AFFAIRE MEDVEDYEV ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 3394/03)
10 juillet 2008

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Les requérants faisaient partie de l'équipage d'un cargo dénommé Le Winner et battant pavillon cambodgien.
7. Dans le cadre de la lutte internationale contre les trafics de stupéfiants, les autorités françaises apprirent que ce navire était susceptible de transporter des quantités importantes de drogue.
8. Par un télégramme diplomatique daté du 7 juin 2002, l'ambassade de France à Phnom Penh informa le ministère de la Défense à Paris que, suite à une demande présentée par l'Office central de répression du trafic illicite de Stupéfiants (« OCRTIS ») sollicitant l'autorisation d'intercepter le Winner, le ministre des Affaires étrangères cambodgien avait, à la demande de l'ambassade, donné personnellement l'accord de son gouvernement.
Le Gouvernement produit une note verbale datée du 7 juin 2002, adressée par le ministère des Affaires étrangères cambodgien à l'ambassade de France à Phnom Penh, aux termes de laquelle :
« Le ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale (...) se référant à sa note no 507/2002 en date du 7 juin 2002, a l'honneur de confirmer formellement que le Gouvernement royal du Cambodge autorise les autorités françaises à intercepter, contrôler et engager des poursuites judiciaires contre le bateau Winner, battant pavillon cambodgien (...) appartenant à (...) aux îles Marshall. (...) »

9. Le commandant de l'aviso Lieutenant de vaisseau Le Hénaff fut chargé par les autorités maritimes françaises de procéder à l'interception du Winner.
10. Le 13 juin 2002 à 6 heures, le bâtiment français repéra, au large des îles du Cap Vert, un navire de commerce navigant à faible vitesse, n'arborant aucun pavillon mais identifié comme étant le Winner ; il fut procédé à sa reconnaissance suivant les règles du droit international et, par mesure de sécurité, une embarcation rapide fut mise à l'eau. Le cargo changea alors brutalement de cap, cherchant à gêner l'approche de l'aviso. Interrogé sur la fréquence internationale, le bateau demeura muet. Dans le même temps, des colis furent rejetés à la mer depuis la plage arrière par des membres de l'équipage. L'aviso déclina alors son identité et demanda au Winner de stopper tout en arborant le signal du code international SQ (« stoppez sinon j'ouvre le feu sur vous ») ; en l'absence de réponse, et le navire ne déployant toujours pas son pavillon, il fut procédé à un tir de semonce, puis à des tirs d'arrêt. Simultanément, ordre fut donné à l'embarcation mise à l'eau de récupérer les colis jetés à la mer ; elle ne parvint à en repêcher qu'un ; les vérifications ultérieures firent apparaître qu'il contenait 80 à 100 kg d'un produit stupéfiant ayant l'apparence de la cocaïne.
11. Trois autres colis furent jetés à la mer. Le cargo n'ayant pas cessé sa route et manœuvrant pour empêcher l'embarcation rapide de l'approcher, le préfet maritime de l'Atlantique donna l'ordre d'effectuer des tirs au but sur son avant. Le Winner stoppa alors, et une équipe d'intervention monta à bord et s'en rendit maître par la force des armes ; l'un des membres de l'équipage, blessé par balle, fut évacué sur l'aviso où le médecin du bord le prit en charge, avant d'être transféré à l'hôpital de Brest où il mourut une semaine plus tard. Le reste de l'équipage fut consigné dans les cabines du Winner sous la garde des marins du commando. Un remorqueur fut dépêché de Brest pour prendre en charge le navire lequel, sur ordre du préfet maritime et à la demande du procureur de la République de Brest, fut dérouté sur le port de Brest sous escorte de l'aviso Commandant Bouan.
12. Le 13 juin 2002, à 11 heures, le procureur de la République de Brest saisit l'OCRTIS de l'enquête de flagrance ; il apparut que le Winner était ciblé par le service des gardes-côtes grecs dans le cadre d'un trafic international de stupéfiants mettant en cause des individus de nationalité grecque.
