(…) EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1924 et réside à Menton.
5. Le 27 octobre 1992, la société civile immobilière (SCI)
dont le requérant était gérant, obtint du maire de Cannes
un permis de construire un hôtel.
6. Sur requête d’une association de défense, le tribunal
administratif de Nice ordonna le 11 octobre 1993 le sursis à exécution
du permis. Une lettre recommandée notifiant le jugement fut présentée
à la société le 19 octobre 1993, mais ne fut retirée
que le 25 octobre 1993. La SCI interjeta appel le jour même.
7. Le 2 novembre suivant, un agent assermenté de la ville de Cannes constata
la poursuite des travaux.
8. Le 6 octobre 1994, un nouveau permis fut délivré à la
SCI.
9. Le 6 avril 1995, le tribunal administratif de Nice annula, par deux jugements
distincts et pour des motifs différents, les deux permis de construire.
10. Le 26 juin 1995, l’association défense de Cannes déposa
plainte. Une information fut ouverte pour infraction à la législation
sur l’urbanisme. Un expert constata que les superstructures de l’immeuble
étaient montées du quatrième au sixième étage
inclus entre le 4 octobre 1993 et le 3 novembre 1993. Il ajouta toutefois qu’après
le 28 octobre 1993, date de la prise de possession de la lettre recommandée,
les travaux semblaient avoir consisté à terminer le niveau en
cours de réalisation pour éviter sa dégradation dans le
temps.
11. Le 9 février 2000, le tribunal de grande instance de Grasse déclara
le requérant coupable d’avoir exécuté des travaux
de gros œuvre nonobstant le jugement du 11 octobre 1993 ordonnant le sursis
à exécution, faits prévus par les articles L 480-4 et L
480-7 du code de l’urbanisme. Il le condamna à 1 500 000 FF d’amende,
ordonna la démolition des travaux exécutés irrégulièrement,
avec astreinte de 500 FF par jour de retard.
12. Par arrêt du 3 juillet 2001, la cour d’appel d’Aix-en-Provence
rappela tout d’abord que les juridictions répressives ont le droit
et le devoir de caractériser les faits de la prévention sous toutes
les qualifications dont ils sont susceptibles de relever et qu’elles peuvent
toujours retenir des qualifications différentes de l’acte de poursuite
à la condition qu’elles s’appliquent aux faits dont elles
sont saisies et ne comportent aucun élément nouveau.
Elle constata que l’interruption des travaux n’ayant pas été
ordonnée comme le prévoit l’article L 480-2 du code de l’urbanisme,
le requérant ne pouvait être poursuivi et condamné pour
construction malgré arrêté interruptif de travaux.
Elle considéra en revanche que les faits commis par le requérant
constituaient le délit d’exécution de travaux sans permis
de construire préalable, prévu et réprimé par les
articles L 421-1, L 480-1, L 480-4, L 480-5 et L 480-7 du code de l’urbanisme.
Elle nota que le conseil du requérant avait été invité
à s’expliquer sur cette requalification au cours des débats
et de la plaidoirie.
Elle estima qu’il y avait lieu de déclarer le requérant
coupable de cette infraction mieux qualifiée et « qu’eu égard
à la valeur de la construction, à la particulière mauvaise
foi du prévenu qui s’est manifestement hâté de faire
terminer la construction, en cherchant à placer les autorités
devant le fait accompli, l’amende est équitable. »
La cour d’appel ordonna également la démolition des travaux
exécutés irrégulièrement à compter du 25
octobre 1993 et la remise en l’état des lieux sous astreinte.
13. Le requérant se pourvut en cassation. Il soutenait que la loi pénale
est d’interprétation stricte et que le fait de continuer des travaux
entrepris malgré une décision du juge administratif ordonnant
le sursis à exécution du permis de construire, et dont le bénéficiaire
a eu connaissance, ne constituait pas une infraction pénale. Il ne caractérisait
en particulier pas l’infraction prévue à l’article
L 480-3 du code de l’urbanisme dès lors que l’exécution
de ces travaux n’avait pas été précédée
d’un arrêté prescrivant leur interruption ou celle prévue
à l’article L 480-4 dès lors que le permis de construire
n’avait pas été annulé au moment de la continuation
des travaux.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
15. Le requérant allègue que les faits qui lui ont été
reprochés ne constituaient pas une infraction au moment où ils
ont été commis et que, seul le renversement de jurisprudence opéré
par la Cour de cassation pour rejeter son pourvoi, est venu rétroactivement
donner à ces faits une qualification délictuelle. Il en conclut
que l’article 7 de la Convention a été violé. Cette
disposition se lit notamment :
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission
qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas
une infraction d’après le droit national ou international. De même
il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était
applicable au moment où l’infraction a été commise.
(...) »
16. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
17. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal
fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle
relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif
d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
18. Le Gouvernement fait observer d’emblée que le requérant
ne conteste pas que la construction d’un immeuble en l’absence de
permis de construire constitue une infraction, mais seulement la définition
de l’infraction telle que donnée par la jurisprudence.
