-15 du même code définissent le manquement d'initié comme le fait, pour toute personne, de se livrer ou de tenter de se livrer à une opération d'initié dès lors que ces actes concernent un instrument financier admis aux négociations sur un marché réglementé ou sur certains systèmes multilatéraux de négociation ; qu'en vertu de l'article 622-1 du règlement de l'Autorité des marchés financiers susvisé, pris en application de l'article L. 621-6 du code monétaire et financier, toute personne disposant d'une information privilégiée doit s'abstenir d'utiliser celle-ci en acquérant ou en cédant, ou en tentant d'acquérir ou de céder, pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, soit directement soit indirectement, les instruments financiers auxquels se rapporte cette information ; qu'en vertu de ce même article 622-1, toute personne disposant d'une information privilégiée doit également s'abstenir de communiquer cette information à une autre personne en dehors du cadre normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions ou à des fins autres que celles à raison desquelles elle lui a été communiquée et de recommander à une autre personne d'acquérir ou de céder, ou de faire acquérir ou céder par une autre personne, sur la base d'une information privilégiée, les instruments financiers auxquels se rapporte cette information ; qu'en vertu de l'article 622-2 du même règlement ces obligations d'abstention s'appliquent à toute personne détenant une information privilégiée en raison de certaines fonctions ou qualités ainsi qu'à toute personne détenant une information privilégiée et « qui sait ou qui aurait dû savoir » qu'il s'agit d'une information privilégiée ;


24. Considérant que les dispositions contestées tendent à réprimer les mêmes faits ; que soit les délits et manquements d'initié ne peuvent être commis qu'à l'occasion de l'exercice de certaines fonctions, soit ils ne peuvent être commis, pour le délit d'initié, que par une personne possédant une information privilégiée « en connaissance de cause » et, pour le manquement d'initié, par une personne « qui sait ou qui aurait dû savoir » que l'information qu'elle détenait constituait une information privilégiée ; qu'il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées définissent et qualifient de la même manière le manquement d'initié et le délit d'initié ;

25. Considérant, en deuxième lieu, que l'article L. 465-1 du code monétaire et financier relatif à la répression du délit d'initié est inclus dans un chapitre de ce code consacré aux « infractions relatives à la protection des investisseurs » ; qu'aux termes de l'article L. 621-1 du même code, l'Autorité des marchés financiers veille à « la protection de l'épargne investie » dans les instruments financiers, divers actifs et tous les autres placements offerts au public ; qu'ainsi, la répression du manquement d'initié et celle du délit d'initié poursuivent une seule et même finalité de protection du bon fonctionnement et de l'intégrité des marchés financiers ; que ces répressions d'atteintes portées à l'ordre public économique s'exercent dans les deux cas non seulement à l'égard des professionnels, mais également à l'égard de toute personne ayant utilisé illégalement une information privilégiée ; que ces deux répressions protègent en conséquence les mêmes intérêts sociaux ;

26. Considérant, en troisième lieu, qu'en vertu de l'article L. 465-1, l'auteur d'un délit d'initié peut être puni d'une peine de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 1 500 000 euros qui peut être portée au décuple du montant du profit éventuellement réalisé ; qu'en vertu des articles 131-38 et 131-39 du code pénal et L. 465-3 du code monétaire et financier, s'il s'agit d'une personne morale, le taux maximum de l'amende est égal au quintuple de celui prévu par l'article L. 465-1 et le juge pénal peut, sous certaines conditions, prononcer la dissolution de celle-ci ; qu'en vertu du paragraphe III de l'article L. 621-15 dans sa version contestée, l'auteur d'un manquement d'initié, qu'il soit ou non soumis à certaines obligations professionnelles définies par les lois, règlements et règles professionnelles approuvées par l'Autorité des marchés financiers, encourt une sanction pécuniaire de 10 millions d'euros, qui peut être portée au décuple du montant des profits éventuellement réalisés ; que, si seul le juge pénal peut condamner l'auteur d'un délit d'initié à une peine d'emprisonnement lorsqu'il s'agit d'une personne physique et prononcer sa dissolution lorsqu'il s'agit d'une personne morale, les sanctions pécuniaires prononcées par la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers peuvent être d'une très grande sévérité et atteindre, selon les dispositions contestées de l'article L. 621-15, jusqu'à plus de six fois celles encourues devant la juridiction pénale en cas de délit d'initié ; qu'en outre, en vertu du paragraphe III de l'article L. 621-15, le montant de la sanction du manquement d'initié doit être fixé en fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages ou les profits éventuellement tirés de ces manquements et, en vertu de l'article 132-24 du code pénal, la peine prononcée en cas de condamnation pour délit d'initié doit être prononcée en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ; qu'il résulte de ce qui précède que les faits prévus par les articles précités doivent être regardés comme susceptibles de faire l'objet de sanctions qui ne sont pas de nature différente ;