13. Le 24 juin 2002, le parquet de Brest ouvrit une information contre X des chefs de direction d'un groupement ayant pour objet la production, la fabrication, l'importation, l'exportation, le transport, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi illicite de stupéfiants et d'importation et exportation illicites de stupéfiants en bande organisée. Deux juges d'instructions furent désignés.
14. Le 26 juin 2002, à 8 heures 45, le Winner entra dans le port de Brest sous escorte ; l'équipage et la cargaison furent remis aux officiers de police judiciaire agissant sur commission rogatoire de l'un des juges d'instruction, lesquels notifièrent immédiatement aux intéressés leur placement en garde à vue et les droits afférents.
15. Le Gouvernement affirme que les deux juges d'instruction se sont déplacés les vingt-quatrième et quarante-huitième heures pour notifier à chacun la prolongation de leur garde à vue.
16. Le 28 juin 2002, MM. Viorel Petcu, Puiu Dodica, Nicolae Balaban et Nicu Stelian Manolache furent mis en examen et placés en détention provisoire et sous mandat de dépôt. Il en alla de même le 29 juin 2002 pour MM. Oleksandr Medvedyev, Bory Bilenikin, Georgios Boreas, Sergio Cabrera Leon, Guillermo Luis Eduar Sage Martinez et deux autres membres de l'équipage (MM. Oleksandor Litetski et Symeon Theophanous).
17. Les onze personnes susmentionnées saisirent la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes d'une requête en nullité des pièces de la procédure ; invoquant en particulier l'article 5 de la Convention, ils dénonçaient le caractère illégal de l'interception du Winner et l'irrégularité de leur détention à bord pendant treize jours. Par un arrêt du 3 octobre 2002, la chambre de l'instruction rejeta les moyens de nullité soulevés et dit n'y avoir lieu à annulation de pièces de la procédure.
18. Dans cet arrêt, la chambre de l'instruction rappelle que la lutte internationale contre le trafic de stupéfiants est régie par la convention des Nations Unies contre le trafic de stupéfiants du 30 mars 1961, la convention des Nations Unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay le 12 décembre 1982 et la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes signée à Vienne le 20 décembre 1988, toutes trois ratifiées par la France. Elle retient que si le Cambodge n'a quant à lui pas signé la convention de Vienne qui prévoit en son article 17.3 des dérogations au principe traditionnel de la « loi du pavillon », cela ne privait pas les autorités françaises de la possibilité de « solliciter la coopération du Cambodge pour obtenir de sa part l'autorisation d'intercepter le Winner pour mettre fin au trafic de stupéfiants auquel tout ou partie de son équipage était soupçonné de se livrer », sur le fondement de l'article 108 de la convention de Montego Bay et « par référence » à la convention du 30 mars 1961. Selon la chambre, les dispositions de la convention de Vienne ne s'appliquant pas au Cambodge, il relevait de la compétence de cet Etat de se faire communiquer par l'Etat français les éléments d'information nécessaire lui permettant d'apprécier souverainement le bien fondé de la demande. La chambre juge ensuite que le télégramme diplomatique du 7 juin 2002 émanant de l'ambassade de France établit l'existence d'un « accord donné sans restrictions ni réserves, par le gouvernement du Cambodge à l'opération d'arraisonnement projetée avec toutes ses conséquences, et fait foi jusqu'à preuve contraire ».
