CEDH 10 janvier 2013, Agnelet c/ France
56. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés
donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose
pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire
même dans le cas où son verdict n’est pas motivé.
L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce
que la culpabilité d’un requérant avait été
déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire
à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février
1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010 -...).
57. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un
procès équitable soient respectées, le public et, au premier
chef, l’accusé doivent être à même de comprendre
le verdict qui a été rendu. C’est là une
garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a
déjà souvent souligné, la prééminence du
droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent
la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de
la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion
publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements
de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no
37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, §
58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).
58. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises
avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des
particularités de la procédure où, le plus souvent, les
jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver
leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce
cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier
des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire
et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces
garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions
ou éclaircissements donnés par le président de la cour
d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés
ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises,
non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à
former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser
adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury
(ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin,
doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité
pour l’accusé d’exercer des voies de recours.
59. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable
s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble
et dans le contexte spécifique du système juridique concerné,
la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste
donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances
de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre
l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre
sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle
doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus
lourdes que le droit à un procès équitable doit être
assuré au plus haut degré possible par les sociétés
démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008
-..., et ibidem).
60. Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné
l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions
posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation,
qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il
indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent
la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations
et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas
« les éléments à charge qui, pour l’accusation,
pouvaient être retenus contre l’intéressé ».
Surtout, elle en a relevé la « portée limitée »
en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats
qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury »
(§ 95).
61. Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés,
dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées
de façon identique et laconique, sans référence «
à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait
pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation »,
à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises
s’était référée aux réponses du jury
à chacune des 768 questions posées par le président de
cette cour (§ 96).
62. Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen
conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées
au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances
de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès,
avaient en définitive conduit les jurés à répondre
par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir
notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre
le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître
les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux
du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours
aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions
à la fois précises et individualisées (§ 98).
b. Application de ces principes au cas d’espèce
63. La Cour constate d’emblée que tous les accusés, à
l’instar du requérant, bénéficient d’un certain
nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle
française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt
de la chambre de l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur
intégralité par le greffier au cours des audiences d’assises
; les charges sont exposées oralement puis discutées contradictoirement,
chaque élément de preuve étant débattu et l’accusé
étant assisté d’un avocat ; les magistrats et les jurés
se retirent immédiatement après la fin des débats et la
lecture des questions, sans disposer du dossier de la procédure ; ils
ne se prononcent donc que sur les éléments contradictoirement
examinés au cours des débats. Par ailleurs, les décisions
des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une
cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie.
64. S’agissant de l’apport combiné de l’acte de mise
en accusation et des questions posées au jury en l’espèce,
la Cour relève tout d’abord que le requérant était
le seul accusé et que l’affaire était très complexe.
65. Par ailleurs, l’arrêt de mise en accusation avait une portée
limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent
le cœur du procès, ce dont conviennent les parties. La Cour constate
néanmoins qu’il ressort expressément de cet arrêt
que le meurtre n’était pas formellement établi et que, partant,
le lieu, le moment et les modalités du crime supposé restaient
inconnus, le requérant ayant par ailleurs toujours nié les faits.
Concernant les constatations factuelles reprises par cet acte et leur utilité
pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour
ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir
si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt
finalement rendu par la cour d’assises. Force est cependant de constater
qu’elles laissaient nécessairement subsister de nombreuses incertitudes,
en raison du fait que l’explication de la disparition d’A.R. ne
pouvait reposer que sur des hypothèses.
66. Quant aux questions, elles s’avèrent d’autant
plus importantes que le Gouvernement indique lui-même que, pendant le
délibéré, les magistrats et les jurés ne disposent
pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les
seuls éléments contradictoirement discutés au cours des
débats, même s’ils disposaient également
en l’espèce, conformément à l’article 347 du
code de procédure pénale, de l’arrêt de mise en accusation.
67. La Cour note par ailleurs que l’enjeu était considérable,
le requérant ayant été condamné à une peine
de vingt ans de réclusion criminelle, après avoir préalablement
bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, puis d’un
acquittement.
68. En l’espèce, les questions subsidiaires ayant été
déclarées sans objet, seulement deux questions ont été
posées au jury : la première sur le fait d’avoir ou non
volontairement donné la mort à A.R. et, la seconde, en cas de
réponse positive, sur une éventuelle préméditation.
69. La Cour ne peut que constater, dans les circonstances très
complexes de l’espèce, que ces deux questions étaient non
circonstanciées et laconiques. La Cour note en effet, d’une
part, que le requérant avait été acquitté en première
instance et, d’autre part, que les raisons et les modalités de
la disparition d’A.R., y compris la thèse de l’assassinat,
ne reposaient que sur des hypothèses, faute de preuves formelles, qu’il
s’agisse par exemple de la découverte du corps ou d’éléments
matériels établissant formellement les circonstances de lieu,
de temps, ainsi que le mode opératoire de l’assassinat reproché
au requérant. Partant, les questions ne comportaient de référence
« à aucune circonstance concrète et particulière
qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation
» (Taxquet, précité, § 96).
70. Certes, le ministère public a interjeté appel, ce qui a permis,
comme le souligne le Gouvernement, un réexamen de l’arrêt
rendu en première instance (paragraphe 53 ci-dessus). Cependant, outre
le fait que ce dernier n’était pas non plus motivé, l’appel
a entraîné la constitution d’une nouvelle cour d’assises,
autrement composée, chargée de recommencer l’examen du dossier
et d’apprécier à nouveau les éléments de fait
et de droit dans le cadre de nouveaux débats. Il s’ensuit que le
requérant ne pouvait retirer de la procédure en première
instance aucune information pertinente quant aux raisons de sa condamnation
en appel par des jurés et des magistrats professionnels différents,
et ce d’autant plus qu’il avait d’abord été
acquitté.
71. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant
n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre
le verdict de condamnation qui a été prononcé à
son encontre.
72. Enfin, la Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque
des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011
qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale,
un nouvel article 365-1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation
de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui
est appelé « feuille de motivation » et annexé à
la feuille des questions. En cas de condamnation, la loi exige que la motivation
reprenne les éléments qui ont été exposés
pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises
pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux
de la Cour, une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer
significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la
compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément
aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
73. En l’espèce, il y a eu violation de l’article 6 §
1 de la Convention.