OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE ROZAKIS,
À LAQUELLE SE JOIGNENT M. CAFLISCH,
M. FISCHBACH, M. LORENZEN ET Mme THOMASSEN, JUGES
(Traduction)
J’ai voté avec la majorité pour le constat de non-violation
de l’article 2 de la Convention en l’espèce. Etant donné
toutefois que ma démarche diffère à certains égards
de celle adoptée par la Grande Chambre, j’ai souhaité joindre
à l’arrêt la présente opinion séparée,
qui expose les points sur lesquels mon appréciation du droit s’écarte
de celle de la majorité.
La Cour souligne à juste titre qu’il ressort d’un aperçu
du droit interne français que la nature et le statut juridique de l’embryon
et/ou du fœtus ne sont pas définis actuellement en France et que
la façon d’assurer leur protection dépend de positions fort
variées au sein de la société française (paragraphe
83 in fine de l’arrêt). Elle observe également – il
s’agit là pour elle d’un argument de poids – que la
question de la nature et du statut de l’embryon et/ou du fœtus ne
fait pas l’objet d’un consensus au plan européen : «
Tout au plus peut-on trouver comme dénominateur commun aux Etats l’appartenance
à l’espèce humaine ; c’est la potentialité
de cet être et sa capacité à devenir une personne, laquelle
est d’ailleurs protégée par le droit civil dans bon nombre
d’Etats comme en France, en matière de succession ou de libéralités,
mais aussi au Royaume-Uni (...), qui doivent être protégées
au nom de la dignité humaine sans pour autant en faire une « personne
» qui aurait un « droit à la vie » au sens de l’article
2 » (paragraphe 84 de l’arrêt).
Malgré ces constats, auxquels je souscris volontiers, la Cour refuse
de tirer la conclusion qui s’impose, à savoir qu’au stade
actuel de l’évolution de la science, du droit et de la morale,
tant en France qu’en Europe, le droit à la vie de l’enfant
à naître n’est pas encore garanti. Même si l’on
admet que la vie commence avant la naissance, cela ne revient pas à conférer
automatiquement et inconditionnellement à cette forme de vie humaine
un droit à la vie équivalent au droit correspondant d’un
enfant après la naissance. Cela ne signifie pas que la société
n’offre aucune protection à l’enfant à naître
: ainsi qu’en attestent la législation applicable dans les Etats
européens et les accords et autres documents européens pertinents,
la vie de l’enfant à naître est déjà considérée
comme devant être protégée. Mais d’après mon
interprétation des instruments juridiques pertinents, cette protection,
tout en étant conférée à un être regardé
comme en étant digne, est, comme je viens de le dire, différente
de celle qui est accordée à un enfant après la naissance,
et bien moins ample. Il apparaît donc qu’au stade actuel de l’évolution
du droit et de la morale en Europe la vie de l’enfant à naître,
bien que protégée dans certains de ses aspects, ne peut être
assimilée à la vie post-natale et, dès lors, ne bénéficie
pas d’un droit, au sens du « droit à la vie » que protège
l’article 2 de la Convention. Partant, il se pose un problème d’applicabilité
de l’article 2 dans les circonstances de l’espèce.
Au lieu de parvenir à cette conclusion inévitable, dictée
par le raisonnement même de l’arrêt, la majorité de
la Grande Chambre opte pour une position neutre en déclarant : «
la Cour est convaincue qu’il n’est ni souhaitable ni même
possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question
de savoir si l’enfant à naître est une « personne »
au sens de l’article 2 de la Convention » (paragraphe 85 de l’arrêt).
Un autre aspect me paraît problématique dans le raisonnement de
la majorité : malgré ses doutes manifestes ou, en tout cas, son
hésitation à admettre l’applicabilité de l’article
2 en l’espèce, elle abandonne finalement sa position neutre et
fonde son constat de non-violation sur l’argument selon lequel les exigences
procédurales inhérentes à la protection de l’article
2 de la Convention ont été satisfaites dans la présente
affaire. En employant la formule « à supposer même »
relativement à l’applicabilité de l’article 2 et en
liant la vie du fœtus à celle de la mère (« la vie
du fœtus était intimement liée à celle de sa mère
et sa protection pouvait se faire au travers d’elle (...) » –
paragraphe 86 de l’arrêt), la majorité fait subrepticement
passer l’aspect matériel de l’article 2 de la Convention
au premier plan de l’affaire. On peut, me semble-t-il, légitimement
interpréter de cette façon la position de la majorité,
surtout si l’on tient compte, d’une part, de ce que l’examen
du respect des garanties procédurales de l’article 2 pour déterminer
s’il y a eu ou non violation présuppose l’applicabilité
apparente de cette disposition (et le recours à la formule « à
supposer même » ne change rien au problème si, en fin de
compte, le seul vrai motif sous-jacent aux conclusions de la Cour réside
dans l’hypothèse introduite par la formule) et, d’autre part,
de ce que les faits de la cause ne font pas apparaître la moindre menace
pour le droit à la vie de la mère justifiant de faire jouer les
garanties procédurales de l’article 2 de la Convention.
Pour les motifs exposés ci-dessus, je ne puis suivre le raisonnement
de la majorité et conclus qu’eu égard à l’état
actuel des choses l’article 2 est inapplicable en l’espèce.
OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE COSTA,
À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE TRAJA
1. Dans cette affaire où une grossesse de presque six mois a été
interrompue contre la volonté de la femme portant l’enfant à
naître, par suite d’une faute commise par un médecin, notre
Cour a conclu que l’article 2 de la Convention n’a pas été
violé.
2. Le raisonnement de l’arrêt est cependant prudent : il n’est
pas nécessaire, dit-on, de trancher la question de l’applicabilité
de cet article car, à le supposer applicable, dans les circonstances
de l’espèce il n’a pas été méconnu.