19. La chambre considère cependant que cet accord ne dispensait pas les autorités françaises de se conformer aux règles de procédures prévues par la convention de Vienne et les articles 12 et suivants de loi du 15 juillet 1994 modifiée. Or, souligne-t-elle, les autorités n'ont pas manqué à cette obligation dans les circonstances de la cause. La chambre retient en effet, au vu des procès-verbaux dressés par le commandant du Lieutenant de Vaisseau Le Hénaff que, lorsque l'aviso est arrivé en vue du Winner celui-ci « n'arborait aucun pavillon » et son commandant « non seulement n'a[vait] pas répondu aux demandes d'identification contrairement aux règles du droit international et n'a[vait] pas stoppé son navire, mais faisant preuve d'un comportement agressif, a[vait] entamé une série de manœuvres dangereuses mettant en péril la sécurité du bâtiment de la marine nationale et la vie des marins ayant pris place à bord de l'embarcation rapide », et que les membres de l'équipage du Winner jetaient à la mer des colis contenant de la cocaïne en quantité. Il y avait donc, d'après la chambre, des « motifs raisonnables » de soupçonner que le Winner se livrait à un trafic de drogue, de sorte qu' « en faisant usage de la force pour arraisonner le Winner et en prenant des mesures de contrôle et de coercition appropriées à l'égard de l'équipage consigné dans ses cabines et à la prise en charge de la conduite du navire », le commandant de l'aviso s'était « strictement conformé » aux stipulations de l'article 17.4 de la convention de Vienne (« lorsqu'à la suite de l'arraisonnement et de la visite du navire, des preuves de participation à un trafic illicite sont découvertes, peuvent être prises les mesures appropriées à l'égard du navire, des personnes qui se trouvaient à bord et de la cargaison ») et aux dispositions de la loi du 15 juillet 1994 modifiée, qui réglemente le recours à des mesures de coercition comprenant, si nécessaire l'emploi de la force en cas de refus par un navire de se soumettre à une mesure de contrôle (articles 1 à 10), et prévoit la mise en œuvre des mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international dans le cas particulier de la lutte contre le trafic de stupéfiants (articles 12 à 14).
20. La chambre rejette ensuite la thèse des requérants selon laquelle l'article 13 de la loi du 15 juillet 1994 modifiée ne prévoit que des mesures d'assistance de nature administrative exclusives de toute coercition à l'égard des personnes, cet article mentionnant de manière générale que les autorités maritimes désignées sont habilitées à exécuter ou à faire exécuter « les mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international » et l'article 17.4 c) de la convention de Vienne en matière de trafic de stupéfiants prévoyant expressément « la prise de mesures appropriées à l'égard des personnes qui se trouvent à bord ». Si, admet la chambre, la nature de ces mesures n'est pas précisée, ce texte « emporte pour le moins la possibilité pour l'autorité marine responsable, de limiter si nécessaire, la liberté d'aller et de venir de l'équipage du navire arraisonné, sauf à vider cette disposition de toute signification et mettre gravement en danger la sécurité des hommes de prise en charge du navire ». Sur ce tout dernier point, elle considère « qu'il ne peut en effet être exclu dans le cadre de telles opérations menées en haute mer contre des trafiquants de drogue internationaux que l'équipage dispose d'armes cachées et qu'il cherche à reprendre par la force le contrôle du bateau » ; elle en déduit que « le fait d'avoir consigné les membres de l'équipage du Winner dans les cabines (...) sous la garde des hommes du commando pour permettre la prise en charge en toute sécurité de la conduite du navire, relève bien des mesures appropriées prévues par l'article 17.4 c) de la convention de Vienne ».
21. Enfin, la chambre considère que la loi du 15 juillet 1994 « déroge nécessairement aux règles de procédure pénale de droit commun pour tenir compte de la spécificité de la lutte contre le trafic illicite de stupéfiants à bord des navires en haute mer conformément aux règles du droit international et de l'impossibilité matérielle, compte tenu des délais de navigation, pour rejoindre le port de détournement, d'appliquer les règles ordinaires de la garde à vue et de la présentation à un magistrat ». Elle en déduit que les restrictions apportées à la liberté d'aller et venir de l'équipage d'un navire arraisonné, autorisées en cette matière par la convention des Nations Unies signée à Vienne le 20 décembre 1988, ne sont pas contraires à l'article 5 § 3 de la Convention et ne constituent pas une rétention illégale. Elle relève ne outre qu'en l'espèce, dès l'arrivée du Winner, les membres de l'équipage ont été remis à des officiers de police judiciaire et placés en garde à vue avec notification immédiate de leurs droits, puis présentés au juge d'instruction.
