AFFAIRE GRANDE STEVENS ET AUTRES c. ITALIE

(Requêtes nos 18640/10, 18647/10, 18663/10,
18668/10 et 18698/10)
ARRÊT
STRASBOURG

4 mars 2014

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V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7

202. Les requérants s’estiment victimes d’une violation du principe ne bis in idem, tel que garanti par l’article 4 du Protocole no 7.
Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.
3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

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B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

213. Les requérants observent qu’ils ont subi une sanction pénale à la suite de la procédure devant la CONSOB, et qu’ils ont fait l’objet de poursuites pénales pour les mêmes faits.
214. Quant à la question de savoir si la procédure devant la CONSOB et la procédure pénale avaient trait à la même « infraction », les requérants rappellent les principes dégagés par la Grande Chambre dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, 10 février 2009), où la Cour a conclu qu’il est interdit de poursuivre une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes. À leurs yeux, tel était de toute évidence le cas en l’espèce.
À cet égard, les requérants rappellent que si la CJUE a certes précisé que l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux ne s’opposait pas à ce qu’un État membre impose successivement, pour un seul et même ensemble de faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, une sanction fiscale et une sanction pénale, c’est à la condition que la première sanction ne revête pas un caractère pénal (voir Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, arrêt précité, point 1 du dispositif) ; or, selon eux, cette condition fait défaut en l’espèce, puisque nonobstant leur qualification formelle en droit italien, les sanctions prononcées par la CONSOB revêtiraient bien un caractère pénal au sens de la jurisprudence de la Cour.

b) Le Gouvernement

215. Se référant aux arguments développés sous l’angle de l’article 6 de la Convention, le Gouvernement soutient tout d’abord que la procédure devant la CONSOB ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » et que la décision de la CONSOB n’était pas de nature « pénale ».
216. Par ailleurs, le droit de l’Union européenne a ouvertement autorisé le recours à une double sanction (administrative et pénale) dans le cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés financiers. Un tel recours constituerait une tradition constitutionnelle commune aux États membres, en particulier dans des domaines tels que la taxation, les politiques environnementales et la sûreté publique. Compte tenu de cela, et du fait que certains États n’ont pas ratifié le Protocole no 7 ou ont émis des déclarations à son propos, il serait permis de considérer que la Convention ne garantit pas le principe ne bis in idem de la même manière qu’elle le fait pour d’autres principes fondamentaux. Dès lors, il n’y aurait pas lieu d’estimer que l’imposition d’une sanction administrative définitive empêche l’ouverture de poursuites pénales. Le Gouvernement se réfère, sur ce point, à l’opinion exprimée devant la CJUE par l’avocat général dans ses conclusions du 12 juin 2012 sur l’affaire Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, précitée.
217. En tout état de cause, la procédure pénale pendante contre les requérants ne concernerait pas la même infraction que celle qui a été sanctionnée par la CONSOB. En effet, il y aurait une différence claire entre les infractions prévues respectivement par les articles 187 ter et 185 du décret législatif no 58 de 1998, car seule la deuxième requiert l’existence d’un dol (une simple négligence n’étant pas suffisante) et de la capacité des informations fausses ou trompeuses diffusées à produire une altération significative des marchés financiers. Par ailleurs, seule la procédure pénale est susceptible de conduire à l’infliction de peines privatives de liberté. Le Gouvernement se réfère à l’affaire R.T. c. Suisse ((déc.), no 31982/96, 30 mai 2000), où la Cour a précisé que l’infliction de sanctions par deux autorités différentes (l’une administrative, l’autre pénale) n’est pas incompatible avec l’article 4 du Protocole no 7. À cet égard, la circonstance qu’une même conduite pourrait violer à la fois l’article 187 ter et l’article 185 du décret législatif no 58 de 1998 ne serait pas pertinente, car il s’agirait d’un cas typique de concours idéal d’infractions, caractérisé par la circonstance qu’un fait pénal unique se décompose en deux infractions distinctes (voir Oliveira c. Suisse, no 25711/94, § 26, 30 juillet 1998 ; Goktan c. France, no 33402/96, § 50, 2 juillet 2002 ; Gauthier c. France (déc.), no 61178/00, 24 juin 2003 ; et Ongun c. Turquie (déc.), no 15737/02, 10 octobre 2006).
218. Enfin, il convient de noter qu’afin d’assurer la proportionnalité de la peine aux faits reprochés, le juge pénal peut tenir compte de l’infliction préalable d’une sanction administrative, et décider de réduire la sanction pénale. Notamment, le montant de l’amende administrative est déduit de la peine pécuniaire pénale (article 187 terdecies du décret législatif no 58 de 1998) et les biens déjà saisis dans le cadre de la procédure administrative ne peuvent pas être confisqués.