27. Considérant, en quatrième lieu, qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 621-30 du code monétaire et financier : « L'examen des recours formés contre les décisions individuelles de l'Autorité des marchés financiers autres que celles, y compris les sanctions prononcées à leur encontre, relatives aux personnes et entités mentionnées au II de l'article L. 621-9 est de la compétence du juge judiciaire » ; qu'aux termes de l'article 705-1 du code de procédure pénale : « Le procureur de la République financier et les juridictions d'instruction et de jugement de Paris ont seuls compétence pour la poursuite, l'instruction et le jugement des délits prévus aux articles L. 465-1, L. 465-2 et L. 465-2-1 du code monétaire et financier. » ; que la sanction encourue par l'auteur d'un manquement d'initié autre qu'une personne ou entité mentionnée au paragraphe II de l'article L. 621-9 et la sanction encourue par l'auteur d'un délit d'initié relèvent toutes deux des juridictions de l'ordre judiciaire ;
28. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les sanctions du délit d'initié et du manquement d'initié ne peuvent, pour les personnes autres que celles mentionnées au paragraphe II de l'article L. 621-9 du code monétaire et financier, être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction ; que, ni les articles L. 465-1 et L. 621-15 du code monétaire et financier, ni aucune autre disposition législative, n'excluent qu'une personne autre que celles mentionnées au paragraphe II de l'article L. 621-9 puisse faire l'objet, pour les mêmes faits, de poursuites devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers sur le fondement de l'article L. 621-15 et devant l'autorité judiciaire sur le fondement de l'article L. 465-1 ; que, par suite, les articles L. 465-1 et L. 621-15 méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines ; que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article L. 465-1 du code monétaire et financier et les dispositions contestées de l'article L. 621-15 du même code doivent être déclarés contraires à la Constitution ; qu'il en va de même, par voie de conséquence, des dispositions contestées des articles L. 466-1, L. 621-15-1, L. 621-16 et L. 621-16-1 du même code, qui en sont inséparables ;
29. Considérant que l'article L. 621-20-1 du code monétaire et financier, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution ;

-Sur les dispositions contestées de l'article 6 du code de procédure pénale :
30. Considérant que, selon les requérants et les parties intervenantes, en ne reconnaissant pas l'autorité de la chose jugée à une décision définitive de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers, ces dispositions portent atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale et aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines ;
31. Considérant que le premier alinéa de l'article 6 du code de procédure pénale fixe la liste des causes éteignant l'action publique, qu'elle ait été ou non mise en mouvement lors de la survenance de l'une de ces causes ; qu'au nombre des causes d'extinction de l'action publique, il mentionne « la chose jugée » ; qu'il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que seule une décision définitive rendue par une juridiction répressive statuant sur l'action publique a l'autorité de la chose jugée en matière pénale ;
32. Considérant que l'article 6 de la Déclaration de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que s'il est loisible au législateur, compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de l'article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales ;
33. Considérant que s'il résulte des dispositions contestées de l'article 6 du code de procédure pénale qu'une décision définitive d'une autorité administrative prononçant une sanction ayant le caractère d'une punition ne constitue pas une cause d'extinction de l'action publique, ces dispositions ne méconnaissent en elles-mêmes aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ; que les mots « la chose jugée » figurant au premier alinéa de l'article 6 du code de procédure pénale doivent être déclarés conformes à la Constitution ;

- SUR LES EFFETS DE LA DÉCLARATION D'INCONSTITUTIONNALITÉ :
34. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
35. Considérant, d'une part, que le Conseil constitutionnel ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement ; qu'il ne lui appartient pas d'indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée ; que l'abrogation immédiate de l'article L. 465-1 du code monétaire et financier et des dispositions contestées de l'article L. 621-15 du même code aurait pour effet, en faisant disparaître l'inconstitutionnalité constatée, d'empêcher toute poursuite et de mettre fin à celles engagées à l'encontre des personnes ayant commis des faits qualifiés de délit ou de manquement d'initié, que celles-ci aient ou non déjà fait l'objet de poursuites devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers ou le juge pénal, et entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives ; que, par suite, il y a lieu de reporter au 1er septembre 2016 la date de l'abrogation de l'article L. 465-1, des dispositions contestées de l'article L. 621-15 et de celles des articles L. 466-1, L. 621-15-1, L. 621-16 et L. 621-16-1, qui en sont inséparables ;
36. Considérant, d'autre part, qu'afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier à l'encontre d'une personne autre que celles mentionnées au paragraphe II de l'article L. 621-9 du même code dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l'encontre de la même personne devant le juge judiciaire statuant en matière pénale sur le fondement de l'article L. 465-1 du même code ou que celui-ci aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits et à l'encontre de la même personne ; que, de la même manière, des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l'article L. 465-1 du code monétaire et financier dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l'encontre de la même personne devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers sur le fondement des dispositions contestées de l'article L. 621-15 du même code ou que celle-ci aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits à l'encontre de la même personne,
D É C I D E :

Article 1er. - L'intervention de l'Agence française de lutte contre le dopage n'est pas admise.

Article 2. - Sont conformes à la Constitution :
- au premier alinéa de l'article 6 du code de procédure pénale, les mots « la chose jugée » ;
- l'article L. 621-20-1 du code monétaire et financier dans sa rédaction issue de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière et dans sa rédaction en vigueur.

Article 3. - Sont contraires à la Constitution :
- l'article L. 465-1 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie ;
- la dernière phrase de l'article L. 466-1 du même code dans sa rédaction issue de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière ;
- au c) et au d) du paragraphe II de l'article L. 621-15 du même code dans sa rédaction résultant de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, les mots « s'est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d'initié ou » ;
- aux articles L. 621-15-1 et L. 621-16-1 du même code dans leur rédaction issue de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, les mots « L. 465-1 et » ;
- l'article L. 621-16 du même code.

Article 4. - La déclaration d'inconstitutionnalité prévue par l'article 3 prend effet dans les conditions fixées aux considérants 35 et 36.

Article 5. - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.