22. Le pourvoi formé par les requérants (au moyen notamment d'une violation de l'article 5 § 3 de la Convention) fut rejeté par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 15 janvier 2003. Selon la haute juridiction, « en statuant ainsi, et dès lors que le Cambodge, Etat du pavillon, a[vait] expressément et sans restriction, autorisé les autorités françaises à procéder à l'arraisonnement du Winner et que seules [avaient] été prises, conformément à l'article 17 de la convention de Vienne, des mesures appropriées à l'égard des personnes se trouvant à bord, lesquelles [avaient] été régulièrement placées en garde à vue dès leur débarquement sur le territoire français, la chambre de l'instruction [avait] justifié sa décision ».
23. Par un arrêt du 28 mai 2005, la cour d'assises spéciale d'Ille-et-Vilaine déclara MM. Georgios Boreas, Symeon Theophanous, Guillermo Sage Martinez et Sergio Cabrera Leon coupables de tentative d'importation non autorisée de stupéfiants commise en bande organisée et les condamna respectivement à vingt ans, dix-huit ans, dix ans et trois ans d'emprisonnement ; elle déclara les autres requérants acquittés des accusations portées contre eux. L'issue de l'appel qui fut ensuite interjeté n'a pas été précisée par les parties.
...

Appréciation de la Cour

...
2. Sur le fond

49. A titre liminaire, la Cour souligne qu'elle partage le point de vue du Gouvernement selon lequel il faut garder à l'esprit que les mesures prises par les autorités françaises à l'encontre du Winner et de son équipage s'inscrivaient dans le cadre de la participation de la France à la lutte contre le trafic international de stupéfiants. Comme elle l'a à maintes reprises indiqué, vu les ravages de la drogue, elle conçoit en particulier que les autorités des Etats parties fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau. Cependant, aussi légitime qu'elle soit, une telle fin ne saurait justifier tous les moyens : lesdits Etats sont tenus de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés garantis par la Convention et les Protocoles additionnels qu'ils ont ratifiés, en toutes circonstances et dans les seules limites prévues par ces mêmes textes. Vu l' « importance primordiale » que revêt l'article 5 de la Convention (McKay c. Royaume-Uni [GC], arrêt du 3 octobre 2006, no 543/03, CEDH 2006-X, § 30), ils se doivent d'être spécialement vigilants à cet égard lorsque, comme en l'espèce, une privation de liberté au sens de cette disposition est en cause.
50. Ceci étant souligné, la Cour constate, d'une part, que nul ne conteste qu'entre le 13 juin 2002 (date de l'interception du Winner) et le 26 juin 2002 (date de son arrivée au port de Brest) le Winner et son équipage étaient sous le contrôle des forces militaires françaises, de sorte que, bien qu'en dehors du territoire français, ils se trouvaient sous la juridiction de la France au sens de l'article 1er de la Convention. Elle relève, d'autre part, que les parties s'accordent à considérer que durant toute cette période à bord du Winner – puis durant leur garde à vue – les requérants étaient privés de liberté au sens de l'article 5 de la Convention, « en vue d'être conduit[s] devant l'autorité judiciaire compétente » (article 5 § 1 c)).
51. Tel est aussi le point de vue de la Cour, qui renvoie en sus à la décision Rigopoulos précitée.
52. Les parties s'opposent en revanche sur les questions de savoir si la privation de liberté subie par les requérants à bord du Winner s'est effectuée « selon les voies légales » comme l'exige le paragraphe 1 de l'article 5 de la Convention, et si, conformément au paragraphe 3 de ce même article, ils ont été « aussitôt traduit[s] devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».

a. Sur l'article 5 § 1

53. La Cour rappelle que l'article 5 § 1 impose avant tout que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne ; ils concernent aussi la qualité de la « loi » ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l'ensemble des articles de la Convention. Pour rechercher si une privation de liberté a respecté le « principe de légalité interne », il incombe à la Cour d'apprécier non seulement la législation en vigueur dans le domaine considéré, mais aussi la qualité des autres normes juridiques applicables aux intéressés y compris le cas échéant celles qui trouvent leur source dans le droit international. Pareille qualité implique que des normes autorisant une privation de liberté soient suffisamment accessibles et précises afin d'éviter tout danger d'arbitraire ; dans tous les cas, elles doivent offrir une protection adéquate et la sécurité juridique nécessaires pour prévenir les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, §§ 50 et 53).