3. J’ai voté en faveur de la non-violation de l’article 2,
mais j’aurais préféré que l’on dît que
l’article 2 s’appliquait, même si cela ne va pas de soi. Comme
je vais essayer de l’expliquer, une telle position eût peut-être
été plus claire, et elle n’aurait guère d’inconvénients
à mes yeux, du point de vue de la portée de l’arrêt.
4. Il me semble d’abord que la Cour collégialement – et je
pense qu’elle a réussi avec cet arrêt à éviter
ce piège – n’a pas à se placer sur un plan principalement
éthique ou philosophique. Elle doit s’efforcer de rester sur le
terrain qui est le sien, le terrain juridique, même si le droit n’est
pas désincarné et n’est pas une substance chimiquement pure,
indépendante de considérations morales ou sociétales. Les
opinions individuelles des juges, qu’ils les exposent ou non, comme ils
en ont le droit (mais non l’obligation) en vertu de l’article 45
de la Convention, ne sont pas tenues à mon avis à la même
contrainte. La présente affaire touche de près à des convictions
personnelles profondes, et j’ai cru quant à moi nécessaire,
et peut-être utile, de faire part de ma position ; celle-ci, on l’a
déjà compris, est un peu différente de celle qu’a
adoptée la majorité.
5. Sur le plan éthique, la façon la plus naturelle d’essayer
d’interpréter l’article 2 de la Convention (« le droit
de toute personne à la vie est protégé par la loi »,
en langue anglaise, « everyone’s right to life shall be protected
by law ») est de se demander ce qu’est une personne (ou «
everyone ») et quand commence la vie. Or il est très difficile,
sur ce plan, d’avoir une réponse unanime ou commune, l’éthique
étant par trop dépendante de l’idéologie de chacun.
En France, le Comité consultatif national, qui mène depuis vingt
ans de remarquables travaux, et qui a consacré de nombreux avis à
l’embryon humain (il préfère en général parler
d’embryon, à n’importe quel stade, que de fœtus), n’a
pas pu trancher définitivement ces questions. C’est normal, notamment
à raison de sa composition, qui a été voulue pluraliste
par le président Mitterrand lorsqu’il a créé le comité.
Dire que « l’embryon doit être reconnu comme une personne
humaine potentielle » (premier avis du comité en 1984, confirmé
par la suite) ne résout pas le problème, car un être reconnu
comme potentiel n’est pas nécessairement un être, et peut-être,
a contrario, n’en est pas un. Quant à la vie, et donc à
son commencement, chacun s’en fait sa propre conception (voir l’avis
no 5 du comité, de 1985). On pourrait seulement déduire de cette
position qu’il y a peut-être un droit d’une personne potentielle
à une vie potentielle, mais de la potentialité à l’effectivité
il y a, pour le juriste, un pas important.
6. Ce qui est vrai pour les instances éthiques d’un Etat comme
l’Etat défendeur est vrai aussi au plan international. L’arrêt
rappelle à juste titre que la Convention d’Oviedo sur les droits
de l’homme et la biomédecine (élaborée dans le cadre
du Conseil de l’Europe et signée en 1997) ne définit pas
ce qu’est une personne. On peut ajouter que la Convention d’Oviedo
ne donne pas davantage une définition de l’être humain, dont
elle consacre pourtant la dignité, l’identité, la primauté,
l’intérêt, le bien. Et elle ne parle pas des débuts
de la vie.
7. Que l’éthique soit impuissante en l’état actuel
à dégager un consensus sur les termes de personne et de droit
à la vie, cela empêche-t-il que le droit les définisse ?
Je ne le pense pas. Le travail du juriste, en particulier du juge, et singulièrement
d’un juge des droits de l’homme, implique de dégager des
notions – notions autonomes s’il le faut, notre Cour ne s’en
est jamais privée – qui correspondent à des mots ou expressions
figurant dans le texte de référence (pour elle, la Convention
et ses Protocoles). Ce que la Cour, dès le début, a fait pour
les « droits et obligations de caractère civil », la «
matière pénale », le « tribunal », pourquoi
ne le ferait-elle pas pour la « personne » ou le « droit à
la vie » (que la Convention européenne des Droits de l’Homme
ne définit pas), même s’il s’agit de concepts philosophiques
et non techniques ?
8. Et d’ailleurs, dans le domaine de l’article 2, elle l’a
déjà fait, au moins pour le droit à la vie. Par exemple
en imposant aux Etats des obligations positives de protection de la vie humaine.
Ou bien en considérant que, dans des circonstances exceptionnelles, des
actes potentiellement meurtriers de la part d’agents de l’Etat peuvent
conduire au constat de violation de l’article 2. La jurisprudence a donc
étendu, sinon la notion de vie, du moins celles de droit à la
vie ou d’atteinte à la vie.
9. Par contre, on ne peut pas, je crois, s’en tirer par l’échappatoire
commode selon laquelle Mme Vo, qui est une personne, avait un droit à
la vie (de son enfant à naître). Il est vrai que la jurisprudence
a élargi la notion de victime, par exemple en admettant qu’un neveu
est recevable à alléguer que l’article 2 a été
violé à raison du meurtre de son oncle (arrêt Yasa c. Turquie
du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI).
Mais ici il s’agit du droit invoqué à la vie d’un
enfant non né, et ce type de précédents ne peut s’appliquer
au cas de la requérante que si on admet que l’enfant non né
a lui-même un droit à la vie : pour qu’elle soit victime
au sens de l’article 34 de la Convention, encore faut-il que Mme Vo le
soit de la violation d’un droit reconnu par celle-ci, quod est demonstrandum.
