En l’affaire Vo c. France, 8 juillet 2004
La Cour européenne des Droits de l’Homme,
siégeant en une Grande Chambre
PROCÉDURE (…)
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. La requérante est née en 1967 et réside à Bourg-en-Bresse.
10. Le 27 novembre 1991, la requérante, d’origine vietnamienne, se présenta à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu de Lyon pour y subir la visite médicale du sixième mois de sa grossesse.
11. Le même jour, une autre femme, nommée Mme Thi Thanh Van Vo, devait se faire enlever un stérilet dans le même établissement. Le médecin, le docteur G., qui devait effectuer cette opération appela dans la salle d’attente « Madame Vo », appel auquel la requérante répondit.
Après un bref entretien, le médecin constata que la requérante ne comprenait pas bien le français. Ayant étudié le dossier, il entreprit d’ôter le stérilet sans aucun examen préalable de la patiente. En cours d’opération, le médecin perça la poche des eaux, entraînant ainsi une importante perte du liquide amniotique.
Après un examen clinique qui révéla l’existence d’un gros utérus, le médecin prescrivit une échographie. Il apprit alors que celle-ci venait d’être faite et comprit qu’une erreur sur la personne avait été commise. La requérante fut immédiatement hospitalisée.
Le docteur G. tenta ensuite de procéder à l’enlèvement du stérilet sur Mme Thi Thanh Van Vo et, n’y réussissant pas, prescrivit une intervention sous anesthésie générale devant avoir lieu le lendemain matin. Une nouvelle erreur était alors commise et la requérante, conduite au bloc opératoire à la place de Mme Thi Thanh Van Vo, ne dut qu’à ses protestations et au fait qu’un médecin anesthésiste la reconnut d’échapper à l’intervention chirurgicale destinée à son homonyme.
12. La requérante quitta l’hôpital le 29 novembre 1991. Le 4 décembre 1991, elle y revint pour la vérification de l’évolution de sa grossesse ; les médecins constatèrent que le liquide amniotique ne s’était pas reconstitué et que la grossesse ne pouvait plus se poursuivre. Une interruption thérapeutique de la grossesse fut effectuée le 5 décembre 1991.
13. Le 11 décembre 1991, la requérante et son compagnon portèrent plainte avec constitution de partie civile pour blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail de moins de trois mois commises sur l’intéressée et pour homicide commis sur son enfant. A la suite de cette plainte, trois rapports d’expertise furent déposés.
14. Le premier rapport, remis le 16 janvier 1992, conclut que le fœtus de sexe féminin devait se trouver entre vingt et vingt et une semaines depuis la conception, qu’il pesait 375 grammes, mesurait 28 centimètres, avait un périmètre crânien de 17 centimètres, et qu’il n’avait pas respiré à sa sortie. L’expertise conclut également qu’il n’y avait aucun signe de violence ou de malformation et qu’aucun constat ne permettait d’attribuer le décès à une cause morphologique ou à une atteinte organique. Par ailleurs, l’autopsie réalisée à la suite de l’avortement thérapeutique et l’analyse anatomo-pathologique du corps permirent de conclure que le poumon fœtal présentait un âge de vingt à vingt-quatre semaines.
15. Le 3 août 1992, un deuxième rapport fut déposé concernant les blessures commises sur la personne de la requérante :
« a) Il existe une période d’incapacité temporaire totale du 27 novembre 1991 au 13 décembre 1991, date d’entrée à la clinique du Tonkin pour une tout autre pathologie (appendicectomie)
b) la date de consolidation peut être fixée au 13 décembre 1991
c) il n’existe pas de préjudice d’agrément
d) il n’existe pas de préjudice esthétique
e) il n’existe pas de préjudice professionnel
f) il n’existe pas d’incapacité permanente partielle
Il reste à évaluer le pretium doloris dû aux répercussions de cet événement. Il conviendrait de faire ces évaluations avec un médecin d’origine vietnamienne et psychiatre ou psychologue. »
16. Le troisième rapport, rendu le 29 septembre 1992, fit état du dysfonctionnement du service hospitalier mis en cause et de la négligence du médecin :
« 1o L’organisation des consultations des services des professeurs [T.] et [R.] à l’Hôtel-Dieu de Lyon n’est pas exempte de reproches, en particulier en ce qui concerne les risques de confusion dus aux homonymies fréquentes des patientes d’origine étrangère, risque sûrement augmenté du fait de leur ignorance ou de leur compréhension limitée de notre langue.
2o Une orientation imprécise des patientes, une désignation insuffisamment claire des bureaux médicaux et des médecins y consultant ont favorisé l’inversion des patientes de patronyme voisin et expliquent que le Dr [G.] ayant pris connaissance du dossier médical de Mme Thi Thanh Van Vo a vu se présenter à son appel [la requérante].
3o Le docteur a agi par négligence, par omission et il s’est fié aux seuls examens para-cliniques. Il n’a pas examiné sa patiente et par un geste malencontreux a déclenché une interruption de grossesse à cinq mois par rupture de la poche des eaux. Ce geste engage sa responsabilité mais il existe des circonstances atténuantes. »
17. Le 25 janvier 1993, puis à la suite d’un réquisitoire supplétif du procureur de la République en date du 26 avril 1994, le docteur G. fut mis en examen pour avoir, le 27 novembre 1991, à Lyon,
– par maladresse, imprudence, inattention, en l’espèce en perforant la poche des eaux dans laquelle se développait le fœtus de la requérante alors vivant et viable, involontairement provoqué la mort de cet enfant (faits prévus et réprimés par l’article 319 du code pénal ancien – texte applicable à la date des faits –, et à ce jour l’article 221-6 du code pénal) ;
– par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, causé à la requérante une atteinte à l’intégrité de sa personne, suivie d’une incapacité totale de travail n’excédant pas trois mois (faits prévus et réprimés par l’article R. 40 4o du code pénal ancien – texte applicable à la date des faits –, et à ce jour les articles R. 625-2 et R. 625-4 du code pénal).
18. Par une ordonnance du 31 août 1995, le docteur G. fut renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lyon des chefs d’atteinte involontaire à la vie et contravention de blessures involontaires.
19. Par un jugement du 3 juin 1996, le tribunal constata l’amnistie de plein droit de la contravention de blessures involontaires sur la personne de la requérante conformément à la loi d’amnistie du 3 août 1995. Sur le délit d’atteinte involontaire à la vie sur le fœtus, le tribunal s’exprima dans les termes suivants :
« La question posée au tribunal est de savoir si l’infraction d’homicide involontaire ou d’atteinte involontaire à la vie est constituée lorsque l’atteinte à la vie concerne le fœtus, si le fœtus de 20 à 21 semaines constitue une personne humaine (autrui au sens de l’article 221-6 du code pénal).
(...)
Les éléments d’expertise doivent être homologués. Le fœtus avait entre 20 et 21 semaines.
– A quel stade de maturité l’embryon peut-il être considéré comme une personne humaine ?
La loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse énonce : « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. »
La loi du 29 juillet 1994 (article 16 du code civil) énonce : « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. »
Les lois du 29 juillet 1994 utilisaient expressément pour la première fois les termes « embryon » et « embryon humain ». Aucun de ces textes ne définit cependant ce qu’est l’embryon humain.
Plusieurs parlementaires (députés ou sénateurs), dans le cadre de la préparation de la législation sur la bioéthique, ont voulu définir l’embryon. Charles de Courson proposait de le définir ainsi : « tout être humain doit être respecté dès le commencement de la vie, l’embryon humain est un être humain. » Jean-François Mattéi énonçait : « l’embryon n’est en tout état de cause que l’expression morphologique d’une seule et même vie qui commence dès la fécondation et se poursuit jusqu’à la mort en passant par différentes étapes. En l’état actuel des connaissances on ne sait pas précisément quand le zygote devient l’embryon, l’embryon fœtus, le seul fait indiscutable étant le démarrage du processus de la vie lors de la fécondation. »
Ainsi il apparaît qu’aucune règle juridique ne précise la situation juridique de l’embryon, depuis sa formation et au fur et à mesure de son développement. Il y a lieu, devant cette absence de définition juridique d’en revenir aux connaissances acquises. Il est établi que la viabilité du fœtus se situe à 6 mois, en aucun cas dans l’état actuel des connaissances à 20 ou 21 semaines.
Le tribunal ne peut que retenir cet élément (viabilité à 6 mois) et ne peut créer le droit sur une question que les législateurs n’ont pu définir encore.
Ainsi le tribunal retient que le fœtus est viable à compter de 6 mois. Qu’un fœtus de 20 à 21 semaines n’est pas viable et qu’il n’est pas une personne humaine ou autrui au sens des articles 319 ancien du code pénal et 221-6 du code pénal.
Le délit d’homicide involontaire ou atteinte involontaire à la vie sur un fœtus de 20 à 21 semaines n’est pas établi, le fœtus n’étant pas une personne humaine ou autrui (...)
Renvoie le Dr G. des fins de la poursuite sans peine ni dépens (...) »
20. Le 10 juin 1996, la requérante interjeta appel du jugement. Elle soutint que le docteur G. avait commis une faute personnelle détachable du fonctionnement du service public et sollicita l’allocation des sommes suivantes : un million de francs français (FRF) à titre de dommages-intérêts dont 900 000 FRF pour la mort de l’enfant et 100 000 FRF pour la blessure par elle subie. Le ministère public, second appelant, requit l’infirmation du jugement de relaxe en faisant observer que « le prévenu, en omettant d’effectuer un examen clinique, a commis une faute ayant causé la mort du fœtus, qui au moment de l’acte dommageable, âgé de vingt à vingt-quatre semaines, poursuivait normalement et inexorablement, sans aucun doute médical sur son avenir, le chemin de vie qu’il avait entamé ».