54. La Cour constate que le droit international pose le principe de la liberté de navigation en haute mer, sauf les pouvoirs de contrôle et de coercition des navires par ceux de l'Etat de leur pavillon. Les navires d'Etats tiers peuvent cependant, procéder à de tels contrôles, même sans l'accord préalable de l'Etat du pavillon, en cas de sérieuses raisons de soupçonner que le navire se livre au transport d'esclaves ou à la piraterie, sert à des émissions radiophoniques non autorisées, est sans nationalité ou a en réalité la même nationalité que le navire qui procède au contrôle bien qu'il batte pavillon étranger ou refuse d'arborer son pavillon (voir notamment l'article 110 de la convention de Montego Bay précitée), ou bien lorsque des traités spécifiques le prévoient. L'article 17 de la convention de Vienne contre le trafic illicite des stupéfiants et substances psychotropes (précitée), relatif au « trafic illicite par mer » prévoit ainsi, au-delà de la coopération des Etats parties en vue de mettre fin au trafic illicite (paragraphe 1), la possibilité pour tout Etat partie qui a des « motifs raisonnables de soupçonner » qu'un navire battant le pavillon ou portant une immatriculation d'un autre Etat partie se livre à un tel trafic, de le notifier à cet Etat, de demander confirmation de l'immatriculation et, s'il y a confirmation, de « demander l'autorisation à cet Etat de prendre les mesures appropriées à l'égard de ce navire » (paragraphe 3). Le paragraphe 4 de l'article 17 précise que l'Etat du pavillon peut notamment autoriser l'Etat requérant à arraisonner et visiter le navire et, « si des preuves de participation à un trafic illicite sont découvertes, [à] prendre les mesures appropriées à l'égard du navire, des personnes qui se trouvent à bord et de la cargaison ».
55. Ensuite, la loi du 15 juillet 1994 « relative aux modalités de l'exercice par l'Etat de ses pouvoirs de contrôle en mer », dans sa version modifiée par la loi du 29 avril 1996 « relative au trafic de stupéfiants en haute mer et portant adaptation de la législation française à l'article 17 de la convention des Nations Unies contre le trafic illicite des stupéfiants et substances psychotropes faite à Vienne le 20 décembre 1988 », habilite les commandants des bâtiments de l'Etat (notamment) chargés de la surveillance en mer, lorsqu'il existe des « motifs raisonnables de soupçonner qu'un trafic de stupéfiants se commet à bord » d'un navire se trouvant en dehors des eaux territoriales et battant pavillon français ou d'un Etat partie à la convention de Vienne susmentionnée, ou régulièrement immatriculés dans un de ces Etats, à exécuter ou à faire exécuter, sous l'autorité du préfet maritime, qui en avise le procureur de la République, les « mesures de contrôle et de coercition » prévues par le droit international et ladite loi. Quant aux mesures pouvant être ainsi prises « à la demande ou avec l'accord d'un Etat partie à la convention précitée [de] Vienne [du] 20 décembre 1988 » en vertu de cette loi, l'article 14 mentionne la « visite du navire » , la « saisie des produits stupéfiants découverts et des objets ou documents qui paraissent liés à un trafic de stupéfiants » et leur mise sous scellés, et le « déroutement du navire » notamment « vers une position ou un port appropriés lorsque des investigations approfondies qui ne peuvent être effectuées en mer doivent être diligentées à bord ».