10. Il me semble précisément que la Commission et la Cour se sont
déjà placées dans l’hypothèse où l’article
2 est applicable à l’enfant à naître (sans avoir affirmé
pour autant que l’enfant à naître est une personne). Elles
ont en effet conclu, à plusieurs reprises, que, même si elles n’avaient
pas à trancher cette question d’applicabilité, il n’y
avait de toute façon pas en l’espèce de violation de l’article
2, par exemple dans un cas d’interruption de grossesse conforme à
la loi, « celle-ci ménageant un juste équilibre entre les
intérêts de la femme et la nécessité d’assurer
la protection du fœtus » (voir la décision Boso c. Italie,
no 50490/99, CEDH 2002-VII, citée dans l’arrêt, mais aussi,
en des termes moins nets, la décision de la Commission du 19 mai 1992
dans l’affaire, également citée, H. c. Norvège, no
17004/90, Décisions et rapports 73). Si l’article 2 avait été
jugé radicalement inapplicable, il aurait été inutile –
et c’est vrai aussi en l’espèce – de se poser la question
de la protection du fœtus et de la violation de l’article 2 ; et
de motiver de cette façon la non-violation de cette disposition.
11. On peut se tourner vers le droit de l’Etat défendeur, non qu’il
soit un modèle à imposer aux autres, mais parce qu’il est
directement en cause dans la présente affaire. Or le Conseil d’Etat,
dès 1990, a jugé que la loi française relative à
l’interruption volontaire de grossesse (IVG) (que le Conseil constitutionnel,
par sa décision no 74-54 DC du 15 janvier 1975, avait déclarée
non contraire à la Constitution, tout en considérant qu’il
ne lui appartenait pas d’examiner sa conformité à la Convention)
n’était pas incompatible avec l’article 2 de la Convention,
pas plus qu’avec l’article 6 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques (qui stipule : « Le droit à la vie
est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé
par la loi... ») ; surtout, le Conseil d’Etat a ainsi admis sans
ambiguïté, fût-ce de façon implicite, que cette loi
entrait dans le champ d’application de l’article 2 (voir sa décision
du 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations
familiales catholiques, publiée au Recueil, p. 369, avec les conclusions
de Bernard Stirn, qui l’éclairent).
12. Soit dit en passant, cette jurisprudence, qui émane de la plus haute
juridiction administrative française, montre bien, me semble-t-il, qu’une
décision de notre Cour affirmant sans ambages que la « fin de vie
» d’un enfant à naître ressortit au champ de l’article
2 de la Convention ne menacerait en rien, au moins dans leur principe, les législations
nationales qui, dans de très nombreux pays d’Europe, admettent,
sous certaines conditions bien entendu, la licéité de l’interruption
volontaire de grossesse. Dans de nombreux Etats européens, ces législations
ont d’ailleurs été jugées conformes à la Constitution
nationale, voire à l’article 2 de la Convention. C’est ainsi
ce qu’a jugé en 1983 la Cour suprême de Norvège. La
Cour constitutionnelle fédérale allemande et le Tribunal constitutionnel
espagnol ont également admis que le droit à la vie, tel qu’il
est protégé par l’article 2 de la Convention, peut s’appliquer
à l’embryon ou au fœtus (la question de savoir si c’est
un droit absolu étant différente). Voilà donc des exemples
de hautes juridictions pour lesquelles le droit à la vie, qu’il
soit énoncé par la Convention européenne des Droits de
l’Homme en son article 2 ou qu’il résulte de principes constitutionnels
nationaux ayant le même contenu et la même portée, s’applique
au fœtus, sans être pour autant un droit absolu. Pourquoi notre Cour
devrait-elle être plus timide, elle qui revendique le rôle d’une
cour constitutionnelle dans l’ordre européen des droits de l’homme
?
13. Evidemment, en affirmant l’applicabilité de l’article
2, à la lettre ou en substance, on est conduit à se poser en toute
hypothèse (et non comme avec le présent arrêt seulement
dans le cas d’espèce) la question de son respect ou de sa méconnaissance.
Mais, là encore, cela ne devrait pas effrayer notre Cour. Dans la décision
Boso précitée, elle a mesuré la loi critiquée à
l’aune du « juste équilibre ». Cela veut bien dire
qu’elle serait parvenue à une conclusion opposée si l’application
d’une législation autre lui était apparue comme ne ménageant
pas un équilibre juste entre la protection du fœtus et les intérêts
de sa mère. Potentiellement, elle contrôle donc le respect de l’article
2 dans tous les cas où la « vie » du fœtus est atteinte.
14. De même on pourra observer que l’article 2 étant non
dérogeable au sens de l’article 15 de la Convention il serait saugrenu
que la Cour admît qu’il n’est pas absolu ; ou qu’il
pût souffrir des limitations implicites en dehors des cas limitativement
énoncés au second alinéa de l’article 2. Cela militerait
en faveur d’une inapplicabilité de cet article au cas de l’enfant
à naître (cas qui n’est nullement envisagé au second
alinéa). Mais je ne suis pas convaincu par ce double argument. La non-dérogeabilité
interdit seulement aux Etats parties, qui peuvent en vertu de l’article
15 se prévaloir d’un état de guerre ou d’un autre
danger public menaçant la vie de la nation pour prendre des mesures dérogeant
à la Convention, de méconnaître dans ce cas l’article
2 : mais l’hypothèse de l’atteinte portée à
l’enfant à naître n’a à l’évidence
rien à voir avec ce type de situations, et de circonstances exceptionnelles.
Plus troublant sur le plan logique est le raisonnement fondé sur la lettre
même de l’article 2. Mais, outre que la Cour a déjà
franchi le pas (sans conteste, par sa décision Boso), on ne peut pas
déduire avec certitude de cette lettre qu’elle prohibe clairement
toute interruption de grossesse volontaire, ne serait-ce que parce que plusieurs
Etats contractants ont ratifié sans problèmes apparents la Convention
alors que leurs législations admettaient déjà, dans certains
cas, une telle interruption. A plus forte raison faut-il tenir compte, dans
le cadre d’une interprétation évolutive de l’article
2, du grand nombre de pays européens qui, dans les années 70,
ont adopté des lois tolérant l’IVG tout en l’encadrant
strictement.