21. Par un arrêt du 13 mars 1997, la cour d’appel de Lyon confirma le jugement en ce qu’il avait constaté l’extinction de l’action publique du chef de la contravention de blessures involontaires et l’infirma pour le reste en déclarant le médecin coupable d’homicide involontaire. Elle le condamna à six mois d’emprisonnement avec sursis et 10 000 FRF d’amende. Elle statua ainsi :
« (...) Attendu qu’en l’espèce la faute du docteur [G.] est d’autant plus caractérisée que la patiente, n’ayant pas une pratique suffisante de la langue française, n’était pas à même d’exposer ses doléances, de répondre à ses questions, de lui préciser la date des dernières règles, éléments qui auraient dû l’inciter d’autant plus à pratiquer un examen clinique minutieux ; que l’allégation selon laquelle il était en droit de se fier aux seuls documents médicaux démontre que ce jeune médecin, scientifique accompli, méconnaissait toutefois un aspect essentiel de l’art médical constitué par l’écoute, la connaissance, l’examen du malade ; que d’ailleurs, devant la Cour, le Dr [G.] a précisé que depuis cet accident il avait « l’obsession de la précaution » à prendre avant d’opérer ;
Attendu que cette faute d’imprudence et de négligence présente un lien de causalité certaine avec la perte de l’enfant dont Madame Vo était enceinte, le prévenu ayant lui-même reconnu, avec une incontestable loyauté, que l’examen clinique lui aurait permis de constater l’état de grossesse de sa patiente et de déceler l’interversion de personnes s’étant produite ;
Attendu que s’agissant de la qualification d’homicide involontaire il convient dans un premier temps de rappeler les principes juridiques gouvernant la matière ;
Attendu que diverses dispositions conventionnelles telles que l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que l’article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques, que l’article 6 de la Convention relative aux droits de l’enfant signée à New York le 26 janvier 1990, reconnaissent l’existence, pour toute personne, et notamment l’enfant, d’un droit à la vie protégé par la loi ;
Attendu qu’en droit interne, l’article 1er de la loi 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse a précisé que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. (qu)’Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi. » ;
Attendu, par ailleurs, que la loi 94-653 du 29 juillet 1994, relative au respect du corps humain, a rappelé dans l’article 16 du code civil que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » ;
Attendu que ces dispositions législatives ne sauraient être considérées comme de simples déclarations d’intention, dépourvues de tout effet juridique, alors que l’article 16-9 du code civil indique que les dispositions de l’article 16 sont d’ordre public ;
Attendu que de son côté la Cour de cassation, Chambre criminelle, dans deux arrêts rendus le 27 novembre 1996, a fait application de ces principes de droit international et de droit interne en précisant que la loi du 17 janvier 1975 n’admet qu’il soit porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie, rappelé en son article 1er, qu’en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu’elle définit ;
Qu’elle a ajouté qu’eu égard aux conditions ainsi posées par le législateur, l’ensemble des dispositions issues de cette loi et de celle du 31 décembre 1979 relative à l’interruption volontaire de grossesse n’étaient pas incompatibles avec les stipulations conventionnelles précitées ;
Qu’elle a par ailleurs rappelé que lors de la signature à New York le 26 janvier 1990 de la Convention relative aux droits de l’enfant, la France avait formulé une déclaration interprétative selon laquelle cette Convention ne saurait être interprétée comme faisant obstacle à l’application des dispositions de la législation française relative à l’interruption volontaire de grossesse ; que cette réserve démontre a contrario, que ladite Convention était susceptible de concerner le fœtus de moins de dix semaines, délai légal en France de l’interruption volontaire de la grossesse ;
Attendu qu’il en résulte que, sous réserve des dispositions relatives à l’interruption volontaire de la grossesse et de celles relatives à l’avortement thérapeutique, la loi consacre le respect de tout être humain dès le commencement de la vie, sans qu’il soit exigé que l’enfant naisse viable, du moment qu’il était en vie lors de l’atteinte qui lui a été portée ;
Attendu qu’au demeurant la viabilité constitue une notion scientifiquement contingente et incertaine comme le reconnaît le prévenu lui-même qui, poursuivant actuellement des études aux Etats-Unis, a précisé devant la Cour que des fœtus nés 23 ou 24 semaines après la conception avaient pu être maintenus en vie alors qu’une telle hypothèse était totalement exclue quelques années auparavant ; que dans la consultation établie par le professeur [T.] et produite par le docteur [G.], il est fait état du rapport du professeur Mattéi indiquant que l’embryon n’est que l’expression morphologique d’une seule et même vie qui commence dès la fécondation et se poursuit jusqu’à la mort, en passant par différentes étapes, sans que l’on sache à quel moment le zygote devient embryon, l’embryon fœtus, le seul fait indiscutable étant le démarrage du processus de vie lors de la fécondation ; (...)
Attendu qu’ainsi la viabilité lors de la naissance, notion scientifiquement incertaine, est de surcroît dépourvue de toute portée juridique, la loi n’opérant aucune distinction à cet égard ;
Attendu qu’en l’espèce il est établi que lors de l’échographie effectuée le 27 novembre 1991, suivie le même jour de la perte du liquide amniotique, la grossesse de [la requérante] se poursuivait normalement et que l’enfant qu’elle portait était en vie ; que lors de l’avortement thérapeutique réalisé le 5 décembre 1991, il a été constaté que, selon les mensurations de l’enfant comparées aux tables publiées, il était permis d’attribuer à ce fœtus un âge de 20 à 21 semaines, qui pourrait même être supérieur dans la mesure où il n’est pas certain que ces tables prennent en compte la morphologie propre aux enfants d’origine vietnamienne, le docteur [G.], interrogé sur ce point à l’audience, n’ayant pu fournir aucune précision supplémentaire ; que l’examen anatomo-pathologique avait permis de conclure que le poumon fœtal présentait un âge de 20 à 24 semaines ; attendu qu’il résulte de l’ensemble de ces indications que l’âge du fœtus était de 20 à 24 semaines, ses mensurations incitant plutôt à incliner vers la branche basse de l’évaluation ; qu’en tout état de cause l’âge de ce fœtus était très proche de celui de certains fœtus ayant pu survivre aux Etats-Unis comme l’a précisé le docteur [G.] ; que les photographies figurant au dossier sous la cote D 32 montrent un enfant parfaitement formé dont la vie a été interrompue par la négligence du prévenu ;
Attendu que comme l’avait fait remarquer la cour d’appel de Douai dans son arrêt du 2 juin 1987, si l’atteinte portée à l’enfant avait provoqué une lésion n’entraînant pas sa mort, la qualification de blessures involontaires eût été retenue sans hésitation aucune ; qu’à plus forte raison, la qualification d’homicide involontaire doit être retenue s’agissant d’une atteinte ayant provoqué la mort de l’enfant ;
Attendu qu’ainsi tant l’application stricte des principes juridiques que des données acquises de la science que des considérations d’élémentaire bon sens, conduisent à retenir la qualification d’homicide involontaire s’agissant d’une atteinte par imprudence ou négligence portée à un fœtus âgé de 20 à 24 semaines en parfaite santé, ayant causé la mort de celui-ci ;
Attendu qu’en conséquence le jugement déféré doit être infirmé (...) ;
Attendu que si l’action civile de [la requérante] est recevable, ne serait-ce que pour corroborer l’action publique, la Cour est incompétente pour statuer sur la demande en réparation ; qu’en effet, la faute d’imprudence et de négligence commise par le docteur [G.], médecin dans un hôpital public, quoique non dépourvue de gravité, ne présente pas toutefois le caractère d’une faute personnelle d’une exceptionnelle gravité, traduisant une méconnaissance totale des principes les plus élémentaires et des devoirs de sa mission, la rendant détachable du service ;
Attendu en revanche qu’il convient de condamner le docteur [G.] à payer à cette partie civile, une indemnité de 5 000 francs au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale au titre des frais non payés par l’Etat et exposés par celle-ci ;
(...) »
22. Sur pourvoi du médecin, la Cour de cassation, par un arrêt du 30 juin 1999, cassa l’arrêt de la cour d’appel de Lyon et dit n’y avoir lieu à renvoi :
« Vu l’article 111-4 du code pénal ;
Attendu que la loi pénale est d’interprétation stricte ;
(...)
Attendu que, pour déclarer [le médecin] coupable d’homicide involontaire, la juridiction du second degré relève que l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaissent l’existence, pour toute personne, d’un droit à la vie protégé par la loi ; qu’elle souligne que la loi du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de grossesse, pose le principe du respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, désormais rappelé par l’article 16 du code civil dans la rédaction issue de la loi du 29 juillet 1994 ; qu’ensuite elle énonce qu’en intervenant sans examen clinique préalable, le médecin a commis une faute d’imprudence et de négligence, qui présente un lien de causalité certain avec la mort de l’enfant que portait la patiente ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors que les faits reprochés au prévenu n’entrent pas dans les prévisions des articles 319 ancien et 221-6 du code pénal, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé ;
(...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code pénal

23. Le texte, applicable au moment des faits, prévoyant et réprimant les atteintes portées involontairement à la vie était, avant le 1er mars 1994, l’article 319 du code pénal, qui se lit comme suit :
« Quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, aura commis involontairement un homicide ou en aura été involontairement la cause, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 1 000 francs à 30 000 francs. »
24. Depuis le 1er mars 1994, l’article pertinent est l’article 221-6 du code pénal (modifié par la loi no 2000-647 du 10 juillet 2000 et l’ordonnance no 2000-916 du 19 septembre 2000) qui figure dans la section II (« Des atteintes involontaires à la vie ») du chapitre I (« Des atteintes à la vie de la personne ») du titre II (« Des atteintes à la personne humaine ») du livre II (« Des crimes et délits contre les personnes »). L’article 221-6 est ainsi rédigé :
« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
En cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. »
25. L’article 223-10 du code pénal, qui concerne l’interruption volontaire de la grossesse d’une femme sans son consentement par un tiers, figure à la section V intitulée « De l’interruption illégale de la grossesse » du chapitre III ayant pour titre « De la mise en danger de la personne » du titre II du livre II, et se lit ainsi :
« L’interruption de la grossesse sans le consentement de l’intéressée est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. »
26. La section III intitulée « De la protection de l’embryon humain » du chapitre I (« Des infractions en matière d’éthique biomédicale ») du titre I (« Des infractions en matière de santé publique ») du livre V (« Des autres crimes et délits ») énonce plusieurs prohibitions au regard de l’éthique médicale (articles 511-15 à 511-25) dont, par exemple, la conception d’embryons humains in vitro à des fins de recherche ou d’expérimentation (article 511-18).
B. Le code de la santé publique
27. A l’époque des faits, le délai de prescription de l’action en responsabilité administrative était de quatre ans et la période pendant laquelle l’interruption volontaire de grossesse était légale était de dix semaines à partir de la conception.
28. Les dispositions du code de la santé publique, telles qu’elles sont en vigueur, notamment depuis la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, se lisent comme suit :
Article L. 1142-1
« Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic, ou de soins qu’en cas de faute.
(...) »
Article L. 1142-2
« Les professionnels de santé exerçant à titre libéral, les établissements de santé, services de santé et organismes mentionnés à l’article L. 1142-1, et toute autre personne morale, autre que l’Etat, exerçant des activités de prévention, de diagnostic ou de soins ainsi que les producteurs, exploitants et fournisseurs de produits de santé, à l’état de produits finis, mentionnés à l’article L. 5311-1 à l’exclusion du 5º, sous réserve des dispositions de l’article L. 1222-9, et des 11º, 14º et 15º, utilisés à l’occasion de ces activités, sont tenus de souscrire une assurance destinée à les garantir pour leur responsabilité civile ou administrative susceptible d’être engagée en raison de dommages subis par des tiers et résultant d’atteintes à la personne, survenant dans le cadre de l’ensemble de cette activité.
(...) »
Article L. 1142-28
« Les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé ou des établissements de santé publics ou privés à l’occasion d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins se prescrivent par dix ans à compter de la consolidation du dommage. »
Article L. 2211-1
« Comme il est dit à l’article 16 du code civil ci-après reproduit :
« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »
Article L. 2211-2
« Il ne saurait être porté atteinte au principe mentionné à l’article L. 2211-1 qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par le présent titre.
L’enseignement de ce principe et de ses conséquences, l’information sur les problèmes de la vie et de la démographie nationale et internationale, l’éducation à la responsabilité, l’accueil de l’enfant dans la société et la politique familiale sont des obligations nationales. L’Etat, avec le concours des collectivités territoriales, exécute ces obligations et soutient les initiatives qui y contribuent. »
Article L. 2212-1
« La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse. »
Article L. 2213-1
« L’interruption volontaire d’une grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d’une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu son avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic.
(...) »
C. La position de la Cour de cassation
29. Par deux fois, et en dépit de conclusions contraires des avocats généraux, la Cour de cassation a confirmé sa position prise en l’espèce (voir paragraphe 22 ci-dessus) dans des arrêts des 29 juin 2001 (Cass. ass. plén., Bull. no 165) et 25 juin 2002 (Cass. crim., Bull. crim. no 144).
1. L’arrêt du 29 juin 2001 de l’assemblée plénière
« Sur les deux moyens réunis du procureur général près la cour d’appel de Metz et de Mme X... :
Attendu que le 29 juillet 1995 un véhicule conduit par M. Z... a heurté celui conduit par Mme X..., enceinte de six mois, qui a été blessée et a perdu des suites du choc le fœtus qu’elle portait ; que l’arrêt attaqué (Metz, 3 septembre 1998) a notamment condamné M. Z... du chef de blessures involontaires sur la personne de Mme X..., avec circonstance aggravante de conduite sous l’empire d’un état alcoolique, mais l’a relaxé du chef d’atteinte involontaire à la vie de l’enfant à naître ;
Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir ainsi statué, alors que, d’une part, l’article 221-6 du Code pénal réprimant le fait de causer la mort d’autrui n’exclut pas de son champ d’application l’enfant à naître et viable, qu’en limitant la portée de ce texte à l’enfant dont le cœur battait à la naissance et qui a respiré, la cour d’appel a ajouté une condition non prévue par la loi, et alors que, d’autre part, le fait de provoquer involontairement la mort d’un enfant à naître constitue le délit d’homicide involontaire dès lors que celui-ci était viable au moment des faits quand bien même il n’aurait pas respiré lorsqu’il a été séparé de la mère, de sorte qu’auraient été violés les articles 111-3, 111-4 et 221-6 du Code pénal et 593 du Code de procédure pénale ;
Mais attendu que le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’oppose à ce que l’incrimination prévue par l’article 221-6 du Code pénal, réprimant l’homicide involontaire d’autrui, soit étendue au cas de l’enfant à naître dont le régime juridique relève de textes particuliers sur l’embryon ou le fœtus ;
(...) »
2. L’arrêt du 25 juin 2002 de la chambre criminelle
« (...)
