Cour Européenne des Droits de l’Homme
AFFAIRE PESSINO c. FRANCE
10 octobre 2006

(…) EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1924 et réside à Menton.
5. Le 27 octobre 1992, la société civile immobilière (SCI) dont le requérant était gérant, obtint du maire de Cannes un permis de construire un hôtel.
6. Sur requête d’une association de défense, le tribunal administratif de Nice ordonna le 11 octobre 1993 le sursis à exécution du permis. Une lettre recommandée notifiant le jugement fut présentée à la société le 19 octobre 1993, mais ne fut retirée que le 25 octobre 1993. La SCI interjeta appel le jour même.
7. Le 2 novembre suivant, un agent assermenté de la ville de Cannes constata la poursuite des travaux.
8. Le 6 octobre 1994, un nouveau permis fut délivré à la SCI.
9. Le 6 avril 1995, le tribunal administratif de Nice annula, par deux jugements distincts et pour des motifs différents, les deux permis de construire.
10. Le 26 juin 1995, l’association défense de Cannes déposa plainte. Une information fut ouverte pour infraction à la législation sur l’urbanisme. Un expert constata que les superstructures de l’immeuble étaient montées du quatrième au sixième étage inclus entre le 4 octobre 1993 et le 3 novembre 1993. Il ajouta toutefois qu’après le 28 octobre 1993, date de la prise de possession de la lettre recommandée, les travaux semblaient avoir consisté à terminer le niveau en cours de réalisation pour éviter sa dégradation dans le temps.
11. Le 9 février 2000, le tribunal de grande instance de Grasse déclara le requérant coupable d’avoir exécuté des travaux de gros œuvre nonobstant le jugement du 11 octobre 1993 ordonnant le sursis à exécution, faits prévus par les articles L 480-4 et L 480-7 du code de l’urbanisme. Il le condamna à 1 500 000 FF d’amende, ordonna la démolition des travaux exécutés irrégulièrement, avec astreinte de 500 FF par jour de retard.
12. Par arrêt du 3 juillet 2001, la cour d’appel d’Aix-en-Provence rappela tout d’abord que les juridictions répressives ont le droit et le devoir de caractériser les faits de la prévention sous toutes les qualifications dont ils sont susceptibles de relever et qu’elles peuvent toujours retenir des qualifications différentes de l’acte de poursuite à la condition qu’elles s’appliquent aux faits dont elles sont saisies et ne comportent aucun élément nouveau.
Elle constata que l’interruption des travaux n’ayant pas été ordonnée comme le prévoit l’article L 480-2 du code de l’urbanisme, le requérant ne pouvait être poursuivi et condamné pour construction malgré arrêté interruptif de travaux.
Elle considéra en revanche que les faits commis par le requérant constituaient le délit d’exécution de travaux sans permis de construire préalable, prévu et réprimé par les articles L 421-1, L 480-1, L 480-4, L 480-5 et L 480-7 du code de l’urbanisme. Elle nota que le conseil du requérant avait été invité à s’expliquer sur cette requalification au cours des débats et de la plaidoirie.
Elle estima qu’il y avait lieu de déclarer le requérant coupable de cette infraction mieux qualifiée et « qu’eu égard à la valeur de la construction, à la particulière mauvaise foi du prévenu qui s’est manifestement hâté de faire terminer la construction, en cherchant à placer les autorités devant le fait accompli, l’amende est équitable. »
La cour d’appel ordonna également la démolition des travaux exécutés irrégulièrement à compter du 25 octobre 1993 et la remise en l’état des lieux sous astreinte.
13. Le requérant se pourvut en cassation. Il soutenait que la loi pénale est d’interprétation stricte et que le fait de continuer des travaux entrepris malgré une décision du juge administratif ordonnant le sursis à exécution du permis de construire, et dont le bénéficiaire a eu connaissance, ne constituait pas une infraction pénale. Il ne caractérisait en particulier pas l’infraction prévue à l’article L 480-3 du code de l’urbanisme dès lors que l’exécution de ces travaux n’avait pas été précédée d’un arrêté prescrivant leur interruption ou celle prévue à l’article L 480-4 dès lors que le permis de construire n’avait pas été annulé au moment de la continuation des travaux.

EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

15. Le requérant allègue que les faits qui lui ont été reprochés ne constituaient pas une infraction au moment où ils ont été commis et que, seul le renversement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation pour rejeter son pourvoi, est venu rétroactivement donner à ces faits une qualification délictuelle. Il en conclut que l’article 7 de la Convention a été violé. Cette disposition se lit notamment :
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. (...) »
16. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
17. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
18. Le Gouvernement fait observer d’emblée que le requérant ne conteste pas que la construction d’un immeuble en l’absence de permis de construire constitue une infraction, mais seulement la définition de l’infraction telle que donnée par la jurisprudence.
19. Il souligne que la Cour a estimé dans ses arrêts C.R. c. Royaume-Uni et S.W. c. Royaume-Uni (arrêts du 22 novembre 1995, série A no 335 B et 335 C, §§ 34 et 36 respectivement) qu’
« On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. »
20. Il considère que le requérant fait une interprétation erronée de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 1993. Selon lui, elle n’a pas pris position sur la pertinence de l’arrêt de la chambre d’accusation qui avait jugé que les faits poursuivis, qui étaient de la même nature que ceux pour lesquels le requérant a été condamné, ne constituaient pas une infraction pénale. Celle-ci aurait uniquement constaté que la partie civile n’était pas habilitée à former ce pourvoi au sens de l’article 575 du code de procédure pénale qui dispose que la partie civile ne peut se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre de l’instruction que s’il y a pourvoi du ministère public, sauf dans certains cas énumérés limitativement.
21. Le Gouvernement est dès lors d’avis que le requérant n’est pas fondé à soutenir que la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en rejetant son pourvoi en cassation. Il ajoute que la base de données « Légifrance » ne présente pas cet arrêt comme un revirement de jurisprudence mais invite à rapprocher cet arrêt d’un précédent du 4 novembre 1998 (voir ci-dessus).
22. En conclusion, le Gouvernement estime que les faits reprochés au requérant constituaient bien, une infraction au moment où ils ont été commis, conformément aux articles L 421-1, L 480-1, L 480-4, L 480-5 et L 480-7 du code de l’urbanisme et à l’interprétation donnée par la Cour de cassation. Dès lors, le grief du requérant n’est pas fondé.
23. Le requérant conteste l’interprétation que le Gouvernement fait de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 1993. Il souligne que celle-ci a indiqué dans son arrêt que :
« les énonciations de l’arrêt attaqué et les pièces de la procédure permettent à la Cour de Cassation de s’assurer que, pour confirmer l’ordonnance de non-lieu rendue à la suite de l’information à laquelle le juge d’instruction a procédé sur la plainte des parties civiles, la chambre d’accusation, après avoir exposé les faits, objet de cette information, a, répondant au mémoire des parties civiles, énoncé les motifs pour lesquels elle estimait que les faits poursuivis ne constituaient pas une infraction pénale ».
Il estime qu’elle ne l’aurait pas fait si elle n’avait pas approuvé, au fond, l’analyse de la cour d’appel.
24. Il souligne que le Gouvernement ne peut produire aucune décision, notamment de la Cour de cassation, antérieure à son affaire et concluant que le fait de poursuivre des travaux de construction malgré un sursis à exécution du permis de construire émis par le juge administratif constitue une infraction pénale, car il n’en existe pas.
25. Il estime donc que l’article 7 de la Convention a été violé dans la mesure où, à la date de l’opération litigieuse, le droit pénal français n’incriminait pas la construction sur le fondement d’un permis ayant fait l’objet d’une décision de sursis à exécution.
26. Le requérant se réfère quant à lui à la décision Enkelmann c. Suisse de la Commission du 4 mars 1985 (D.R. 41, p.178) qui se lit notamment :
« La Commission a admis d’autre part, que le juge pouvait préciser les éléments constitutifs d’une infraction mais non les modifier, de manière substantielle, au détriment de l’accusé. Elle a reconnu qu’il n’y avait rien à objecter à ce que les éléments constitutifs existants de l’infraction soient précisés et adaptés à des circonstances nouvelles pouvant raisonnablement entrer dans la conception originelle de l’infraction. En revanche, il est exclu qu’un acte qui n’était pas jusqu’alors punissable se voie attribuer par les tribunaux un caractère pénal ou que la définition d’infractions existantes soit élargie de façon à englober des faits qui ne constituaient pas jusqu’alors une infraction pénale. »
27. Il estime que la règle posée par la Chambre criminelle n’était pas raisonnablement prévisible, au point que le commentaire qui en a été fait par un article de doctrine paru dans la « revue de droit pénal » en septembre 2002 indique que « l’arrêt rapporté renverse [la jurisprudence antérieure] par une sèche affirmation que ne soutient aucun raisonnement juridique ».