15. Sur le plan des effets potentiels de l’applicabilité de l’article
2, on pourra peut-être objecter à l’inverse que la présente
hypothèse se distingue de l’IVG, et qu’une atteinte fatale
au fœtus résultant d’une faute médicale, ou de toute
autre négligence ou imprudence, est différente d’une cessation
de la grossesse voulue par la mère elle-même, placée dans
une situation de détresse. Autrement dit, ceux et celles qui, au nom
de la liberté de la femme, défendent le principe de l’IVG
pourraient craindre que la reconnaissance de l’applicabilité de
l’article 2 ne menace indirectement ces législations. Il est exact
que l’« amendement Garraud » mentionné dans l’arrêt,
finalement retiré du débat au Parlement, a suscité en France
une vive opposition, en particulier (mais pas seulement) de la part des partisans
de la loi sur l’IVG, justement pour cette raison (car il visait à
instituer un délit d’interruption involontaire de grossesse).
16. Mais je ne crois pas que ces craintes soient légitimement justifiées,
ne serait-ce que parce que, précisément, une femme qui perd son
enfant à naître contre sa volonté et contre ses espérances
de maternité est dans une situation radicalement différente de
celle qui se résigne – fût-ce, pour elle aussi, dans la souffrance
et dans le deuil – à demander que l’on mette fin à
sa grossesse. De toute façon, ce n’est pas une décision
juridique (l’applicabilité, ou non, de l’article 2 de la
Convention) qui résoudra les controverses éthiques, et encore
moins qui justifiera des choix politiques de société. En outre,
dans la mesure où l’arrêt Vo c. France n’exige pas
– et je suis d’accord – une protection pénale contre
le risque de perte du fœtus, il ne plaide pas, en tout état de cause,
en faveur de la pénalisation de l’interruption involontaire de
grossesse.
17. Bref, je ne vois aucune raison convaincante en droit, ni aucune considération
décisive d’opportunité, qui puisse me conduire à
penser que l’article 2, ici, devrait ne pas s’appliquer. Sur un
plan général, je crois (comme plusieurs hautes juridictions en
Europe) qu’il y a bien une vie avant la naissance, au sens de l’article
2, que la loi doit donc la protéger, et que si le législateur
national considère que cette protection ne peut pas être absolue,
il ne peut y déroger, particulièrement en cas d’interruption
volontaire de grossesse, qu’en encadrant cette dérogation et en
lui donnant une portée restrictive. Quant au cas concret de Mme Vo, les
circonstances militent a fortiori en faveur de l’applicabilité
de l’article 2, puisque la grossesse était de six mois (faut-il
rappeler – à titre purement indicatif – qu’aux yeux
de la Cour constitutionnelle fédérale allemande la vie commence
au bout de quatorze jours de gestation ?), que le fœtus avait de fortes
chances de naître viable et qu’enfin c’est manifestement une
faute qui a mis fin à la grossesse, contre la volonté de la requérante.
18. Je n’ai rien d’autre à dire, car pour ce qui est de la
non-violation de l’article 2, l’arrêt, avec quelques nuances
mineures, exprime une opinion que je partage.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS
1. L’obligation positive de la France de protéger la vie des enfants
à naître contre des homicides involontaires, c’est-à-dire
des actions par négligence qui peuvent causer la mort de l’enfant,
ne sera remplie que s’il y a dans le droit français des procédures
effectives permettant de prévenir la répétition de telles
négligences. Sur ce point je ne peux pas suivre la majorité selon
laquelle une seule action en responsabilité administrative devant le
juge administratif (faute alléguée du médecin hospitalier)
offre une protection effective et suffisante à l’enfant à
naître contre des négligences médicales. Comme cela a été
souligné dans l’opinion partiellement dissidente des juges Rozakis,
Bonello et Strážnická dans l’affaire Calvelli et Ciglio
c. Italie ([GC], no 32967/96, CEDH 2002-I), des actions pour dommages matériels
et même moraux ne correspondent pas dans toutes les circonstances aux
intérêts de protection de la vie dans l’hypothèse
d’une atteinte involontaire, surtout, comme en l’espèce,
dans le cas d’une mère qui a perdu son enfant à cause de
la négligence d’un médecin. Même si j’ai admis
le résultat dans l’affaire Calvelli et Ciglio, qui reposait sur
le fait que les requérants avaient accepté une indemnité
par un règlement amiable, il y avait là quand même une procédure
pénale qui ne fut pas continuée en raison de la prescription du
délit.
Ce n’est pas une question de vengeance qui fait penser à la protection
pénale, mais plutôt la question de la prévention. C’est
en général par le droit pénal que la société
met en garde de la façon la plus explicite et stricte les membres de
la société et qu’elle souligne les valeurs à protéger
principalement. La vie, qui est une des valeurs sinon la valeur principale de
la Convention (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97
et 44801/98, §§ 92-94, CEDH 2001-II, et McCann et autres c. Royaume-Uni,
arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, § 147),
demande en principe une protection pénale pour être suffisamment
assurée et protégée. Des responsabilités pécuniaires
par la voie de l’indemnisation n’entrent qu’en deuxième
ligne dans cette échelle de protection. En outre, les hôpitaux
et les médecins sont normalement assurés contre de tels risques,
ce qui diminue encore plus la « pression » sur eux.