Vu les articles 319 ancien, 221-6 et 111-4 du Code pénal ;
Attendu que le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’oppose à ce que l’incrimination d’homicide involontaire s’applique au cas de l’enfant qui n’est pas né vivant ;
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué que Z..., dont la grossesse, suivie par X..., était venue à terme le 10 novembre 1991, est entrée en clinique en vue de son accouchement le 17 novembre ; que, placée sous surveillance vers 20 heures 30, elle a signalé une anomalie du rythme cardiaque de l’enfant à la sage-femme, Y..., laquelle a refusé d’appeler le médecin ; qu’un nouveau contrôle pratiqué le lendemain à 7 heures a révélé la même anomalie, puis l’arrêt total des battements du cœur ; que, vers 8 heures, X... a constaté le décès ; qu’il a procédé dans la soirée à l’extraction par césarienne d’un enfant mort-né qui, selon le rapport d’autopsie, ne présentait aucune malformation mais avait souffert d’anoxie ;
Attendu que, pour déclarer Y... coupable d’homicide involontaire et X..., qui a été relaxé par le tribunal correctionnel, responsable des conséquences civiles de ce délit, l’arrêt retient que le décès de l’enfant est la conséquence des imprudences et négligences commises par eux, le médecin en s’abstenant d’intensifier la surveillance de la patiente en raison du dépassement du terme, la sage-femme en omettant de l’avertir d’une anomalie non équivoque de l’enregistrement du rythme cardiaque de l’enfant ;
Que les juges, après avoir relevé que l’enfant mort-né ne présentait aucune lésion organique pouvant expliquer le décès, énoncent « que cet enfant était à terme depuis plusieurs jours et que, si les fautes relevées n’avaient pas été commises, il avait la capacité de survivre par lui-même, disposant d’une humanité distincte de celle de sa mère » ;
Mais attendu qu’en se prononçant ainsi, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés ;
D’où il suit que la cassation est encourue ; qu’elle aura lieu sans renvoi, dès lors que les faits ne sont susceptibles d’aucune qualification pénale ;
(...) »
30. La chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que justifie sa décision la cour d’appel qui, pour déclarer le prévenu coupable d’homicide involontaire sur un enfant, né le jour de l’accident de circulation dans lequel sa mère, enceinte de huit mois, a été grièvement blessée, et décédé une heure après, retient que le conducteur, par un défaut de maîtrise de son véhicule, a causé la mort de l’enfant qui a vécu une heure après sa naissance et qui est décédé des suites des lésions vitales irréversibles subies au moment du choc (Cass. crim., 2 décembre 2003).
31. Dans un article intitulé « Violences involontaires sur femme enceinte et délit d’homicide involontaire » (Recueil Dalloz 2004, p. 449), à propos du commentaire de l’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 2 décembre 2003 (paragraphe 30 ci-dessus), il est observé que la jurisprudence de la Cour de cassation précitée (paragraphe 29 ci-dessus) a été condamnée par vingt-huit auteurs sur trente-quatre.
Parmi les critiques de la doctrine, l’on peut relever la motivation laconique des arrêts de la Cour de cassation ou l’incohérence de la protection : serait passible de sanctions pénales celui qui cause des blessures involontaires alors que reste impuni celui qui provoque involontairement la mort du fœtus ; l’enfant qui a vécu quelques minutes se voit reconnaître la qualité de victime et celui mort in utero est ignoré du droit ; la liberté de procréer serait moins bien protégée que celle d’avorter.
D. L’amendement Garraud
32. Le 27 novembre 2003, l’Assemblée nationale a adopté, en seconde lecture, le projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ; il comprenait l’amendement Garraud, du nom du député à l’initiative du texte, qui créait le délit d’interruption involontaire de grossesse (IIG).
33. L’adoption de cet amendement avait soulevé de vives polémiques et le garde des Sceaux, M. Perben, à l’issue d’une semaine de consultations, déclarait le 5 décembre 2003 que la proposition du député « pose plus de problèmes qu’elle n’en règle » et penchait en faveur de son abandon. Le 23 janvier 2004, le Sénat a supprimé, à l’unanimité, l’amendement. C’est la seconde fois que les sénateurs suppriment une telle proposition : en avril 2003, ils s’y étaient déjà opposés lors de l’examen de la loi renforçant la lutte contre la violence routière adoptée le 12 juin 2003.
E. Les lois de bioéthique
34. Le 11 décembre 2003, l’Assemblée nationale a adopté en seconde lecture le projet de loi sur la bioéthique en vue de réviser les lois de 1994 relatives au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, conformément à ce qu’avait prévu le législateur d’alors, afin de prendre en compte les progrès scientifiques et médicaux intervenus depuis et les nouvelles questions qui se posent à la société. Le projet renforce les garanties en matière d’information ainsi que de recherche et de recueil du consentement des personnes face à l’évolution rapide des techniques, prohibe des pratiques rendues possibles par la technique (le clonage reproductif) et encadre celles dont l’intérêt médical est avéré (recherche sur l’embryon in vitro). Il met en place une instance d’encadrement et de contrôle (l’Agence de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaines) qui assurera également des fonctions d’accompagnement, de veille et d’expertise dans ces domaines (http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/bioethique.asp).
III. LE DROIT EUROPÉEN
A. La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine

35. La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, dite aussi Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, ouverte à la signature le 4 avril 1997 à Oviedo, est entrée en vigueur le 1er décembre 1999. Dans cette convention, les Etats membres du Conseil de l’Europe, les autres Etats et la Communauté européenne signataires,
« (...)
Résolus à prendre, dans le domaine des applications de la biologie et de la médecine, les mesures propres à garantir la dignité de l’être humain et les droits et libertés fondamentaux de la personne,
Sont convenus de ce qui suit :
Chapitre I – Dispositions générales
Article 1 – Objet et finalité
Les Parties à la présente Convention protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine.
Chaque Partie prend dans son droit interne les mesures nécessaires pour donner effet aux dispositions de la présente Convention.
Article 2 – Primauté de l’être humain
L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science.
(...)
Chapitre V – Recherche scientifique
(...)
Article 18 – Recherche sur les embryons in vitro
1. Lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l’embryon.
2. La constitution d’embryons humains aux fins de recherche est interdite.
(...)
Chapitre XI – Interprétation et suivi de la Convention
Article 29 – Interprétation de la Convention
La Cour européenne des Droits de l’Homme peut donner, en dehors de tout litige concret se déroulant devant une juridiction, des avis consultatifs sur des questions juridiques concernant l’interprétation de la présente Convention à la demande :
– du Gouvernement d’une Partie, après en avoir informé les autres Parties ;
– du Comité institué par l’article 32, dans sa composition restreinte aux Représentants des Parties à la présente Convention, par décision prise à la majorité des deux tiers des voix exprimées.
(...) »
36. L’article 1 (paragraphes 16 à 19) du rapport explicatif à cette convention est ainsi libellé :
Article 1 – Objet et finalité
« 16. Cet article définit le champ d’application de la Convention ainsi que sa finalité.
17. La Convention a pour but de garantir, dans le domaine des applications de la biologie et de la médecine, les droits et libertés fondamentales de chaque personne, en particulier son intégrité, et de garantir la dignité et l’identité de l’être humain dans ce domaine.
18. La Convention ne définit pas le terme « toute personne » (en anglais « everyone »). L’utilisation de ces termes comme équivalents est basée sur le fait que les deux se trouvent également dans les versions française et anglaise de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui n’en donne cependant pas une définition. En l’absence d’unanimité, parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe, sur la définition de ces termes, il a été convenu de laisser au droit interne le soin éventuel d’apporter les précisions pertinentes aux effets de l’application de la présente Convention.
19. La Convention utilise aussi l’expression « être humain » en énonçant la nécessité de protéger l’être humain dans sa dignité et son identité. Il a été constaté qu’il est un principe généralement accepté selon lequel la dignité humaine et l’identité de l’espèce humaine doivent être respectées dès le commencement de la vie.
(...) »
B. Le Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine portant interdiction du clonage d’êtres humains (12 janvier 1998)
37. L’article 1 de ce protocole est ainsi rédigé :
« 1. Est interdite toute intervention ayant pour but de créer un être humain génétiquement identique à un autre être humain vivant ou mort.
2. Au sens du présent article, l’expression être humain « génétiquement identique » à un autre être humain signifie un être humain ayant en commun avec un autre l’ensemble des gènes nucléaires. »
C. Le Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine relatif à la recherche biomédicale
38. Le projet de protocole a été approuvé par le Comité directeur pour la bioéthique le 20 juin 2003. Il a été soumis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Celui-ci a consulté l’Assemblée parlementaire qui a donné un avis favorable le 30 avril 2004 (Avis no 252). Le 30 juin 2004, le Comité des Ministres a adopté ce texte.
Article 1 – Objet et finalité
« Les Parties au présent Protocole protègent l’être humain dans sa dignité et son identité, et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard de toute recherche dans le domaine de la biomédecine impliquant une intervention sur l’être humain. »
Article 2 – Champ d’application
« 1. Le présent Protocole s’applique à l’ensemble des activités de recherche dans le domaine de la santé impliquant une intervention sur l’être humain.
2. Le Protocole ne s’applique pas à la recherche sur les embryons in vitro. Il s’applique à la recherche sur les fœtus et les embryons in vivo.
(...) »
Article 3 – Primauté de l’être humain
« L’intérêt et le bien de l’être humain qui participe à une recherche doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. »
Article 18 – Recherche pendant la grossesse ou l’allaitement
« 1. Une recherche sur une femme enceinte dont les résultats attendus ne comportent pas de bénéfice direct pour sa santé, ou celle de l’embryon, du fœtus ou de l’enfant après sa naissance, ne peut être entreprise que si les conditions supplémentaires suivantes sont réunies :
i. la recherche a pour objet de contribuer à l’obtention, à terme, de résultats permettant un bénéfice pour d’autres femmes en relation avec la procréation, ou pour d’autres embryons, fœtus ou enfants ;
(...) »
Le rapport explicatif reprend les termes du rapport explicatif à la Convention.
D. Le rapport du Groupe de travail sur la protection de l’embryon et du fœtus humains : la protection de l’embryon humain in vitro (2003)
39. Le Groupe de travail sur la protection de l’embryon et du fœtus humains du Comité directeur pour la bioéthique a formulé la conclusion suivante dans un rapport établi en 2003 :
« Ce rapport a pour but de présenter une vue d’ensemble des positions actuelles en Europe sur la protection de l’embryon humain in vitro et des arguments qui les sous-tendent.
Il montre un large consensus sur la nécessité d’une protection de l’embryon in vitro. Néanmoins, la définition du statut de l’embryon reste un domaine où l’on rencontre des différences fondamentales reposant sur des arguments forts. Ces divergences sont, dans une large mesure, à l’origine de celles rencontrées sur les questions ayant trait à la protection de l’embryon in vitro.
Toutefois, même en l’absence d’accord sur le statut de l’embryon, la possibilité de réexaminer certaines questions à la lumière des récents développements dans le domaine biomédical et des avancées thérapeutiques potentielles, pourrait être envisagée. Dans ce contexte, tout en reconnaissant et respectant les choix fondamentaux des différents pays, il semble possible et souhaitable – au regard de la nécessité de protéger l’embryon in vitro reconnue par tous les pays – d’identifier des approches communes afin d’assurer des conditions adéquates d’application des procédures impliquant la constitution et l’utilisation d’embryons in vitro. Ce rapport se veut une aide à la réflexion vers cet objectif. »
E. Le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne
40. Ce groupe a notamment émis l’avis suivant sur les aspects éthiques de la recherche impliquant l’utilisation d’embryons humains dans le contexte du 5e programme-cadre de recherche (23 novembre 1998) :
« (...)