56. La Cour relève que la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes a retenu que, le Cambodge n'étant pas partie à la convention de Vienne susmentionnée, les mesures prises nonobstant le « principe traditionnel de la « loi du pavillon » » par les autorités françaises en haute mer contre le Winner et son équipage ne pouvaient trouver leur fondement légal dans les dérogations à ce principe prévues par l'article 17 § 3 de cette convention. La chambre de l'instruction a cependant considéré que cela ne faisait pas obstacle à ce que lesdites autorités « sollicite[nt] la coopération du Cambodge pour obtenir de sa part l'autorisation d'intercepter le Winner pour mettre fin au trafic de stupéfiants auquel tout ou partie de son équipage était soupçonné de se livrer ». Selon elle, elles étaient fondées à le faire sur la base de l'article 108 de la convention de Montego Bay, qui prévoit que « tous les Etats coopèrent à la répression du trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes auquel se livrent, en violation des conventions internationales, des navires naviguant en haute mer » et que « tout Etat qui a de sérieuses raisons de penser qu'un navire battant son pavillon se livre [à un tel trafic] peut demander la coopération d'autres Etats pour mettre fin à ce trafic », et « par référence » à la convention unique sur les stupéfiants du 30 mars 1961 (dont l'article 35 pose le principe d'assistance mutuelle entre les parties dans la lutte contre le trafic illicite). D'après la chambre de l'instruction, les mesures prises en l'espèce à l'égard du Winner et de son équipage trouvaient en conséquence leur fondement dans l'accord « donné sans restrictions ni réserves » aux autorités françaises par le gouvernement cambodgien pour « l'opération d'arraisonnement projetées avec toutes ses conséquences », dans la limite quand même du respect par elle des règles de procédures prévues par la convention de Vienne et la loi du 15 juillet 1994 relative aux modalités de l'exercice par l'Etat de ses pouvoirs de contrôle en mer « qui, en ses articles 12 et suivants, définit la compétence des commandants des bâtiments de l'Etat et la recherche, la constatation, la poursuite et le jugement par les juridictions françaises des infractions constitutives de trafic de stupéfiants commises en mer ». La chambre de l'instruction s'est ensuite convaincue qu' « en faisant usage de la force pour arraisonner le Winner et en prenant des mesures de contrôle et de coercitions appropriées à l'égard de l'équipage consigné dans ses cabines et à la prise en charge de la conduite du navire », le commandant de l'aviso s'était « strictement conformé » aux dispositions de cette loi et aux stipulations de l'article 17 § 4 de la convention de Vienne.
57. La Cour n'est pas entièrement convaincue par cette approche. D'abord, en ce qu'elle renvoie à des conventions internationales auxquelles le Cambodge n'est pas partie. Ensuite, parce qu'elle repose sur des dispositions législatives qui, à l'époque des faits, ne prévoyaient l'intervention extraterritoriale des autorités françaises que – outre sur les navires français – sur des « navires battant pavillon d'un Etat partie à la convention de Vienne du 20 décembre 1988 [non ratifiée par le Cambodge, comme indiqué précédemment] (...) ou régulièrement immatriculés dans un de ces Etats, à la demande ou avec l'accord de l'Etat du pavillon », et des navires n'arborant aucun pavillon ou sans nationalité. Or il est permis de douter que, dans les circonstances de la cause, le Winner entrait dans l'une ou l'autre de ces catégories. La Cour relève d'ailleurs que, dans sa version actuelle (issue de la loi no 2005-371 du 22 avril 2005), la loi du 15 juillet 1994 vise plus généralement les « navires battant pavillon d'un Etat qui a sollicité l'intervention de la France ou agréé sa demande d'intervention » ; cette modification tend à indiquer que le législateur voyait une insuffisance dans la version applicable à l'époque des faits en ce qu'elle faisait référence aux seuls Etats parties à la convention de Vienne. La Cour constate aussi, à l'instar des requérants, que la thèse du Gouvernement relative à l'applicabilité et au respect en l'espèce desdites dispositions législatives repose sur une contradiction. Il soutient en effet à cette fin qu'au moment de l'interception, le Winner n'arborait aucun pavillon, alors qu'il expose à d'autres égards que les autorités françaises s'étaient préalablement assurées auprès des autorités du Cambodge de l'immatriculation du bateau dans ce pays, et qu'il ressort de l'arrêt de la chambre de l'instruction qu'il était identifié comme étant le Winner avant le début des opérations.