19. Il souligne que la Cour a estimé dans ses arrêts C.R. c. Royaume-Uni
et S.W. c. Royaume-Uni (arrêts du 22 novembre 1995, série A no
335 B et 335 C, §§ 34 et 36 respectivement) qu’
« On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention
comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité
pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire
à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent
avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible.
»
20. Il considère que le requérant fait une interprétation
erronée de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre
1993. Selon lui, elle n’a pas pris position sur la pertinence de l’arrêt
de la chambre d’accusation qui avait jugé que les faits poursuivis,
qui étaient de la même nature que ceux pour lesquels le requérant
a été condamné, ne constituaient pas une infraction pénale.
Celle-ci aurait uniquement constaté que la partie civile n’était
pas habilitée à former ce pourvoi au sens de l’article 575
du code de procédure pénale qui dispose que la partie civile ne
peut se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre de l’instruction
que s’il y a pourvoi du ministère public, sauf dans certains cas
énumérés limitativement.
21. Le Gouvernement est dès lors d’avis que le requérant
n’est pas fondé à soutenir que la Cour de cassation a opéré
un revirement de jurisprudence en rejetant son pourvoi en cassation. Il ajoute
que la base de données « Légifrance » ne présente
pas cet arrêt comme un revirement de jurisprudence mais invite à
rapprocher cet arrêt d’un précédent du 4 novembre
1998 (voir ci-dessus).
22. En conclusion, le Gouvernement estime que les faits reprochés au
requérant constituaient bien, une infraction au moment où ils
ont été commis, conformément aux articles L 421-1, L 480-1,
L 480-4, L 480-5 et L 480-7 du code de l’urbanisme et à l’interprétation
donnée par la Cour de cassation. Dès lors, le grief du requérant
n’est pas fondé.
23. Le requérant conteste l’interprétation que le Gouvernement
fait de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 1993. Il souligne
que celle-ci a indiqué dans son arrêt que :
« les énonciations de l’arrêt attaqué et les
pièces de la procédure permettent à la Cour de Cassation
de s’assurer que, pour confirmer l’ordonnance de non-lieu rendue
à la suite de l’information à laquelle le juge d’instruction
a procédé sur la plainte des parties civiles, la chambre d’accusation,
après avoir exposé les faits, objet de cette information, a, répondant
au mémoire des parties civiles, énoncé les motifs pour
lesquels elle estimait que les faits poursuivis ne constituaient pas une infraction
pénale ».
Il estime qu’elle ne l’aurait pas fait si elle n’avait pas
approuvé, au fond, l’analyse de la cour d’appel.
24. Il souligne que le Gouvernement ne peut produire aucune décision,
notamment de la Cour de cassation, antérieure à son affaire et
concluant que le fait de poursuivre des travaux de construction malgré
un sursis à exécution du permis de construire émis par
le juge administratif constitue une infraction pénale, car il n’en
existe pas.
25. Il estime donc que l’article 7 de la Convention a été
violé dans la mesure où, à la date de l’opération
litigieuse, le droit pénal français n’incriminait pas la
construction sur le fondement d’un permis ayant fait l’objet d’une
décision de sursis à exécution.
26. Le requérant se réfère quant à lui à
la décision Enkelmann c. Suisse de la Commission du 4 mars 1985 (D.R.
41, p.178) qui se lit notamment :
« La Commission a admis d’autre part, que le juge pouvait préciser
les éléments constitutifs d’une infraction mais non les
modifier, de manière substantielle, au détriment de l’accusé.
Elle a reconnu qu’il n’y avait rien à objecter à ce
que les éléments constitutifs existants de l’infraction
soient précisés et adaptés à des circonstances nouvelles
pouvant raisonnablement entrer dans la conception originelle de l’infraction.
En revanche, il est exclu qu’un acte qui n’était pas jusqu’alors
punissable se voie attribuer par les tribunaux un caractère pénal
ou que la définition d’infractions existantes soit élargie
de façon à englober des faits qui ne constituaient pas jusqu’alors
une infraction pénale. »
27. Il estime que la règle posée par la Chambre criminelle n’était
pas raisonnablement prévisible, au point que le commentaire qui en a
été fait par un article de doctrine paru dans la « revue
de droit pénal » en septembre 2002 indique que « l’arrêt
rapporté renverse [la jurisprudence antérieure] par une sèche
affirmation que ne soutient aucun raisonnement juridique ».
28. La Cour rappelle que l’article 7 de la Convention consacre, de manière
générale, le principe de la légalité des délits
et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et prohibe, en particulier,
l’application rétroactive du droit pénal lorsqu’elle
s’opère au détriment de l’accusé (Kokkinakis
c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 22,
§ 52). S’il interdit en particulier d’étendre le champ
d’application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement,
ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer
la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé,
par exemple par analogie. Il s’ensuit que la loi doit définir clairement
les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve
remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé
de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation
qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent
sa responsabilité pénale (voir, notamment, Cantoni c. France,
arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions
1996-V, p. 1627, § 29 et Achour c. France [GC], no 67335/01, § 41,
29 mars 2006).