Contexte juridique
Controverses sur les notions de « débuts de la vie humaine » et de « personnalité humaine »
Les législations en vigueur dans les Etats membres diffèrent sensiblement quant à la question de savoir quand commence la vie humaine et à partir de quand apparaît la « personnalité » humaine. Force est de constater qu’il n’existe, en effet, aucune définition consensuelle, ni scientifique, ni juridique, des débuts de la vie.
On distingue cependant deux grandes conceptions du statut moral de l’embryon et par conséquent de la protection juridique dont il doit bénéficier :
Dans la première conception, l’embryon n’est pas un être humain et ne mérite donc qu’une protection limitée ;
Dans la seconde, l’embryon jouit du statut moral de tout être humain et doit donc bénéficier à ce titre d’une protection étendue.
Ce débat, qui a des incidences sur les règles à appliquer à la recherche sur l’embryon, est loin d’être clos. Récemment encore, lors des négociations de la Convention du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et la biomédecine, les pays signataires ne sont pas parvenus à s’entendre sur le statut juridique de l’embryon, et n’ont donc pu trancher la question de l’admissibilité de la recherche sur l’embryon. Ils ont donc renvoyé aux lois des Etats le soin de statuer sur cette question. Cependant, l’article 18 de la Convention stipule dans son premier alinéa : lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l’embryon.
(...)
Différences dans la définition même de l’embryon humain
Dans la plupart des Etats membres, il n’existe aucune définition juridique de l’embryon humain (Belgique, Danemark, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal et Suède).Dans les autres Etats (Allemagne, Autriche, Espagne et Royaume-Uni), la loi retient des notions très variables quant à la définition de l’embryon (...)
(...)
Portée variable des législations nationales
La portée des législations nationales concernant la recherche sur l’embryon est extrêmement variable.
Dans certains Etats, la recherche sur l’embryon humain n’est permise qu’au bénéfice de l’embryon concerné (Allemagne, Autriche). Dans d’autres Etats, elle n’est autorisée qu’à titre tout à fait exceptionnel (France, Suède) ou à de strictes conditions (Danemark, Espagne, Finlande, Royaume-Uni).
(...)
Diversité des points de vue
La diversité des points de vue quant au caractère moralement acceptable ou non de la recherche sur les embryons humains in vitro traduit des divergences entre principes éthiques, conceptions philosophiques et traditions nationales. Cette diversité est à la base même de la culture européenne. Deux approches s’opposent notamment : l’approche déontologique qui veut que nos devoirs et nos principes conditionnent la finalité et les conséquences de nos actions ; l’approche utilitaire ou « téléologique » qui implique que les actions humaines soient évaluées en fonction des moyens et des fins poursuivies (ou des conséquences).
(...)
Le groupe émet l’avis suivant :
En préambule, il apparaît fondamental de rappeler que le progrès de la connaissance en sciences de la vie, lequel a une valeur éthique en soi, ne saurait cependant prévaloir sur les droits fondamentaux de l’homme et sur le respect dû à tous les membres de la famille humaine.
L’embryon humain, quel que soit le statut moral ou légal qui lui est reconnu au regard des différentes cultures et des différentes approches éthiques qui ont cours en Europe, mérite donc la protection de la loi. Alors même qu’il existe un continuum de la vie humaine, cette protection doit être renforcée au fur et à mesure du développement de l’embryon et du fœtus.
Le Traité de l’Union, qui ne prévoit pas de compétence législative communautaire dans les domaines de la recherche et de la médecine, implique qu’une telle protection relève des législations nationales (comme c’est également le cas de la procréation médicalement assistée et de l’interruption volontaire de grossesse). Il n’en reste pas moins cependant que les instances communautaires doivent se préoccuper des questions éthiques soulevées par les pratiques médicales ou de recherche intéressant les débuts de la vie humaine.
Les instances communautaires doivent aborder ces questions éthiques en tenant compte des divergences morales et philosophiques reflétées par l’extrême diversité des règles juridiques applicables à la recherche sur l’embryon humain dans les quinze Etats membres. En effet, il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer en ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes les autres.
Le respect des différences d’approches philosophiques, morales, voire juridiques, propres à chaque culture nationale est consubstantiel à la construction de l’Europe.
D’un point de vue éthique, le caractère multiculturel de la société européenne invite à la tolérance mutuelle, tant les peuples que les responsables politiques des Nations de l’Europe qui ont choisi, de manière unique, de lier leur destin tout en assurant le respect mutuel de traditions historiques particulièrement fortes.
D’un point de vue juridique, ce multiculturalisme a pour base l’article 6 du Traité d’Amsterdam (ex-article F du Traité de Maastricht) qui fait dériver les droits fondamentaux, reconnus au niveau de l’Union, notamment des « traditions constitutionnelles communes aux Etats membres » et qui proclame, par ailleurs, que « l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres ».
Il résulte des principes ci-dessus définis que, dans le cadre des programmes de recherche européens, la question de la recherche sur l’embryon humain doit être envisagée, tant du point de vue du respect des principes éthiques fondamentaux communs à tous les Etats membres, qu’en tenant compte de la diversité de conceptions philosophiques et éthiques exprimées à travers les différentes pratiques et réglementations nationales en vigueur en ce domaine.
(...) »
IV. DROIT COMPARÉ
41. Dans la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe, l’incrimination d’homicide involontaire ne s’applique pas au fœtus. Cependant, trois pays ont fait le choix d’incriminations spécifiques. En Italie, l’article 17 de la loi du 22 mai 1978 relative à l’avortement prévoit un emprisonnement de trois mois à deux ans à l’encontre de celui qui cause une interruption de grossesse par imprudence. En Espagne, l’article 157 du code pénal prévoit une incrimination concernant les dommages causés à un fœtus et l’article 146 punit l’avortement provoqué par une « imprudence grave ». En Turquie, l’article 456 du code pénal prévoit que celui qui cause involontairement un préjudice à quiconque sera puni d’une peine de six mois à un an d’emprisonnement ; si la victime est une femme enceinte et que le préjudice a provoqué une naissance prématurée, le code pénal prévoit une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement.
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE

42. Le Gouvernement soutient principalement que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention car l’article 2 de celle-ci ne s’appliquerait pas à l’enfant à naître. Il estime par ailleurs que la requérante disposait d’une voie de droit de nature à redresser son grief, à savoir obtenir la condamnation du centre hospitalier à des dommages-intérêts par l’introduction d’un recours devant les juridictions administratives. Dès lors, elle n’aurait pas épuisé les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. A titre subsidiaire, il considère que la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement.
43. La requérante dénonce l’absence de protection de l’enfant à naître au regard de la loi pénale française et soutient que l’Etat a manqué à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention en ne retenant pas la qualification d’homicide involontaire en cas d’atteinte portée à celui-ci. Par ailleurs, elle juge le recours devant les juridictions administratives inefficace car inapte à faire reconnaître, en tant que tel, l’homicide commis sur son enfant. Enfin, la requérante affirme qu’elle disposait d’un choix entre la voie pénale et la voie administrative, et que si le choix de la première, sans qu’elle ait pu le prévoir, s’est soldé par un échec, la seconde s’était fermée entre-temps par le jeu de la prescription.
44. La Cour constate que l’examen de la requête pose la question de savoir si l’article 2 de la Convention est applicable à une interruption involontaire de grossesse et, dans l’affirmative, si cette disposition exigeait dans les circonstances de l’espèce la possibilité d’un recours de nature pénale ou si les exigences de l’article 2 se trouvaient satisfaites par l’existence d’un recours en responsabilité devant la juridiction administrative. Ainsi formulées, les exceptions tirées de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention et du défaut d’épuisement des voies de recours internes sont très étroitement liées à la substance du grief énoncé par la requérante sur le terrain de l’article 2. Partant, la Cour estime opportun de joindre ces exceptions au fond (voir, notamment, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 11, § 19).
45. La requête ne saurait dès lors être déclarée irrecevable soit comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention soit pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Par ailleurs, la Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond. La Cour conclut par conséquent qu’elle n’est pas manifestement mal fondée. Constatant en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
46. La requérante dénonce le refus des autorités de qualifier d’homicide involontaire l’atteinte à la vie de l’enfant à naître qu’elle portait. Elle se plaint que l’absence d’une législation pénale visant à réprimer et sanctionner une telle atteinte constitue une violation de l’article 2 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
47. La requérante affirme que le commencement de la vie a un sens et une définition universels. Même si cela est dans la nature des choses, on démontre aujourd’hui scientifiquement que toute vie commence dès la fécondation. C’est une constatation expérimentale. L’enfant conçu et non encore né n’est ni un amas de cellules, ni une chose ; il est une personne. Dans le cas contraire, il faudrait conclure qu’elle n’a en l’espèce rien perdu. Une telle hypothèse n’est pas admissible pour une femme enceinte. Ainsi, le terme « personne » employé à l’article 2 de la Convention est à prendre au sens d’être humain et non pas au sens d’individu revêtant les attributs de la personnalité juridique. C’est bien ainsi que l’ont compris le Conseil d’Etat et la Cour de cassation qui, acceptant d’apprécier la compatibilité de la loi sur l’interruption de grossesse avec l’article 2, ont nécessairement admis que l’enfant à naître relevait, dès les premiers instants de sa vie intra-utérine, du champ d’application de cette disposition (Conseil d’Etat ass., 21 décembre 1990, Recueil Lebon, p. 368 ; Cass. crim., 27 novembre 1996, Bull. crim. no 431).
48. Selon la requérante, le droit français garantit à tout être humain le droit à la vie dès l’instant de sa conception sous réserve de certaines exceptions prévues par la loi, en matière d’avortement. A cet égard, elle ajoute qu’à l’exception de l’avortement thérapeutique, toute autre forme d’avortement est incompatible avec l’article 2 de la Convention du fait de l’atteinte portée au droit à la vie de l’enfant conçu. Même dans l’hypothèse où l’on admet que les Etats peuvent autoriser, sous certaines conditions, les femmes qui le demandent à recourir à l’avortement, les Etats contractants ne seraient pas libres d’exclure l’enfant à naître de la protection de l’article 2. Le principe devrait être distingué de l’exception. L’article 1er de la loi de 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse (repris aux articles 16 du code civil et L. 2211-1 du code de la santé publique, paragraphe 28 ci-dessus) poserait le principe, à savoir le respect de tout être humain dès le commencement de la vie, et prévoirait ensuite l’exception en cas de nécessité et selon les conditions définies par la loi. Le législateur aurait, par ailleurs, implicitement admis que la vie commence dès l’instant de la conception en posant un certain nombre de règles protégeant l’embryon in vitro dans les lois de bioéthique du 29 juillet 1994 (paragraphe 34 ci-dessus). Ainsi, si la mort pourrait exceptionnellement prévaloir sur la vie, cette dernière resterait la valeur essentielle défendue par la Convention. L’exception ne devrait pas exclure la condamnation d’un tiers qui, par sa propre imprudence, fait périr un enfant à naître. La volonté de la mère ne saurait être assimilée à l’imprudence d’un tiers. La Cour pourrait donc affirmer que la loi des Parties contractantes doit assurer la protection de l’enfant conçu en réprimant pénalement l’homicide involontaire commis à son encontre même si cette loi autorise par ailleurs le recours à l’avortement.