2. On pourrait penser qu’une sanction disciplinaire contre un médecin
peut être considérée comme équivalant à une
sanction pénale dans certaines situations. Des mesures disciplinaires
ont été envisagées comme une autre solution pour prévenir
ces négligences dans l’affaire Calvelli et Ciglio (arrêt
précité, § 51). Mais il est également clair qu’une
sanction disciplinaire, aussi pénible qu’elle puisse être
sur le plan professionnel, n’équivaut pas à une dévalorisation
générale (Unwerturteil). Elle est soumise à des conditions
tout à fait spécifiques de la profession (contrôle interne
professionnel) et ne remplit pas en général les conditions de
la prévention nécessaire pour une valeur aussi importante que
la vie. Néanmoins, on doit se demander si dans la présente affaire
une sanction disciplinaire pour une faute aussi grave aurait pu se révéler
suffisante pour cette prévention. Car justement le problème est
là, parce que les autorités n’ont jamais introduit une telle
procédure disciplinaire contre le médecin. Pour une faute aussi
grave que celle du docteur G., au moins une telle procédure disciplinaire
avec une mesure adéquate aurait pu donner au corps médical le
signal voulu pour prévenir la répétition de tels événements
tragiques. Il ne me semble pas nécessaire de dire qu’il faut une
loi pénale en France. Mais il faut en tout cas une pratique disciplinaire
stricte afin de remplir les exigences d’une protection effective de la
vie des enfants à naître. A mon avis il n’y avait donc pas
une protection effective.
3. Pour arriver à cette conclusion il me semble devoir constater que
l’article 2 s’applique à la vie de l’enfant à
naître. Je suis disposé à accepter qu’il y a des différences
admissibles du niveau de protection entre l’embryon et l’enfant
né. Mais cela ne mène néanmoins pas à la conclusion
(voir le paragraphe 85 de l’arrêt) qu’il n’est pas possible
de répondre in abstracto à la question de savoir si l’embryon
à naître est une personne aux fins de l’article 2 de la Convention.
Toute la jurisprudence de la Cour comme les décisions de la Commission
(voir les paragraphes 75-80) reposent sur un argument « supposant que
» (in eventu). Désormais, ce n’est plus une question d’économie
de procédure qui nécessite d’éviter une réponse
claire. En plus, le problème de la protection de l’embryon dans
le cadre de la Convention ne peut pas être résolu seulement à
travers la protection de la vie de la mère. L’embryon et la mère
étant deux « êtres humains » différents, comme
le montre cette affaire, ils ont besoin d’être protégés
chacun séparément.
4. La Convention de Vienne sur le droit des traités (article 31 §
1) demande de prendre comme base d’interprétation le sens ordinaire
à attribuer aux termes du traité dans le contexte et à
la lumière de son objet et de son but. Le sens ordinaire ne peut être
compris que dans l’ensemble du texte. La notion de « toute personne
» (everyone) a été perçue dans l’histoire juridique
comme englobant aussi l’être humain dans la phase antérieure
à la naissance et, surtout, la notion de « vie » s’étend
à toute vie humaine qui commence avec la conception, c’est-à-dire
avec le moment où se développe une existence indépendante,
et qui finit avec la mort, la naissance n’étant qu’une étape
de ce développement.
La structure de l’article 2 et, en particulier, les exceptions du second
paragraphe semblent indiquer que seules les personnes déjà nées
sont visées et qu’en plus seules ces personnes peuvent être
considérées comme porteuses des droits de la Convention. Dans
le « but » de la Convention d’assurer une protection étendue,
une telle argumentation ne semble pas contraignante. D’abord le fœtus
peut être visé comme objet de protection, surtout dans le cadre
de l’article 8 § 2 (voir l’arrêt Odièvre c. France
[GC], no 42326/98, § 45, CEDH 2003-III). En plus, la pratique de la Commission
et de la Cour contient des indications selon lesquelles l’article 2 est
applicable à l’enfant à naître. Dans toutes les affaires
où cette question a été tranchée, la Commission
et la Cour ont développé une conception de limitation implicite
ou de juste équilibre entre les intérêts de la société
et ceux de l’individu, soit de la mère soit de l’enfant à
naître. Certes, ces considérations ont été dégagées
en relation avec des réglementations concernant l’interruption
volontaire de grossesse et non l’interruption involontaire. Mais il est
clair que toutes ces considérations n’auraient pas été
nécessaires si les organes de la Convention avaient dès le début
été d’avis que l’article 2 ne pourrait pas s’appliquer
à l’enfant à naître. Même si formellement la
Commission et la Cour ont laissé la question ouverte, un tel édifice
juridique prouve que les deux institutions étaient enclines à
suivre le sens ordinaire de la « vie humaine » et aussi de «
toute personne » plutôt que l’autre sens.
De même, la pratique des Etats contractants, qui ont eu quasiment tous
des problèmes constitutionnels avec leur réglementation de l’avortement,
c’est-à-dire de l’interruption volontaire de grossesse, montre
bien que la protection de la vie humaine s’étend en principe aussi
au fœtus. Les règles spécifiques pour l’avortement
volontaire n’auraient pas été nécessaires si le fœtus
n’avait pas eu de vie à protéger et était soumis
complètement jusqu’à la naissance à la volonté
illimitée de la femme enceinte. Presque tous les Etats contractants ont
eu des problèmes parce que, en principe, d’après leur droit
constitutionnel la protection de la vie s’étend aussi à
la phase antérieure à la naissance.
5. Il est évident que les discussions sur la protection génétique
dans plusieurs des conventions récentes et aussi l’interdiction
du clonage reproductif des « êtres humains » dans la Charte
des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 3 §
2, dernier alinéa) partent de l’idée que la protection de
la vie s’étend à l’être humain dans sa phase
initiale. La Convention, conçue comme un instrument vivant qui doit être
interprété selon les conditions actuelles de la société,
doit prendre en considération un tel développement qui ne peut
que confirmer le sens ordinaire d’après l’article 32 de la
Convention de Vienne.