29. La notion de « droit » (« law ») utilisée
à l’article 7 correspond à celle de « loi »
qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit
d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des
conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité
et de la prévisibilité (voir, notamment, Cantoni, précité,
§ 29 ; Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96,
33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000 VII ; E.K. c. Turquie, no 28496/95,
§ 51, 7 février 2002).
30. La tâche qui incombe à la Cour est donc de s’assurer
que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné
lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition
légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée
n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition
(Coëme et autres, précité, § 145 et Achour c. France
[GC], précité, § 43).
31. La Cour a déjà constaté qu’en raison même
du principe de généralité des lois, le libellé de
celles-ci ne peut présenter une précision absolue. L’une
des techniques types de réglementation consiste à recourir à
des catégories générales plutôt qu’à
des listes exhaustives. Aussi de nombreuses lois se servent-elles par la force
des choses de formules plus ou moins floues, afin d’éviter une
rigidité excessive et de pouvoir s’adapter aux changements de situation.
L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent
de la pratique (voir, parmi d’autres, Kokkinakis, précité
§ 40 et Cantoni, précité §31).
La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément
à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation
des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne.
32. La Cour doit dès lors rechercher si, en l’espèce, le
texte de la disposition légale, lue à la lumière de la
jurisprudence interprétative dont elle s’accompagne, remplissait
cette condition à l’époque des faits (Cantoni précité,
§ 32).
33. Elle rappelle que la portée de la notion de prévisibilité
dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit,
du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de
ses destinataires (Groppera Radio AG et autres c. Suisse du 28 mars 1990, série
A no 173, p. 26, par. 68). La prévisibilité de la loi ne s’oppose
pas à ce que la personne concernée soit amenée à
recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à
un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences
pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi
d’autres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série
A no 316-B, p. 71, § 37). Il en va spécialement ainsi des professionnels,
habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans
l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils
mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il
comporte (Cantoni, précité, §35).
34. La Cour constate qu’en l’espèce, le Gouvernement n’a
pas été en mesure de produire des décisions des juridictions
internes, que ce soit de la Cour de cassation ou de juridictions du fond, établissant
qu’avant l’arrêt rendu dans la présente affaire, il
a été jugé explicitement que le fait de poursuivre des
travaux de construction, malgré un sursis à exécution émis
par le juge administratif à l’encontre du permis de construire,
constituait une infraction pénale.
35. En outre, l’analyse des textes du code de l’urbanisme reproduits
ci-dessus semble montrer que le prononcé du sursis à l’exécution
d’un permis à construire ne saurait être, en ce qui concerne
ses conséquences pénales, clairement assimilable à une
« décision judiciaire ou arrêté ordonnant l’interruption
des travaux », en vertu notamment de l’article L 480-3 de ce code.
Si la Cour admet aisément que les juridictions internes sont mieux placées
qu’elle-même pour interpréter et appliquer le droit national,
elle rappelle également que le principe de la légalité
des délits et des peines, contenu dans l’article 7 de la Convention,
interdit que le droit pénal soit interprété extensivement
au détriment de l’accusé, par exemple par analogie (voir
par exemple Coëme et autres c. Belgique, CEDH 2000-VII, § 145).
Il en résulte que, faute au minimum d’une interprétation
jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible, les exigences
de l’article 7 ne sauraient être regardées comme respectées
à l’égard d’un accusé. Or le manque de jurisprudence
préalable en ce qui concerne l’assimilation entre sursis à
exécution du permis et interdiction de construire résulte en l’espèce
de l’absence de précédents topiques fournis par le Gouvernement
en ce sens.
36. Il résulte ainsi de tout ce qui précède que, même
en tant que professionnel qui pouvait s’entourer de conseils de juristes,
il était difficile, voire impossible pour le requérant de prévoir
le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation et donc de savoir qu’au
moment où il les a commis, ses actes pouvaient entraîner une sanction
pénale (a contrario Cantoni c. France, précité, §
35 et Coëme et autres c. Belgique, précité, § 150).
A cet égard, la Cour considère que la présente affaire
se distingue clairement des arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni (paragraphe
19 ci-dessus), dans lesquelles il s’agissait d’ un viol et d’une
tentative de viol de deux hommes sur leurs femmes. La Cour avait pris soin de
noter dans ces arrêts (§§ 44 et 42, respectivement) le caractère
par essence avilissant du viol, si manifeste que la qualification pénale
de ces actes, commis par des maris sur leurs épouses, devait être
regardée comme prévisible et non contraire à l’article
7 de la Convention, à la lumière des objectifs fondamentaux de
celle-ci, "dont l’essence même est le respect de la dignité
et de la liberté humaines".
37. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce il
y a eu violation de l’article 7 de la Convention.
(…)
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation de l’article 7 de la Convention constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les
trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de
la Convention, la somme effectivement payée par le requérant au
titre de l’amende qui lui a été infligée ; 1 794
EUR (mille sept cent quatre-vingt quatorze euros) pour frais et dépens,
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt
;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au
versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt
simple à un taux égal à celui de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant
cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;