49. La requérante rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, les Etats ont « le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour (...) prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (arrêts Kiliç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III). D’après elle, l’infléchissement de la jurisprudence amorcé par l’arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I) selon lequel, dans l’hypothèse d’une atteinte involontaire à la vie, le système judiciaire n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale, ne peut être suivi en l’espèce car un recours de nature civile « ne permet pas d’exprimer la réprobation publique face à une infraction [aussi] grave (...) qu’un homicide » (opinion partiellement dissidente de M. le juge Rozakis, à laquelle ont déclaré se rallier M. Bonello et Mme Strážnická, juges, dans l’arrêt Calvelli et Ciglio précité). La protection du droit à la vie garanti par l’article 2 s’en trouverait dépréciée. C’est la raison pour laquelle la requérante considère que la création du délit d’interruption involontaire de grossesse répond au vide créé par la Cour de cassation et comble la carence de l’Etat relative à son devoir de protection de l’être humain dans sa forme la plus jeune (paragraphe 32 ci-dessus).
50. La requérante fait valoir qu’elle disposait d’une option entre les voies pénale et administrative et qu’elle pouvait choisir entre les deux ordres de juridictions. Elle explique qu’elle a choisi la première parce que, d’une part, celle-ci était la seule apte à faire reconnaître, en tant que tel, l’homicide involontaire commis sur son enfant et que, d’autre part, l’instruction pénale facilitait la détermination des responsabilités. A son avis, rien ne laissait présager que la voie pénale serait vouée à l’échec, la position de la Cour de cassation prise en l’espèce en 1999, confirmée ensuite en 2001 et 2002, semblant loin d’être acquise eu égard à la jurisprudence résistante des cours d’appel et à la critique quasi unanime de la doctrine (paragraphe 31 ci-dessus). Ainsi, dans un arrêt du 3 février 2000 (cour d’appel (CA) de Reims, Dalloz 2000, jurisp., p. 873), la cour d’appel a condamné pour homicide involontaire un automobiliste qui avait percuté un véhicule blessant grièvement la conductrice enceinte de huit mois et causant par la suite le décès du bébé (voir également CA Versailles, 19 janvier 2000, inédit). La requérante conclut qu’elle n’avait a priori aucune raison de saisir les juridictions administratives et soutient qu’elle n’aurait pu le savoir qu’après la relaxe du docteur G., prononcée par le tribunal correctionnel. Cependant, à cette date, l’action contre l’administration était déjà prescrite. C’est pourquoi le recours devant les juridictions administratives ne saurait passer pour efficace au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
2. Le Gouvernement
51. Après avoir souligné que ni la métaphysique ni la médecine ne donnent de réponse définitive à la question de savoir si, et à partir de quel moment, le fœtus est un être humain, le Gouvernement affirme que sur le plan juridique l’article 2 de la Convention ne protège pas le droit à la vie du fœtus en qualité de personne. L’expression « toute personne » contenue à l’article 2 mais également aux articles 5, 6, 8 à 11 et 13 de la Convention serait utilisée de telle manière qu’elle ne pourrait s’appliquer qu’après la naissance (X c. Royaume-Uni, no 8416/79, décision de la Commission du 13 mai 1980, Décisions et rapports (DR) 19, p. 244). L’article 2, pris isolément, conduirait à la même observation car les limitations apportées au droit à la vie de « toute personne » prévues au paragraphe 2 concernent toutes, de par leur nature, les personnes déjà nées.
52. Quant au « droit à la vie », visé dans le même article, il ne pourrait davantage être interprété comme s’appliquant au fœtus et concernerait uniquement la vie de personnes déjà nées vivantes car il ne serait ni cohérent ni justifié de dissocier ce droit du sujet auquel il se rattache, en l’occurrence la personne. A la différence de l’article 4 § 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 selon lequel « Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception », les Etats signataires de la Convention n’auraient pas envisagé une telle extension de l’article 2 de la Convention au motif que, déjà en 1950, la quasi-totalité des Parties contractantes autorisaient l’avortement dans certaines circonstances. Reconnaître que le fœtus bénéficie du droit à la vie au sens de l’article 2 place sur un pied d’égalité la vie de la mère et celle du fœtus. Par ailleurs, privilégier la sauvegarde de la vie du second ou la mettre en balance avec l’unique risque à la fois grave, immédiat et insurmontable pour la vie de la mère constituerait une régression historique et sociale ainsi qu’une remise en cause des législations en vigueur dans de nombreux Etats parties à la Convention.
53. Le Gouvernement rappelle que la Commission s’est interrogée sur le point de savoir s’il était opportun d’accorder au fœtus un droit à la vie assorti de certaines limitations tenant à la protection de la vie et de la santé de la mère (X c. Royaume-Uni, décision précitée). Il estime qu’une telle limitation ne permettrait pas de légitimer l’avortement fondé sur des considérations thérapeutiques, morales ou sociales comme plusieurs législations nationales l’autorisaient pourtant déjà au moment de la négociation de la Convention. Cela reviendrait à sanctionner des Etats ayant fait le choix du droit à l’avortement en tant qu’expression et application du droit des femmes à disposer de leur corps et à maîtriser leur maternité. Or les Etats parties n’ont pas voulu conférer à l’expression « droit à la vie » un sens couvrant le fœtus, de manière manifestement contraire à leur droit interne.
54. Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement considère que la Convention n’est pas adaptée au cas du fœtus et que si les Etats européens avaient la volonté de protéger efficacement le droit à la vie de celui-ci un texte distinct de l’article 2 devrait être élaboré. Une interprétation de l’article 2 selon laquelle le droit à la vie admettrait des exceptions implicites ne serait conforme ni à sa lettre ni à son esprit. D’une part, les exceptions visées constitueraient une liste limitative et il ne saurait en être autrement à l’égard d’un droit aussi fondamental : le Gouvernement se réfère à l’affaire Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, § 37, CEDH 2002-III), où la Cour a dit que l’article 2 « définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort ». D’autre part, ces exceptions doivent être comprises strictement et interprétées de façon étroite (Öcalan c. Turquie, no 46221/99, § 201, 12 mars 2003).
55. Le Gouvernement observe qu’en l’espèce l’avortement thérapeutique de la requérante a pour origine des actes commis par le médecin au-delà de la période légale d’avortement qui était à l’époque de dix semaines et qui est actuellement de douze semaines (paragraphes 27-28 ci-dessus). Toutefois, si la Cour devait estimer que cette circonstance autorise l’application de l’article 2 – le fœtus devant être considéré comme une personne protégée par cette disposition – il rappelle que, dans plusieurs Etats européens, le délai légal d’avortement atteint parfois plus de vingt semaines, comme aux Pays-Bas ou en Angleterre (où l’avortement peut être pratiqué jusqu’à vingt-quatre semaines). Sauf à remettre en cause les législations nationales et la marge d’appréciation dont les autorités nationales jouissent dans ce domaine, l’article 2 ne saurait dès lors être applicable à l’enfant à naître. C’est aussi la raison pour laquelle, selon le Gouvernement, la question de la viabilité du fœtus en l’espèce n’est pas pertinente. Il serait paradoxal que les Etats disposent d’une marge d’appréciation leur permettant d’exclure le fœtus de la protection de l’article 2 dans le cas où un arrêt de grossesse est intentionnellement pratiqué avec le consentement de la mère et parfois à cette seule condition, sans qu’il leur soit reconnu la même marge d’appréciation pour exclure du champ d’application de cette disposition le fœtus dans l’hypothèse d’une grossesse interrompue à cause d’une faute involontaire.
56. A titre subsidiaire, le Gouvernement rappelle qu’en droit français le fœtus bénéficie d’une protection indirecte à travers le corps de la femme enceinte dont il est l’extension. Il en est ainsi lorsque l’avortement est provoqué intentionnellement hors les cas limitativement énumérés par la loi (article 223-10 du code pénal, paragraphe 25 ci-dessus) ou à la suite d’un accident. Dans cette dernière hypothèse, les mécanismes classiques de la responsabilité civile auraient vocation à s’appliquer : la mère peut être indemnisée pour son préjudice personnel, matériel, moral, qui prend nécessairement en compte le fait de la grossesse. Par ailleurs, au plan pénal, si une personne quelconque provoque par maladresse une interruption de grossesse, elle pourra être poursuivie pour blessures involontaires, la destruction du fœtus s’analysant comme une altération des organes de la femme.
57. Le Gouvernement soutient que la requérante pouvait obtenir la condamnation du centre hospitalier pour la faute du médecin dans le délai de prescription quadriennale de l’action en responsabilité administrative. Il explique que les victimes des dommages causés par les agents publics de l’administration bénéficient de deux voies de recours distinctes. Si la faute à l’origine de leur préjudice est une faute personnelle de l’agent, détachable de l’exercice de ses fonctions, la victime pourra en obtenir réparation en attrayant ledit agent devant une juridiction judiciaire ; si la faute génératrice du dommage révèle un dysfonctionnement de l’administration, il s’agira d’une faute de service qui tombe dans la compétence du juge administratif. Le Gouvernement fait valoir que, dans l’arrêt Epoux V. (CE, 10 avril 1992), le Conseil d’Etat a abandonné l’exigence d’une faute lourde pour engager la responsabilité du service hospitalier. En outre, est considérée comme une exception à la responsabilité de l’hôpital en cas de faute médicale la faute personnelle détachable du service qui est soit purement personnelle, c’est-à-dire dépourvue de tout lien avec le service, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, soit intentionnelle ou d’une exceptionnelle gravité, ce qui s’entend d’une faute professionnelle inexcusable dont la gravité lui fait perdre son caractère indissociable du service à l’occasion duquel elle a été commise. En réalité, le Gouvernement explique que la faute personnelle de l’agent et la faute de service sont le plus souvent mêlées, notamment en matière de blessures ou d’homicide involontaires. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a très vite admis que la responsabilité personnelle de l’agent n’est pas exclusive de celle de son administration de rattachement (CE, Epoux Lemonnier, 1918). Pour le Gouvernement, la requérante disposait donc de la possibilité de demander réparation de son préjudice devant le juge administratif dès la réalisation de ce préjudice, sans devoir attendre l’issue de la procédure pénale. Son action aurait eu d’autant plus de chances de succès que la mise en cause de la responsabilité de l’administration hospitalière implique uniquement la démonstration d’une faute simple et les expertises judiciaires relevaient précisément des problèmes d’organisation du service hospitalier. On peut donc légitimement penser que les juridictions administratives en seraient venues à la même conclusion.
58. Le Gouvernement affirme que ce recours était efficace et suffisant au regard des obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention (Calvelli et Ciglio, précité) et que la requérante s’est privée par son inaction ou sa propre négligence d’une voie de recours qui lui était pourtant ouverte pendant quatre ans à compter de la survenance du dommage et pour laquelle elle pouvait bénéficier des conseils de ses avocats. Dans l’affaire Calvelli et Ciglio, l’applicabilité de l’article 2 de la Convention à un nouveau-né ne faisait pas de doute. Dans le cas d’espèce, où l’application de l’article 2 est contestable, il y aurait donc des raisons supplémentaires pour estimer que la possibilité de mettre en œuvre les mécanismes de responsabilité civile ou administrative est suffisante. Pour le Gouvernement, cette action en responsabilité aurait pu se fonder sur l’atteinte à la vie de l’enfant que portait la requérante car la jurisprudence des juridictions administratives en la matière ne semble pas exclure, à ce jour, la possibilité de faire bénéficier les embryons de la protection énoncée à l’article 2 de la Convention (CE ass., Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres, arrêt précité du 21 décembre 1990 – paragraphe 47 ci-dessus). Au moment des faits, la question n’était en tout cas pas clairement tranchée par le Conseil d’Etat.
59. En conclusion, le Gouvernement considère que, à supposer même que l’article 2 soit applicable en l’espèce, cette disposition n’imposerait pas, s’agissant d’une faute involontaire, que la vie du fœtus soit protégée par le droit pénal, ainsi que cela prévaut dans bon nombre de pays européens.
B. Les tierces interventions
1. Le Centre des droits génésiques

60. Selon le Centre des droits génésiques (ci-après « CCR », pour « Center for Reproductive Rights »), reconnaître au fœtus à naître la qualité de sujet de droit et donc de « personne » au sens de l’article 2 de la Convention n’est pas possible faute de fondement juridique pour le faire d’une part (i), et en raison de l’atteinte qu’une telle reconnaissance porterait aux droits fondamentaux des femmes d’autre part (ii). Il conclut au caractère peu opportun de l’extension de droits au fœtus car la perte d’un fœtus désiré représente un dommage subi par la future mère (iii).