Même si on suppose que le sens ordinaire de la « vie humaine »
dans l’article 2 de la Convention n’est pas tout à fait clair
et se prête à des interprétations divergentes, les exigences
de protection de la vie humaine demandent une protection plus étendue
surtout en vue des moyens de manipulation génétique et de la production
illimitée d’embryons pour des buts divers. L’interprétation
de l’article 2 doit évoluer selon ces développements et
exigences et permettre de répondre aux vrais dangers actuels pour la
vie humaine. Une limite d’une telle interprétation dynamique doit
prendre en considération la relation entre la vie née et la vie
pas encore née, c’est-à-dire qu’il ne serait pas admissible
de protéger le fœtus au détriment de sa mère.
6. Le fait que plusieurs articles de la Convention contiennent des garanties
qui par leur nature ne peuvent s’étendre qu’à des
personnes déjà nées n’est pas un argument susceptible
de mettre en cause ce résultat. En effet, si le champ d’application
de ces articles par leur nature ne peut s’étendre qu’à
des personnes physiques ou morales, ou à des personnes physiques déjà
nées ou adultes, il n’est pas exclu que d’autres dispositions
comme la première phrase de l’article 2 ne puissent pas inclure
une protection de la vie dans la phase initiale de l’être humain.
7. Il faut souligner que la présente affaire n’a rien à
voir avec la réglementation de l’interruption volontaire de grossesse.
Il s’agit là d’une autre question qui se distingue fondamentalement
de toutes les ingérences contre la volonté de la mère dans
la vie et le bien-être de son enfant. Notre affaire concerne des infractions
commises par des tiers contre la vie du fœtus, sinon celle de la mère,
tandis que l’avortement volontaire concerne uniquement les relations entre
l’enfant et la mère et la question de la protection des deux par
l’Etat. L’applicabilité de l’article 2 à la
vie humaine avant la naissance peut, certes, avoir des répercussions
sur la réglementation de l’interruption volontaire de grossesse,
mais ces conséquences ne donnent pas un argument contre l’applicabilité
de l’article 2. Au contraire.
En plus, il n’est pas nécessaire dans cette affaire de statuer
sur la question de savoir quand la vie commence. On a constaté que le
fœtus de la vingt et unième semaine était viable, bien que
je croie que la notion de la viabilité ne peut pas limiter l’obligation
positive de l’Etat de protéger l’enfant à naître
contre les ingérences et les négligences des médecins.
8. Il ne peut pas exister une marge d’appréciation pour répondre
à la question de savoir si l’article 2 est applicable. Une certaine
latitude est à mon avis possible dans le cadre des mesures prises pour
remplir l’obligation positive découlant de l’applicabilité
de l’article 2, mais on ne peut pas restreindre l’applicabilité
de cet article par référence à une marge d’appréciation.
La question de l’interprétation ou de l’applicabilité
de l’article 2 (droit absolu) ne peut pas dépendre d’une
marge d’appréciation. S’il est applicable, seule la conséquence
peut être régie par une telle marge.
9. Etant donné que l’article 2 est applicable à l’être
humain dès avant sa naissance, interprétation qui me semble aussi
conforme au développement de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne, et étant donné que la protection du fœtus
contre des ingérences de tiers par négligence n’est pas
suffisante en France, j’arrive à la conclusion qu’il y a
eu violation de l’article 2 de la Convention. Quant aux mesures spécifiques
pour remplir cette obligation positive, il revient à l’Etat défendeur
de les prendre, soit en adoptant des mesures disciplinaires strictes, soit en
prévoyant une protection pénale (homicide involontaire).
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE MULARONI,
À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER
Mme LA JUGE STRÁŽNICKÁ
Je ne peux pas me rallier à la conclusion de la majorité, lorsqu’elle
estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention,
la requérante ayant disposé de la possibilité d’engager
une action en responsabilité contre l’administration à raison
du fait imputé au médecin hospitalier (paragraphe 91 de l’arrêt).
Faute pour elle d’avoir engagé une telle action, il n’y aurait
donc pas eu violation de l’article 2.
Je suis d’accord avec la majorité quand elle soutient qu’il
faut se demander « si la protection juridique offerte par la France à
la requérante, par rapport à la perte de l’enfant à
naître qu’elle portait, satisfaisait aux exigences procédurales
inhérentes à l’article 2 de la Convention » (paragraphe
85 de l’arrêt) et quand elle rappelle que « la première
phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de
la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales
des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe
(McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série
A no 324, pp. 45-46, § 147), impose à l’Etat non seulement
de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais
aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la
vie des personnes relevant de sa juridiction (voir par exemple L.C.B. c. Royaume-Uni,
arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III,
p. 1403, § 36) » (paragraphe 88 de l’arrêt).
Cependant, je parviens à des conclusions tout à fait différentes.
Je constate qu’en décembre 1991, date à laquelle la requérante
et son compagnon portèrent plainte en se constituant partie civile pour
blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale
de travail de moins de trois mois commises sur l’intéressée
et pour homicide commis sur son enfant, le Conseil d’Etat n’avait
pas encore abandonné l’exigence d’une faute lourde pour engager
la responsabilité du service hospitalier (paragraphe 57 de l’arrêt,
observations du Gouvernement).
Certes, comme le relève la majorité, la requérante aurait
pu essayer d’engager une action en responsabilité contre l’administration
avant la prescription de celle-ci. Mais je me demande si la Cour n’exige
pas trop de cette requérante, dans la mesure où la solution adoptée
par la Cour de cassation dans son arrêt du 30 juin 1999, confirmée
ensuite dans ses arrêts du 29 juin 2001 (assemblée plénière)
et du 25 juin 2002 (paragraphe 29 de l’arrêt), était loin
d’être acquise, comme en témoignent la jurisprudence en sens
contraire des cours d’appel, la position des avocats généraux
près la Cour de cassation et, enfin, la critique quasi unanime de la
doctrine (paragraphe 31 de l’arrêt). La requérante a choisi
la voie pénale en invoquant les deux seuls articles susceptibles d’être
invoqués, la possibilité d’obtenir gain de cause devant
le juge administratif étant douteuse. Elle nous dit qu’elle a choisi
cette voie car l’instruction pénale facilite la détermination
des responsabilités (paragraphe 50 de l’arrêt). Une telle
explication est tout à fait logique : c’est exactement ce que font
le plus souvent les justiciables dans tous les pays qui offrent la possibilité
de choisir entre la voie pénale et la voie civile ou administrative.