2. Appréciation de la Cour

219. La Cour rappelle que dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine (précité, § 82), la Grande Chambre a précisé que l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits qui sont en substance les mêmes.
220. La garantie consacrée à l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu lorsque de nouvelles poursuites sont engagées et que la décision antérieure d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée. À ce stade, les éléments du dossier comprendront forcément la décision par laquelle la première « procédure pénale » s’est terminée et la liste des accusations portées contre le requérant dans la nouvelle procédure. Normalement, ces pièces renfermeront un exposé des faits concernant l’infraction pour laquelle le requérant a déjà été jugé et un autre se rapportant à la seconde infraction dont il est accusé. Ces exposés constituent un utile point de départ pour l’examen par la Cour de la question de savoir si les faits des deux procédures sont identiques ou sont en substance les mêmes.
Peu importe quelles parties de ces nouvelles accusations sont finalement retenues ou écartées dans la procédure ultérieure, puisque l’article 4 du Protocole no 7 énonce une garantie contre de nouvelles poursuites ou le risque de nouvelles poursuites, et non l’interdiction d’une seconde condamnation ou d’un second acquittement (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 83).
221. La Cour doit donc faire porter son examen sur les faits décrits dans ces exposés, qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace, l’existence de ces circonstances devant être démontrée pour qu’une condamnation puisse être prononcée ou que des poursuites pénales puissent être engagées (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 84).
222. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note tout d’abord qu’elle vient de conclure, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, qu’il y avait bien lieu de considérer que la procédure devant la CONSOB portait sur une « accusation en matière pénale » contre les requérants (paragraphe 101 ci-dessus) et observe également que les condamnations infligées par la CONSOB et partiellement réduites par la cour d’appel ont acquis l’autorité de la chose jugée le 23 juin 2009, lors du prononcé des arrêts de la Cour de cassation (paragraphe 38 ci-dessus). À partir de ce moment, les requérants devaient donc être considérés comme ayant été « déjà condamnés en raison d’une infraction par un jugement définitif » au sens de l’article 4 du Protocole no 7.

223. En dépit de cela, les nouvelles poursuites pénales qui avaient entre-temps été ouvertes à leur encontre (paragraphes 39-40 ci-dessus) n’ont pas été arrêtées, et ont conduit au prononcé de jugements de première et deuxième instance.
224. Il reste à déterminer si ces nouvelles poursuites avaient pour origine des faits qui étaient en substance les mêmes que ceux ayant fait l’objet de la condamnation définitive. À cet égard, la Cour note que, contrairement à ce que semble affirmer le Gouvernement (paragraphe 217 ci-dessus), il ressort des principes énoncés dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine précitée que la question à trancher n’est pas celle de savoir si les éléments constitutifs des infractions prévues par les articles 187 ter et 185 § 1 du décret législatif no 58 de 1998 sont ou non identiques, mais celle de déterminer si les faits reprochés aux requérants devant la CONSOB et devant les juridictions pénales se référaient à la même conduite.
225. Devant la CONSOB, les requérants étaient accusés, pour l’essentiel, de ne pas avoir mentionné dans les communiqués de presse du 24 août 2005 le projet visant à une renégociation du contrat d’equity swap avec Merrill Lynch International Ltd alors que ce projet existait déjà et se trouvait à un stade avancé de réalisation (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Ils ont ensuite été condamnés pour cela par la CONSOB et par la cour d’appel de Turin (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).
226. Devant les juridictions pénales, les intéressés ont été accusés d’avoir déclaré, dans les mêmes communiqués, qu’Exor n’avait ni entamé ni étudié d’initiatives concernant l’échéance du contrat de financement, alors que l’accord modifiant l’equity swap avait déjà été examiné et conclu, information qui aurait été cachée afin d’éviter une probable chute du prix des actions FIAT (paragraphe 40 ci-dessus).
227. Aux yeux de la Cour, il s’agit clairement d’une seule et même conduite de la part des mêmes personnes à la même date. Par ailleurs, la cour d’appel de Turin elle-même, dans ses arrêts du 23 janvier 2008, a admis que les articles 187 ter et 185 § 1 du décret législatif no 58 de 1998 avaient pour objet la même conduite, à savoir la diffusion de fausses informations (paragraphe 34 ci-dessus). Il s’ensuit que les nouvelles poursuites concernaient une seconde « infraction » ayant pour origine des faits identiques à ceux qui avaient fait l’objet de la première condamnation définitive.
228. Ce constat suffit pour conclure à la violation de l’article 4 du Protocole no 7.

229. Par ailleurs, dans la mesure où le Gouvernement affirme que le droit de l’Union européenne aurait ouvertement autorisé le recours à une double sanction (administrative et pénale) dans le cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés financiers (paragraphe 216 ci-dessus), la Cour, tout en précisant que sa tâche n’est pas celle d’interpréter la jurisprudence de la CJUE, relève que dans son arrêt du 23 décembre 2009, rendu dans l’affaire Spector Photo Group, précité, la CJUE a indiqué que l’article 14 de la directive 2003/6 n’impose pas aux États membres de prévoir des sanctions pénales à l’encontre des auteurs d’opérations d’initiés, mais se limite à énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que des sanctions administratives soient appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une violation des dispositions arrêtées en application de cette directive. Elle a également alerté les États sur le fait que de telles sanctions administratives étaient susceptibles, aux fins de l’application de la Convention, de se voir qualifiées de sanctions pénales (paragraphe 61 ci-dessus). De plus, dans son arrêt Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, précité, relatif au domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, la CJUE a précisé qu’en vertu du principe ne bis in idem, un État ne peut imposer une double sanction (fiscale et pénale) pour les mêmes faits qu’à la condition que la première sanction ne revête pas un caractère pénal (paragraphe 92 ci-dessus).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

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5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 ;