61. (i) L’affirmation selon laquelle le fœtus est une personne irait à l’encontre de la jurisprudence des organes de la Convention, de celle des législations des Etats membres du Conseil de l’Europe, des normes internationales et de la jurisprudence des tribunaux du monde entier. S’appuyant sur les décisions X c. Royaume-Uni (décision de la Commission précitée), H. c. Norvège (no 17004/90, décision de la Commission du 19 mai 1992, DR 73, p. 155) et plus récemment Boso c. Italie (no 50490/99, CEDH 2002-VII), par lesquelles Commission et Cour ont considéré que l’octroi au fœtus des mêmes droits qu’aux personnes entraînerait des restrictions abusives aux droits reconnus par l’article 2 aux personnes déjà nées, le CCR ne voit pas de raison de s’en départir sauf à remettre en cause le droit à l’avortement dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.
62. Les législations européennes, pas plus que leur interprétation par les juridictions nationales, ne font du fœtus une personne. Le CCR rappelle la position constante de la Cour de cassation (paragraphe 29 ci-dessus) qui serait conforme à la distinction établie par le droit français entre les notions d’« être humain » et de « personne », la première étant une notion biologique, la seconde un concept juridique attaché à une catégorie juridique dont les droits prennent effet et sont acquis à la naissance bien que, dans certaines circonstances, les droits acquis à la naissance puissent prendre effet rétroactivement à la conception. Les juridictions nationales ont par ailleurs abordé la question du statut juridique de la personne dans le cadre de l’avortement. Ainsi, les Cours constitutionnelles autrichienne et néerlandaise ont considéré qu’il ne fallait pas interpréter l’article 2 comme protégeant l’enfant à naître, et le Conseil constitutionnel français a estimé qu’il n’y avait pas de conflit entre la législation sur l’interruption volontaire de grossesse et la protection constitutionnelle du droit à la santé de l’enfant (décision no 74-54 du 15 janvier 1975). Cette interprétation est conforme aux législations en la matière dans toute l’Europe : à l’exception d’Andorre, de l’Irlande, du Liechtenstein, de Malte, de la Pologne et de Saint-Marin qui ont maintenu des restrictions sévères à l’avortement (avec uniquement des exceptions thérapeutiques très étroites), trente-neuf Etats membres du Conseil de l’Europe permettent à une femme de mettre un terme à sa grossesse sans restriction pendant le premier trimestre ou pour des motifs thérapeutiques très larges.
63. S’agissant des normes internationales et régionales, le CCR observe que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n’indique pas si le droit à la vie s’applique au fœtus. Cela étant, il précise que le Comité des droits de l’homme a constamment souligné la menace pour la vie des femmes que représentent les avortements pratiqués dans l’illégalité. Il en est de même de la Convention relative aux droits de l’enfant et de l’interprétation par le Comité des droits de l’enfant de l’article 6 selon lequel « tout enfant a un droit inhérent à la vie ». A plusieurs occasions, le comité s’est préoccupé de la difficulté des adolescentes à bénéficier d’interruption de grossesse dans de bonnes conditions de sécurité et a exprimé sa crainte quant à l’incidence d’une législation répressive sur les taux de mortalité maternelle. La jurisprudence du système régional américain, nonobstant l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (paragraphe 52 ci-dessus), n’offre pas une protection absolue au fœtus avant la naissance. La Commission interaméricaine a estimé en effet, dans l’affaire « Baby boy » (1981), que l’article 4 précité ne faisait pas obstacle à la législation fédérale libérale sur l’interruption volontaire de grossesse. Quant à l’Organisation de l’Union africaine, elle a adopté le Protocole relatif aux droits des femmes le 11 juillet 2003, en vue de compléter la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, qui élargit la protection garantie au droit des femmes de mettre un terme à leur grossesse.
64. Enfin, parmi les Etats non européens, le CCR note que les Cours suprêmes du Canada et des Etats-Unis se sont refusées à traiter les fœtus à naître comme des sujets de droits (affaires Winnipeg Child Family Services v. G. (1997) et Roe v. Wade (1973)). La seconde a réitéré cette jurisprudence, dans une affaire récente en l’an 2000 (Stenberg v. Carhart), dans laquelle elle a déclaré inconstitutionnelle une loi d’un Etat fédéré qui interdisait certaines méthodes d’avortement et ne prévoyait aucune protection pour la santé des femmes. De même, en Afrique du Sud, se prononçant sur une demande contestant la constitutionnalité de la loi récemment adoptée sur l’interruption volontaire de grossesse, qui autorisait l’avortement, sans restriction pendant le premier trimestre et pour de larges motifs aux stades ultérieurs de la grossesse, la High Court sud-africaine a considéré que le fœtus n’avait pas de personnalité juridique (affaire Christian Lawyers Association of South Africa and Others v. Minister of Health and Others, 1998).
65. (ii) Selon le CCR, la reconnaissance de droits au fœtus porte notamment atteinte aux droits fondamentaux de la femme à la vie privée. Dans l’affaire Brüggemann et Scheuten c. Allemagne (no 6959/75, rapport de la Commission du 12 juillet 1977, DR 10, p. 123), la Commission aurait implicitement admis qu’une interdiction absolue de l’avortement représente une atteinte prohibée au droit à la vie privée sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Par la suite, tout en rejetant l’idée que l’article 2 protège le droit à la vie des fœtus, les organes de la Convention auraient en outre reconnu que le droit au respect de la vie privée garanti à la femme enceinte, en tant que personne essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption, primait sur les droits du père (paragraphe 61 ci-dessus). En plus de ce respect, c’est la préservation de la vie et de la santé d’une femme enceinte qui prévaut ; en considérant que des restrictions aux échanges d’informations sur l’avortement créaient un risque pour la santé des femmes dont les grossesses menaçaient la vie, la Cour a conclu que l’injonction était « disproportionnée aux objectifs poursuivis » et que, dès lors, l’intérêt présenté par la santé d’une femme dépassait l’intérêt moral déclaré d’un Etat à protéger les droits du fœtus (Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A).
66. (iii) De l’avis du CCR, le fait de ne pas reconnaître le fœtus comme une personne au regard de l’article 2 n’empêche pas de trouver un recours pour les dommages tels que celui qui a donné lieu à la présente affaire. La perte d’un fœtus désiré est un préjudice subi par la future mère. En conséquence, les droits qui peuvent être défendus dans cette affaire sont ceux de la requérante et non ceux du fœtus qu’elle a perdu. Il relève du pouvoir législatif de chacun des Etats membres du Conseil de l’Europe de réprimer au regard tant du droit civil que du droit pénal les infractions commises par des individus qui causent un dommage à une femme en provoquant la fin d’une grossesse désirée.
2. L’Association pour le planning familial
67. L’Association pour le planning familial (ci-après « FPA », pour « Family Planning Association ») cherche essentiellement à faire valoir que le droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention ne doit pas s’interpréter comme concernant aussi l’enfant à naître (i). A l’appui de sa thèse, la FPA présente à la Cour des éléments montrant quelle est à l’heure actuelle la situation juridique en matière d’avortement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe (ii) et un résumé sur le statut juridique de l’enfant à naître en droit britannique (iii).
68. (i) La FPA rappelle que l’article 2 est rédigé de manière à n’autoriser qu’un très petit nombre d’exceptions à l’interdiction qu’il énonce d’infliger intentionnellement la mort. L’interruption volontaire de grossesse ne fait pas partie des exceptions prévues, lesquelles ne sauraient pas non plus être interprétées comme englobant cette pratique. Les éléments récents montrent que l’interruption volontaire de grossesse sur demande au cours du premier trimestre est désormais couramment admise dans toute l’Europe et que l’interruption volontaire de grossesse pour certains motifs au cours du deuxième trimestre l’est aussi très largement. Si elle devait considérer que l’article 2 s’applique à l’enfant à naître dès la conception, ainsi que la requérante le soutient, la Cour remettrait en question les lois sur l’avortement adoptées par la plupart des Etats contractants. Par ailleurs, cela ferait tomber dans l’illégalité la majorité des méthodes de contraception actuellement utilisées dans toute l’Europe du fait qu’elles agissent ou peuvent agir après la conception pour empêcher la nidation. Cela aurait donc des conséquences désastreuses tant sur les choix et la vie de chacun que sur la politique sociale. La High Court anglaise a récemment admis que telle serait la conséquence indésirable qui se produirait si elle souscrivait à l’argument de la Society for the Protection of Unborn Children selon lequel les contraceptifs hormonaux d’urgence sont des abortifs au motif que la grossesse commence à la conception : voir Society for the Protection of Unborn Children v. Secretary of State for Health, High Court, Administrative Court (England and Wales) 2002, p. 610.
69. Il y aurait également lieu de rejeter la possibilité que l’article 2 s’applique au fœtus moyennant certaines limitations implicites, par exemple au-delà d’un seuil critique (viabilité ou autre critère lié à la durée de la grossesse). Les éléments récents montrent que, en dehors du large consensus qui vient d’être évoqué, il n’existe pas la moindre norme généralement reconnue quant au nombre de semaines de grossesse pendant lequel l’avortement est autorisé, aux motifs pour lesquels l’avortement peut être pratiqué après un tel délai, ou aux conditions devant être respectées.
70. (ii) Il existe des études récentes (International Planned Parenthood Federation, Abortion Legislation in Europe, IPPF European Network, juillet 2002, et Abortion Policies : A Global Review, Division de la population de l’ONU, juin 2002) sur la situation juridique en matière d’avortement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, à l’exception de la Serbie-Monténégro. Ces études montrent que quatre Etats interdisent quasi totalement l’avortement, sauf lorsque la vie de la femme enceinte est en danger (Andorre, Liechtenstein, Saint-Marin, Irlande), alors que la grande majorité des Etats membres autorisent un recours bien plus large à l’avortement. La possibilité, attestée par ces études, de pratiquer celui-ci dans toute l’Europe concorde avec la tendance générale à la libéralisation de la législation sur l’avortement. Il ne ressort de la pratique des Etats membres aucun accord général quant à la période pendant laquelle l’avortement est autorisé après le premier trimestre, ou quant aux conditions à satisfaire pour pouvoir accéder à l’avortement aux stades ultérieurs de la grossesse. Les motifs pour lesquels l’avortement est permis sans qu’il soit fait mention d’un délai sont par ailleurs nombreux et variés. En conséquence, la FPA soutient que si l’article 2 était interprété comme s’appliquant à l’enfant à naître à partir d’un certain moment, cela remettrait en question la position juridique adoptée par plusieurs Etats au sein desquels l’interruption de grossesse est possible pour certains motifs à un stade ultérieur à celui que la Cour viendrait à déterminer.
71. (iii) Selon un principe général de la common law désormais établi, la personnalité juridique au Royaume-Uni se concrétise à la naissance. Avant ce stade, l’enfant à naître n’a aucune personnalité juridique autonome par rapport à celle de la femme enceinte. Néanmoins, malgré cette absence de personnalité juridique, les intérêts de l’enfant à naître sont souvent protégés pendant qu’il est dans le ventre de sa mère, même s’ils ne peuvent s’imposer comme des droits susceptibles d’être sanctionnés devant la justice tant qu’il n’y a pas eu acquisition de la personnalité juridique, à la naissance.
72. En droit civil, cela signifie spécifiquement qu’avant la naissance l’enfant à naître n’a pas qualité pour entamer une action en réparation ou faire usage d’autres recours juridictionnels à raison d’un préjudice ou d’une atteinte subis in utero, et qu’aucune plainte ne peut être présentée en son nom (affaire Paton v. British Pregnancy Advisory Service Trustees, Queen’s Bench Reports, 1979, p. 276). Des efforts ont été déployés dans cette affaire et les décisions postérieures pour convaincre la juridiction saisie que selon le droit successoral l’enfant à naître peut être réputé « né » ou « personne existante » (person in being) dès lors que ses intérêts l’exigent. Néanmoins, l’affaire Burton confirme que ce principe est également subordonné à la condition que l’enfant soit né vivant (Queen’s Bench Reports, 1993, pp. 204, 227).