On pourrait soutenir que le système juridique français n’offrait
à la requérante, quand les tristes faits se sont déroulés,
aucune voie de recours « effective ».
Admettons néanmoins que la requérante disposait d’une option
entre la voie pénale et la voie administrative. Etant entendu que la
victime ne peut pas prétendre à une double indemnisation du dommage
subi, il me semblerait disproportionné de reprocher à la requérante
le fait de ne pas avoir simultanément engagé les deux recours.
De surcroît, cela ne serait pas conforme à notre jurisprudence.
Selon la jurisprudence des organes de Strasbourg, lorsque le requérant
a la possibilité de choisir entre plusieurs voies de recours, l’article
35 doit être appliqué d’une manière correspondant
à la réalité de la situation de l’intéressé,
afin de lui garantir une protection efficace des droits et libertés inscrits
dans la Convention (Allgemeine Gold- und Silberscheideanstalt A.G. c. Royaume-Uni,
no 9118/80, décision de la Commission du 9 mars 1983, Décisions
et rapports (DR) 32, p. 172). Le requérant doit avoir fait un usage normal
des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une
voie de recours a été empruntée, l’usage d’une
autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé
(Wójcik c. Pologne, no 26757/95, décision de la Commission du
7 juillet 1997, DR 90-B, p. 28 ; Günaydin c. Turquie (déc.), no
27526/95, 25 avril 2002 ; Anagnostopoulos c. Grèce, no 54589/00, §
32, 3 avril 2003). Par ailleurs, le plaignant doit avoir uniquement utilisé
les recours à la fois accessibles et adéquats, c’est-à-dire
de nature à porter remède à ses griefs (Airey c. Irlande,
arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 11, § 19 ; Deweer
c. Belgique, arrêt du 27 février 1980, série A no 35, p.
16, § 29).
Et je me permets de rappeler que, dans l’affaire Anagnostopoulos précitée,
l’enjeu du litige était un montant de 15 000 drachmes (soit environ
44 euros), alors qu’il portait sur un enfant à naître dans
la présente affaire.
La majorité se réfère souvent à l’arrêt
Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, CEDH 2002-I). Dans cet arrêt,
la Cour a dit que « si l’atteinte au droit à la vie ou à
l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation
positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système
judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas
un recours de nature pénale ». Elle a ajouté que «
dans le contexte spécifique des négligences médicales,
pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système
juridique en question offre aux intéressés un recours devant les
juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions
pénales, aux fins d’établir la responsabilité des
médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application
de toute sanction civile appropriée, tels le versement des dommages-intérêts
et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent
également être envisagées » (§ 51).
J’estime que les différences entre les solutions offertes par les
deux systèmes juridiques nationaux doivent l’emporter sur les similitudes.
Dans l’affaire Calvelli et Ciglio, les requérants, respectivement
père et mère d’un nouveau-né décédé
deux jours après sa naissance, avaient entamé une action pénale
qui prit fin avec la prescription du délit d’homicide par imprudence
reproché au médecin accoucheur. Mais les requérants avaient
pu citer ce dernier devant le tribunal civil après le jugement de condamnation
du tribunal pénal de première instance intervenu sept ans après
le décès du nouveau-né et, le procès civil pendant,
ils avaient conclu un règlement avec les assureurs du médecin
et de la clinique au titre du dommage subi. La Cour a reconnu que le système
juridique italien prévoyait des moyens effectifs de protection des intérêts
des requérants alternatifs à la voie pénale (arrêt
précité, §§ 54-55), permettant ainsi à l’Etat
défendeur de s’acquitter de ses obligations positives découlant
de l’article 2 de la Convention, ce qui, à mon avis, n’est
pas le cas dans cette affaire.
Je dois avouer que, si j’avais siégé dans l’affaire
Calvelli et Ciglio précitée, j’aurais sans doute partagé
l’opinion partiellement dissidente des juges Rozakis, Bonello et Strážnická.
A supposer que j’eusse suivi la majorité, sa conclusion ne me paraît
pas pour autant transposable en l’espèce. Dans l’affaire
Vo, le délai de prescription de l’action devant le tribunal administratif,
à l’époque de quatre ans à compter de la consolidation
du dommage, était échu quand le procès pénal a pris
fin. La requérante n’a obtenu aucune réparation pour le
préjudice subi, y compris en ce qui concerne la contravention de blessures
involontaires commises sur sa personne, cette infraction ayant été
amnistiée par une loi du 3 août 1995.
J’en conclus que la protection juridique offerte par la France à
la requérante, eu égard à la perte de l’enfant qu’elle
portait, ne satisfaisait pas aux exigences procédurales inhérentes
à l’article 2 de la Convention.
Il est évident que, n’acceptant pas le raisonnement de la majorité
qui considère que l’article 2 n’a pas été violé
pour une raison procédurale et qu’il n’est donc pas nécessaire
de dire si cet article est applicable, je dois expliquer le raisonnement qui
me conduit à estimer que l’article 2 est applicable et qu’il
a été violé.
Jusqu’à présent, si les organes de la Convention ont évité
de trancher la question de l’applicabilité ou non de l’article
2 aux enfants à naître (voir les paragraphes 75-80 de l’arrêt),
ils n’ont pas exclu que le fœtus puisse bénéficier
d’une certaine protection au regard de la première phrase de l’article
2 (H. c. Norvège, no 17004/90, décision de la Commission du 19
mai 1992, DR 73, p. 181 ; Boso c. Italie (déc.), no 50490/99, CEDH 2002-VII).