28. La Cour rappelle que l’article 7 de la Convention consacre, de manière générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et prohibe, en particulier, l’application rétroactive du droit pénal lorsqu’elle s’opère au détriment de l’accusé (Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 22, § 52). S’il interdit en particulier d’étendre le champ d’application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, par exemple par analogie. Il s’ensuit que la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir, notamment, Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1627, § 29 et Achour c. France [GC], no 67335/01, § 41, 29 mars 2006).
29. La notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité (voir, notamment, Cantoni, précité, § 29 ; Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000 VII ; E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 51, 7 février 2002).
30. La tâche qui incombe à la Cour est donc de s’assurer que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition (Coëme et autres, précité, § 145 et Achour c. France [GC], précité, § 43).
31. La Cour a déjà constaté qu’en raison même du principe de généralité des lois, le libellé de celles-ci ne peut présenter une précision absolue. L’une des techniques types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt qu’à des listes exhaustives. Aussi de nombreuses lois se servent-elles par la force des choses de formules plus ou moins floues, afin d’éviter une rigidité excessive et de pouvoir s’adapter aux changements de situation. L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique (voir, parmi d’autres, Kokkinakis, précité § 40 et Cantoni, précité §31).
La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne.
32. La Cour doit dès lors rechercher si, en l’espèce, le texte de la disposition légale, lue à la lumière de la jurisprudence interprétative dont elle s’accompagne, remplissait cette condition à l’époque des faits (Cantoni précité, § 32).
33. Elle rappelle que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Groppera Radio AG et autres c. Suisse du 28 mars 1990, série A no 173, p. 26, par. 68). La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série A no 316-B, p. 71, § 37). Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Cantoni, précité, §35).
34. La Cour constate qu’en l’espèce, le Gouvernement n’a pas été en mesure de produire des décisions des juridictions internes, que ce soit de la Cour de cassation ou de juridictions du fond, établissant qu’avant l’arrêt rendu dans la présente affaire, il a été jugé explicitement que le fait de poursuivre des travaux de construction, malgré un sursis à exécution émis par le juge administratif à l’encontre du permis de construire, constituait une infraction pénale.
35. En outre, l’analyse des textes du code de l’urbanisme reproduits ci-dessus semble montrer que le prononcé du sursis à l’exécution d’un permis à construire ne saurait être, en ce qui concerne ses conséquences pénales, clairement assimilable à une « décision judiciaire ou arrêté ordonnant l’interruption des travaux », en vertu notamment de l’article L 480-3 de ce code.
Si la Cour admet aisément que les juridictions internes sont mieux placées qu’elle-même pour interpréter et appliquer le droit national, elle rappelle également que le principe de la légalité des délits et des peines, contenu dans l’article 7 de la Convention, interdit que le droit pénal soit interprété extensivement au détriment de l’accusé, par exemple par analogie (voir par exemple Coëme et autres c. Belgique, CEDH 2000-VII, § 145).
Il en résulte que, faute au minimum d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible, les exigences de l’article 7 ne sauraient être regardées comme respectées à l’égard d’un accusé. Or le manque de jurisprudence préalable en ce qui concerne l’assimilation entre sursis à exécution du permis et interdiction de construire résulte en l’espèce de l’absence de précédents topiques fournis par le Gouvernement en ce sens.
36. Il résulte ainsi de tout ce qui précède que, même en tant que professionnel qui pouvait s’entourer de conseils de juristes, il était difficile, voire impossible pour le requérant de prévoir le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation et donc de savoir qu’au moment où il les a commis, ses actes pouvaient entraîner une sanction pénale (a contrario Cantoni c. France, précité, § 35 et Coëme et autres c. Belgique, précité, § 150).
A cet égard, la Cour considère que la présente affaire se distingue clairement des arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni (paragraphe 19 ci-dessus), dans lesquelles il s’agissait d’ un viol et d’une tentative de viol de deux hommes sur leurs femmes. La Cour avait pris soin de noter dans ces arrêts (§§ 44 et 42, respectivement) le caractère par essence avilissant du viol, si manifeste que la qualification pénale de ces actes, commis par des maris sur leurs épouses, devait être regardée comme prévisible et non contraire à l’article 7 de la Convention, à la lumière des objectifs fondamentaux de celle-ci, "dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines".
37. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 7 de la Convention.
(…)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention ;

3. Dit que le constat de violation de l’article 7 de la Convention constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par le requérant ;

4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme effectivement payée par le requérant au titre de l’amende qui lui a été infligée ; 1 794 EUR (mille sept cent quatre-vingt quatorze euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;