73. En droit pénal, il est bien établi que l’enfant à naître n’est pas traité comme une personne juridique sous l’angle des règles de la common law sur l’homicide volontaire ou involontaire. Dans Attorney-General’s Reference (no 3, 1994), la House of Lords a conclu que les dommages corporels subis par l’enfant à naître lorsque celui-ci ne naît pas vivant ne pouvaient aboutir à une condamnation pour meurtre, homicide involontaire ou autre crime violent. Les droits de l’enfant à naître sont également protégés par les dispositions du droit pénal se rapportant à l’avortement. Les articles 58 et 59 de la loi de 1861 sur les infractions contre les personnes (Offences against the Person Act 1861) ont érigé en infraction le fait de provoquer un avortement et de fournir les moyens d’en provoquer un. De même, en vertu de l’article 1 de la loi de 1929 sur la protection de la vie des nouveau-nés (Infant Life (Preservation) Act 1929), la suppression de l’enfant à naître, lorsque celui-ci est viable à la naissance, constitue une infraction grave. Ces lois sont toujours en vigueur. L’avortement et la suppression d’un enfant demeurent illégaux, sous réserve de l’application de la loi de 1967 sur l’interruption volontaire de grossesse (Abortion Act 1967).
C. Appréciation de la Cour
74. La requérante se plaint de l’impossibilité d’obtenir la condamnation pénale du médecin ayant commis une erreur médicale à la suite de laquelle elle a dû subir un avortement thérapeutique. Il n’a pas été mis en doute que Mme Vo entendait mener sa grossesse à terme et que son enfant était en bonne santé. A la suite des faits, la requérante et son compagnon portèrent plainte avec constitution de partie civile pour blessures involontaires commises sur l’intéressée et pour homicide commis sur l’enfant qu’elle portait. Les juridictions ont estimé que l’action publique était éteinte en ce qui concerne la contravention de blessures involontaires sur la personne de la requérante et, cassant l’arrêt de la cour d’appel sur le second point, la Cour de cassation a estimé que, au regard du principe selon lequel la loi pénale est d’interprétation stricte, le fœtus ne pouvait être victime d’un homicide involontaire. La question principale posée par la requérante est donc celle de savoir si l’absence de recours de nature pénale en droit français pour réprimer la suppression involontaire d’un fœtus constitue un manquement par l’Etat à son obligation de « protéger par la loi » le droit de toute personne à la vie, garanti par l’article 2 de la Convention.
1. Etat de la jurisprudence
75. Contrairement à l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme qui énonce que le droit à la vie doit être protégé « en général à partir de la conception », l’article 2 de la Convention est silencieux sur les limites temporelles du droit à la vie et, en particulier, il ne définit pas qui est la « personne » dont « la vie » est protégée par la Convention. A ce jour, la Cour n’a pas encore tranché la question du commencement du droit « de toute personne à la vie », au sens de cette disposition, ni celle de savoir si l’enfant à naître en est titulaire.
Cette question n’a été soulevée pour l’instant qu’à travers les législations sur l’interruption volontaire de grossesse. Celle-ci ne constitue pas une exception au nombre de celles énumérées explicitement au paragraphe 2 de la Convention, mais elle est compatible avec l’article 2 § 1, première phrase, selon l’ancienne Commission, au nom de la protection de la vie et de la santé de la mère, parce que « si l’on admet que cette disposition s’applique à la phase initiale de la grossesse, l’avortement se trouve couvert par une limitation implicite du « droit à la vie » du fœtus pour, à ce stade, protéger la vie et la santé de la femme » (X c. Royaume-Uni, décision de la Commission précitée, p. 262).
76. Après avoir refusé, dans un premier temps, d’examiner in abstracto la compatibilité de lois concernant l’interruption volontaire de grossesse avec l’article 2 de la Convention (X c. Norvège, no 867/60, décision de la Commission du 29 mai 1961, Recueil des décisions, vol. 6, p. 34 ; X c. Autriche, no 7045/75, décision de la Commission du 10 décembre 1976, DR 7, p. 87), la Commission a reconnu, dans l’affaire Brüggemann et Scheuten (rapport de la Commission précité), la qualité de victime à des femmes se plaignant, au regard de l’article 8 de la Convention, de la décision de la Cour constitutionnelle limitant le recours à l’interruption de grossesse. Elle a précisé à cette occasion que l’« on ne saurait dire que la grossesse relève uniquement du domaine de la vie privée. Lorsqu’une femme est enceinte, sa vie privée devient étroitement associée au fœtus qui se développe » (p. 138, § 59). Toutefois, la Commission n’a pas estimé « nécessaire d’examiner, à ce propos, si l’enfant à naître doit être considéré comme une « vie » au sens de l’article 2 de la Convention, ou s’il doit être considéré comme une entité qui puisse, sur le plan de l’article 8 § 2, justifier une ingérence pour la protection d’autrui » (p. 138, § 60). Elle a conclu à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention car « toute réglementation de l’interruption des grossesses non désirées ne constitue pas une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la mère » (pp. 138-139, § 61), tout en soulignant que « rien ne prouve que les Parties à la Convention entendaient s’engager pour telle ou telle solution » (p. 140, § 64).
77. Dans sa décision X c. Royaume-Uni, précitée, la Commission s’est penchée sur la requête d’un mari qui se plaignait de l’autorisation accordée à sa femme en vue d’un avortement thérapeutique. Tout en considérant le père potentiel comme « victime » d’une violation du droit à la vie, elle a estimé, à propos du terme « toute personne », employé dans plusieurs articles de la Convention, qu’il ne pouvait s’appliquer avant la naissance tout en précisant qu’on « ne saurait (...) exclure une telle application dans un cas rare, par exemple pour l’application de l’article 6 § 1 » (p. 259, § 7, et voir, pour une telle application sous l’angle de l’accès au tribunal, Reeve c. Royaume-Uni, no 24844/94, décision de la Commission du 30 novembre 1994, DR 79-B, p. 146). La Commission a ajouté que l’enfant à naître n’est pas une « personne » au vu de l’usage généralement attribué à ce terme et du contexte dans lequel il est employé dans la disposition conventionnelle. Quant au terme « vie », et en particulier le début de la vie, il existe des « divergences de points de vue sur la question du moment où [elle] commence (...). D’aucuns estiment qu’elle commence dès la conception alors que d’autres ont tendance à insister sur le moment de la nidation, sur celui où le fœtus devient « viable » ou encore sur celui où il naît vivant » (X c. Royaume-Uni, p. 260, § 12).
La Commission s’est ensuite interrogée sur le point de savoir si « l’article 2 doit être interprété : comme ne concernant pas (...) le fœtus ; comme reconnaissant au fœtus un « droit à la vie » assorti de certaines limitations implicites ; ou comme reconnaissant au fœtus un « droit à la vie » de caractère absolu » (ibidem, p. 261, § 17). Tout en ne se prononçant pas sur les deux premières hypothèses, elle a alors exclu catégoriquement la dernière interprétation eu égard à la protection nécessaire de la vie de la mère indissociable de celle de l’enfant à naître : « la « vie » du fœtus est intimement liée à la vie de la femme qui le porte et ne saurait être considérée isolément. Si l’on déclarait que la portée de l’article 2 s’étend au fœtus et que la protection accordée par cet article devait, en l’absence de limitation expresse, être considérée comme absolue, il faudrait en déduire qu’un avortement est interdit, même lorsque la poursuite de la grossesse mettrait gravement en danger la vie de la future mère. Cela signifierait que la vie à naître du fœtus serait considérée comme plus précieuse que celle de la femme enceinte » (ibidem, pp. 261-262, § 19). Cette solution fut retenue par la Commission alors que, dès 1950, quasiment toutes les Parties contractantes « autorisaient l’avortement lorsqu’il était nécessaire pour sauver la vie de la mère et que, depuis lors, les législations nationales sur l’interruption de la grossesse ont eu tendance à se libéraliser » (ibidem, p. 262, § 20).
78. Dans l’affaire H. c. Norvège (décision de la Commission précitée) concernant un avortement non thérapeutique pratiqué contre la volonté du père, la Commission a ajouté que l’article 2 enjoint à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort intentionnellement mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie (pp. 180-181). Elle a estimé « n’avoir pas à décider du point de savoir si le fœtus peut bénéficier d’une certaine protection au regard de la première phrase de l’article 2 », sans exclure que « dans certaines conditions, cela puisse être le cas, même s’il existe dans les Etats contractants des divergences considérables quant au point de savoir si et dans quelle mesure l’article 2 protège la vie de l’enfant à naître » (p. 181). Elle a par ailleurs relevé que, dans un domaine aussi délicat, les Etats doivent jouir d’un certain pouvoir discrétionnaire et a conclu que le choix de la mère, opéré conformément à la législation norvégienne, cadrait avec celui-ci (p. 182).
79. La Cour n’a eu que peu d’occasions de se prononcer sur la question de l’application de l’article 2 au fœtus. Dans l’arrêt Open Door et Dublin Well Woman, déjà cité, le gouvernement irlandais invoquait la protection de la vie de l’enfant à naître pour justifier sa législation relative à l’interdiction de diffuser des informations concernant l’interruption volontaire de grossesse pratiquée à l’étranger. Seule reçut une réponse la question de savoir si les restrictions à la liberté de communiquer ou de recevoir les informations en cause étaient nécessaires dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, au « but légitime de protéger la morale, dont la défense en Irlande du droit à la vie (...) constitue un aspect » (arrêt précité, pp. 27-28, § 63), car la Cour n’a pas considéré pertinent de déterminer « si la Convention garantit un droit à l’avortement ou si le droit à la vie, reconnu par l’article 2, vaut également pour le fœtus » (ibidem, p. 28, § 66). Récemment, dans des circonstances similaires à celles de l’affaire H. c. Norvège précitée, à propos de la décision d’une femme d’interrompre sa grossesse et de l’opposition du père à un tel acte, la Cour a fait valoir qu’elle n’a pas « à décider du point de savoir si le fœtus peut bénéficier d’une protection au regard de la première phrase de l’article 2 telle qu’interprétée » par la jurisprudence relative aux obligations positives du devoir de protection de la vie car « à supposer même que, dans certaines circonstances, le fœtus puisse être considéré comme titulaire de droits garantis par l’article 2 de la Convention, (...) dans la présente affaire, (...) l’interruption (...) de grossesse a été pratiquée conformément à l’article 5 de la loi no 194 de 1978 », celle-ci ménageant un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection du fœtus (décision Boso précitée).
80. Il ressort de ce rappel jurisprudentiel que dans les circonstances examinées par les organes de la Convention à ce jour, à savoir les législations régissant l’avortement, l’enfant à naître n’est pas considéré comme une « personne » directement bénéficiaire de l’article 2 de la Convention et que son « droit » à la « vie », s’il existe, se trouve implicitement limité par les droits et les intérêts de sa mère. Les organes de la Convention n’excluent toutefois pas que, dans certaines circonstances, des garanties puissent être admises au bénéfice de l’enfant non encore né ; c’est ce que paraît avoir envisagé la Commission lorsqu’elle a considéré que « l’article 8 § 1 ne peut s’interpréter comme signifiant que la grossesse et son interruption relèvent, par principe, exclusivement de la vie privée de la mère » (Brüggemann et Scheuten précité, pp. 138-139, § 61), ainsi que la Cour dans la décision Boso précitée. Il résulte, par ailleurs, de l’examen de ces affaires que la solution donnée procède toujours de la confrontation de différents droits ou libertés, parfois contradictoires, revendiqués par une femme, une mère ou un père, entre eux, ou vis-à-vis de l’enfant à naître.