En premier lieu, il convient de se rappeler que le travail des juges, au niveau
national ou international, n’est pas toujours facile, surtout quand les
interprétations possibles des textes peuvent aller dans deux sens opposés.
Les travaux préparatoires de la Convention sont muets quant à
l’étendue des termes « personnes » et « vie »
et quant à l’applicabilité de l’article 2 avant la
naissance.
Or je constate que, depuis les années 50, les progrès de la science,
de la biologie et de la médecine ont été considérables,
y compris en ce qui concerne la phase antérieure à la naissance.
De son côté, la communauté politique s’interroge au
niveau national et international sur la façon la plus appropriée
de protéger, même avant la naissance, les droits de l’homme
et la dignité de l’être humain de certaines applications
de la biologie et de la médecine.
J’estime que l’on ne peut pas ignorer le grand débat mené
ces dernières années au sein des parlements nationaux sur la bioéthique
et sur l’opportunité de la révision ou de l’introduction
de lois sur l’assistance médicale à la procréation
et au diagnostic prénatal, en renforçant les garanties, en prohibant
des techniques telles que le clonage reproductif des êtres humains et
en encadrant strictement celles dont l’intérêt médical
est avéré.
La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, ouverte
à la signature à Oviedo le 4 avril 1997 et entrée en vigueur
le 1er décembre 1999, a, quant à elle, pour but de protéger
l’être humain dans sa dignité et son identité et de
garantir à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité
et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard
des applications de la biologie et de la médecine. Elle protège
la dignité de toute personne même avant la naissance et a pour
souci principal d’éviter qu’aucune forme de recherche ou
d’intervention ne puisse être entreprise en violation de la dignité
et de l’identité de l’être humain. Cette convention,
bien que très récente, ne définit pas non plus le terme
de « personne » et distingue entre « personne » et «
être humain », dont, à l’article 2, elle affirme la
primauté comme suit : « L’intérêt et le bien
de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt
de la société ou de la science. » Quant au problème
de la définition du terme de « personne », le rapport explicatif
de la Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe indique,
au paragraphe 18, qu’« en l’absence d’unanimité,
parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe, sur la définition
de [ce terme], il a été convenu de laisser au droit interne le
soin éventuel d’apporter les précisions pertinentes aux
effets de l’application de la présente Convention ».
Par ailleurs, j’observe que, dans cette convention, il y a sans doute
des dispositions concernant la phase d’avant naissance (voir par exemple
le chapitre IV – Génome humain). Notre Cour peut être saisie
en application de l’article 29 de cette convention pour donner des avis
consultatifs sur des questions juridiques relatives à son interprétation.
Aucune restriction à cette faculté n’a été
prévue par les Etats contractants de façon à limiter la
compétence de notre Cour aux questions portant uniquement sur les faits
qui se déroulent après la naissance.
En présence d’une série de silences ou bien de renvois,
il faut tout de même donner une réponse à la requérante.
En deuxième lieu, je tiens à souligner que les juges doivent rendre
une décision sur l’affaire concrète qui leur est présentée.
La requête a pour objet une interruption de grossesse provoquée
par la faute d’un médecin sur un fœtus qui avait entre vingt
et vingt-quatre semaines, contre la volonté de la mère.
A ce propos, j’estime que l’on ne peut pas ignorer le fait que l’âge
du fœtus, dans le cas d’espèce, était très proche
de celui de certains fœtus ayant pu survivre, mais également le
fait qu’aujourd’hui, grâce aux progrès scientifiques,
on connaît presque tout d’un fœtus de cet âge : son poids,
son sexe, ses dimensions exactes, ses éventuels malformations ou problèmes.
S’il n’a pas encore d’existence indépendante de celle
de la mère (mais dans les premières années de vie un enfant
ne peut non plus survivre de façon autonome, sans l’aide de quelqu’un
qui s’occupe de lui), je considère qu’il est un être
distinct de sa mère.
Si la personnalité juridique n’apparaît qu’à
la naissance, cela ne signifie nullement, à mon avis, que « le
droit de toute personne à la vie » ne doit pas être reconnu
et protégé avant la naissance. Cela me paraît d’ailleurs
être un principe partagé par tous les pays membres du Conseil de
l’Europe : les lois adoptées au niveau national afin de permettre
l’interruption volontaire de grossesse n’auraient pas été
nécessaires si le fœtus n’avait pas été considéré
comme une vie à protéger. Elles représentent donc une exception
à la règle de la protection de la vie des personnes, et ce même
avant la naissance.
Je rappelle que de toute façon cette affaire n’a rien à
voir avec la réglementation, par les lois nationales, de l’interruption
volontaire de grossesse, qui a été depuis longtemps l’objet
de requêtes devant les organes de Strasbourg et qui a été
jugée conforme à la Convention (paragraphes 75-80 de l’arrêt).
J’estime que, comme les autres articles de la Convention, l’article
2 doit être interprété de façon évolutive
afin de permettre aussi de répondre aux grands dangers actuels pour la
vie humaine. Les moyens des manipulations génétiques et la possibilité
d’une utilisation des résultats scientifiques en violation de la
dignité et de l’identité de l’être humain l’imposent.
La Cour a, de plus, souvent affirmé que la Convention est un instrument
vivant, à interpréter à la lumière des conditions
actuelles (voir, par exemple, Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril
1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31 ; Loizidou c. Turquie (exceptions
préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310, p.
26, § 71 ; Mazurek c. France, no 34406/97, § 49, CEDH 2000-II).
J’en conclus donc que l’article 2 de la Convention est applicable
en l’espèce et qu’il a été violé, dans
la mesure où le droit à la vie n’a pas été
protégé par la loi de l’Etat défendeur.