2. Approche en l’espèce
81. La singularité de la présente affaire place le débat sur un autre plan. La Cour est en présence d’une femme qui entendait mener sa grossesse à terme et dont l’enfant à naître était pronostiqué viable, à tout le moins en bonne santé. Cette grossesse a dû être interrompue à la suite d’une faute commise par un médecin et la requérante a donc subi un avortement thérapeutique à cause de la négligence d’un tiers. La question est dès lors de savoir si, hors de la volonté de la mère agissant dans le cas d’une interruption volontaire de grossesse, l’atteinte au fœtus doit être pénalement sanctionnée au regard de l’article 2 de la Convention, en vue de protéger le fœtus au titre de cet article. Elle suppose au préalable de se pencher sur l’opportunité pour la Cour de s’immiscer dans le débat lié à la détermination de ce qu’est une personne et quand commence la vie, dans la mesure où cet article dispose que la loi protège « le droit de toute personne à la vie ».
82. Comme cela découle du rappel jurisprudentiel effectué ci-dessus, l’interprétation de l’article 2 à cet égard s’est faite dans un souci évident d’équilibre, et la position des organes de la Convention, au regard des dimensions juridiques, médicales, philosophiques, éthiques ou religieuses de la définition de la personne humaine, a pris en considération les différentes approches nationales du problème. Ce choix s’est traduit par la prise en compte de la diversité des conceptions quant au point de départ de la vie, des cultures juridiques et des standards de protection nationaux, laissant place à un large pouvoir discrétionnaire de l’Etat en la matière qu’exprime fort bien l’avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne : « Les instances communautaires doivent aborder ces questions éthiques en tenant compte des divergences morales et philosophiques reflétées par l’extrême diversité des règles juridiques applicables à la recherche sur l’embryon humain (...). Il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer en ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes les autres » (paragraphe 40 ci-dessus).
Il en résulte que le point de départ du droit à la vie relève de la marge d’appréciation des Etats dont la Cour tend à considérer qu’elle doit leur être reconnue dans ce domaine, même dans le cadre d’une interprétation évolutive de la Convention, qui est « un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles » (voir l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31, et la jurisprudence ultérieure). Les raisons qui la poussent à ce constat sont, d’une part, que la solution à donner à ladite protection n’est pas arrêtée au sein de la majorité des Etats contractants, et en France en particulier, où la question donne lieu à débat (paragraphe 83 ci-dessous), et, d’autre part, qu’aucun consensus européen n’existe sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie (paragraphe 84 ci-dessous).
83. La Cour observe que la Cour de cassation française, par trois arrêts consécutifs rendus en 1999, 2001 et 2002 (paragraphes 22 et 29 ci-dessus), a considéré que le principe de la légalité des peines et des délits – qui impose une interprétation stricte de la loi pénale – empêche que les faits reprochés en cas d’atteinte mortelle au fœtus puissent entrer dans les prévisions de l’article 221-6 du code pénal réprimant l’homicide involontaire « d’autrui ». En revanche, si à la suite d’une faute involontaire la mère accouche d’un enfant vivant qui décède peu de temps après sa naissance, l’auteur pourra être condamné pour homicide involontaire sur la personne du nouveau-né (paragraphe 30 ci-dessus). La première solution, en contradiction avec celle de plusieurs cours d’appel (paragraphes 21 et 50 ci-dessus), fut interprétée comme une invitation faite au législateur à combler un vide juridique ; ce fut également la position du tribunal correctionnel en l’espèce : « Le tribunal (...) ne peut créer le droit sur une question que [le législateur n’a] pu définir encore ». Le législateur français a esquissé une telle définition, en proposant la création d’un délit d’interruption involontaire de grossesse (paragraphe 32 ci-dessus), proposition de loi qui a échoué face aux craintes et incertitudes qu’une telle incrimination pouvait susciter à l’égard de la détermination du début de la vie, et aux inconvénients jugés supérieurs aux avantages de cette nouvelle incrimination (paragraphe 33 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que, simultanément au constat répété de la haute juridiction selon lequel l’article 221-6 du code pénal n’est pas applicable au fœtus, le législateur français est en passe de réviser les lois de bioéthique de 1994, qui avaient inséré dans le code pénal des dispositions relatives à la protection de l’embryon humain (paragraphe 25 ci-dessus), et qui nécessitaient un nouvel examen face aux progrès de la science et des techniques (paragraphe 34 ci-dessus). De cet aperçu, il ressort qu’en France la nature et le statut juridique de l’embryon et/ou du fœtus ne sont pas définis actuellement et que la façon d’assurer leur protection dépend de positions fort variées au sein de la société française.
84. Au plan européen, la Cour observe que la question de la nature et du statut de l’embryon et/ou du fœtus ne fait pas l’objet d’un consensus (paragraphes 39 et 40 ci-dessus), même si on voit apparaître des éléments de protection de ce/ces dernier(s), au regard des progrès scientifiques et des conséquences futures de la recherche sur les manipulations génétiques, les procréations médicalement assistées ou les expérimentations sur l’embryon. Tout au plus peut-on trouver comme dénominateur commun aux Etats l’appartenance à l’espèce humaine ; c’est la potentialité de cet être et sa capacité à devenir une personne, laquelle est d’ailleurs protégée par le droit civil dans bon nombre d’Etats comme en France, en matière de succession ou de libéralités, mais aussi au Royaume-Uni (paragraphe 72 ci-dessus), qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine sans pour autant en faire une « personne » qui aurait un « droit à la vie » au sens de l’article 2. La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine se garde d’ailleurs de définir le terme de personne et le rapport explicatif indique que, faute d’unanimité sur la définition, les Etats membres ont choisi de laisser au droit interne le soin d’apporter les précisions pertinentes aux effets de l’application de cette convention (paragraphe 36 ci-dessus). Il en est de même du Protocole additionnel prohibant le clonage humain et du Protocole relatif à la recherche biomédicale qui ne définissent pas le concept d’être humain (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Il n’est pas enfin sans intérêt de noter la possibilité pour la Cour d’être saisie en application de l’article 29 de la Convention d’Oviedo pour donner des avis relatifs à l’interprétation de cette convention.
85. Quant à ce qui précède, la Cour est convaincue qu’il n’est ni souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de l’article 2 de la Convention. Quant au cas d’espèce, elle considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le point de savoir si la fin brutale de la grossesse de Mme Vo entre ou non dans le champ d’application de l’article 2, dans la mesure où, à supposer même que celui-ci s’appliquerait, les exigences liées à la préservation de la vie dans le domaine de la santé publique n’ont pas été méconnues par l’Etat défendeur. La Cour s’est en effet demandé si la protection juridique offerte par la France à la requérante, par rapport à la perte de l’enfant à naître qu’elle portait, satisfaisait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention.
86. A cet égard, elle observe qu’en l’absence de statut juridique clair de l’enfant à naître, celui-ci n’est pas pour autant privé de toute protection en droit français. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, la vie du fœtus était intimement liée à celle de sa mère et sa protection pouvait se faire au travers d’elle. Il en allait particulièrement ainsi dès lors qu’aucun conflit de droit n’existait entre la mère et le père, pas plus qu’entre l’enfant à naître et ses parents, mais que la perte du fœtus résultait de la négligence involontaire d’un tiers.
87. Dans la décision Boso précitée, la Cour a estimé que, à supposer même que le fœtus puisse être considéré comme étant titulaire de droits protégés par l’article 2 de la Convention (paragraphe 79 ci-dessus), la loi italienne relative à l’interruption volontaire de grossesse ménageait un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection de l’enfant à naître. En l’espèce, l’objet du litige concerne l’atteinte mortelle involontaire de l’enfant à naître, contre la volonté de la mère, et au prix d’une souffrance toute particulière de celle-ci ; force est de constater que leurs intérêts se confondaient. Dès lors, il appartient à la Cour d’examiner, sous l’angle de la question du caractère adéquat des voies de recours existantes, la protection dont la requérante disposait pour faire valoir la responsabilité du médecin dans la perte de son enfant in utero et pour obtenir réparation de l’interruption de sa grossesse qu’il lui a fallu subir. La requérante allègue que seul un recours de nature pénale eût été à même de satisfaire aux exigences de l’article 2 de la Convention. La Cour ne partage pas ce point de vue pour les raisons suivantes.
88. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, § 147), impose à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir par exemple L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36).
89. Ces principes s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique. Les obligations positives impliquent la mise en place par l’Etat d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades. Il s’agit également d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V ; Calvelli et Ciglio, arrêt précité, § 49).
90. Si le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi (arrêt Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I), la Cour a maintes fois affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, « pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées » (Calvelli et Ciglio précité, § 51 ; Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc.), no 53749/00, 7 novembre 2002 ; voir également l’arrêt Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002-VIII).
91. En l’espèce, en plus de la poursuite du médecin pour blessures involontaires sur la personne de la requérante qui se solda certes par l’amnistie de la contravention, dont la requérante ne se plaint pas, celle-ci disposait de la possibilité d’engager une action en responsabilité contre l’administration à raison de la faute alléguée du médecin hospitalier (voir Kress c. France [GC], no 39594/98, §§ 14 et suivants, CEDH 2001-VI). Par ce moyen, la requérante aurait eu droit à une audience contradictoire sur le fond de ses allégations de faute (Powell, décision précitée, p. 459) et à obtenir, le cas échéant, réparation de son préjudice. Une demande d’indemnisation au juge administratif avait des chances sérieuses de succès et la requérante aurait pu obtenir la condamnation du centre hospitalier au versement de dommages-intérêts. Cela résulte du constat clair auquel avaient abouti les expertises judiciaires (paragraphe 16 ci-dessus) en 1992, soit avant que l’action ne soit prescrite, sur le dysfonctionnement du service hospitalier en cause et la négligence grave du médecin, laquelle selon la cour d’appel (paragraphe 21 ci-dessus) ne traduisait cependant pas une méconnaissance totale des principes les plus élémentaires et des devoirs de sa mission qui l’aurait rendue détachable du service.
92. L’argument de la prescription de l’action en responsabilité administrative invoqué par la requérante ne saurait prospérer aux yeux de la Cour. A cet égard, elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, l’arrêt Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 33). Parmi ces restrictions légitimes, figurent les délais légaux de prescription qui, selon la Cour, dans les affaires d’atteinte à l’intégrité de la personne, ont « plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51).
93. En l’espèce, un délai de prescription de quatre ans ne lui semble pas, en tant que tel, excessivement court et ce d’autant plus ici, vu la gravité du dommage ressenti par la requérante et sa volonté immédiate de poursuivre le médecin. Cependant, il ressort du dossier que le choix de la requérante se porta délibérément vers la juridiction pénale sans qu’elle fût, semble-t-il, jamais éclairée sur la possibilité de saisir la juridiction administrative. Certes, le législateur a étendu récemment ce délai à dix ans dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 (paragraphe 28 ci-dessus). Il l’a fait dans le but d’unifier les délais de prescription des actions en réparation quelle que soit la juridiction compétente, administrative ou judiciaire. Cela permet de tenir compte de l’évolution générale d’un système de plus en plus favorable aux victimes de fautes médicales dont la voie administrative apparaît à même de répondre au souci d’équilibre entre la prise en considération du dommage qu’il faut réparer et la « judiciarisation » à outrance des responsabilités pesant sur le corps médical. La Cour n’estime cependant pas que cette nouvelle réglementation puisse faire regarder l’ancien délai de quatre ans comme trop bref.
94. En conclusion, la Cour dit que, dans les circonstances de l’espèce, l’action en responsabilité pouvait passer pour un recours efficace à la disposition de la requérante. Ce recours, qu’elle n’a pas en l’occurrence engagé auprès des juridictions administratives, aurait permis d’établir la faute médicale dont elle se plaignait et de garantir dans l’ensemble la réparation du dommage causé par la faute du médecin, et les poursuites pénales ne s’imposaient donc pas en l’espèce.
95. Partant, à supposer même que l’article 2 de la Convention trouve application en l’espèce (paragraphe 85 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions du Gouvernement tirées de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention et du défaut d’épuisement des voies de recours internes et les rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2004.

Publications :
RSC 2005 p. 135, F. Massias,
RTDciv 2004, p. 799, note Marguenaud, p. 714 note J. Hauser,
E. Serverin, réparer ou punir ? ... D. 2004 p. 2801