58. Il reste certes que les autorités françaises sont intervenues avec l'accord préalable du Cambodge, ce dont atteste la note verbale du 7 juin 2002 par laquelle le ministre des Affaires étrangères cambodgien déclare confirmer formellement que son gouvernement « autorise les autorités françaises à intercepter, contrôler et engager des poursuites judiciaires » contre « le bateau Winner ». La Cour est à cet égard prête à suivre le raisonnement de la chambre de l'instruction en ce qu'il revient à considérer que, vu l'article 108 de la convention de Montego Bay, l'interception et la prise de contrôle du Winner par les autorités françaises trouvaient un fondement juridique dans cet accord. En revanche, considérant les termes de la note verbale, elle doute fort que l'on puisse en déduire comme l'a fait la chambre de l'instruction, que cet accord couvre non seulement « l'arraisonnement projeté » mais aussi « toutes ses conséquences », y compris la privation de liberté de treize jours imposée aux membres de l'équipage à bord du navire.
59. En d'autres termes, la Cour estime que l'on ne peut déduire de ce seul accord que la détention litigieuse avait une base légale au sens de l'article 5 § 1 de la Convention.
60. Force est par ailleurs de constater que la loi du 15 juillet 1994 n'envisage pas plus précisément une privation de liberté du type et de la durée de celle subie par les requérants. Ses articles 12 à 14 renvoient en effet à la prise de « mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international et la présente loi » (article 13). Or, comme indiqué précédemment, les mesures prévues par la loi elle-même se résument à l'identification et à la visite du navire, à la saisie et au placement sous scellés des produits stupéfiants découverts à bord, et à l'éventuel déroutement du navire vers un port ou une position appropriée lorsque des investigations approfondies ne peuvent être menées en pleine mer (ou vers un point situé dans les eaux internationales lorsque l'Etat du pavillon en formule expressément la demande, en vue de la prise en charge du navire).
S'agissant du droit international, premièrement, l'article 17 de la convention de Vienne – auquel se réfère dans ce contexte la chambre de l'instruction – se borne en tout état de cause à envisager en son paragraphe 3 la prise par l'Etat intervenant de « mesures appropriées » à l'encontre du navire en question et, en son paragraphe 4, à viser l'arraisonnement et la visite du navire ainsi que, « si des preuves de participation à un trafic illicite sont découvertes », des « mesures appropriées à l'égard du navire, des personnes qui se trouvent à bord et de la cargaison » (article 17 § 4.c.). Deuxièmement, le Gouvernement ne fait état d'aucune disposition de droit international à cet égard plus précise.

61. En outre, la Cour considère que les normes juridiques susévoquées n'offrent pas une protection adéquate contre les atteintes arbitraires au droit à la liberté. En effet, aucune de ces normes ne vise expressément la privation de liberté des membres de l'équipage du navire intercepté. Il s'ensuit qu'elles n'encadrent pas les conditions de la privation de liberté à bord, notamment quant aux possibilités pour les intéressés de contacter un avocat ou des proches. Par ailleurs, elles omettent de la placer sous le contrôle d'une autorité judiciaire (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Amuur précité, § 53). Certes, comme le souligne le Gouvernement, les mesures prises en application de la loi du 15 juillet 1994 le sont sous le contrôle du procureur de la République : il en est avisé par le préfet maritime (article 13 de la loi) et il est « informé préalablement par tout moyen des opérations envisagées en vue de la recherche et de la constatation des infractions » (article 16 de la loi) ; de plus, les intéressés reçoivent copie des procès-verbaux constatant les infractions (ibidem) et, à en croire le Gouvernement, aucun interrogatoire ne peut être mené à bord et la fouille corporelle est exclue. Force est cependant de constater que le procureur de la République n'est pas une « autorité judiciaire » au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié (voir Schiesser c. Suisse, arrêt du 4 décembre 1979, série A no 34, §§ 29-30).

62. En conséquence, et eu égard tout particulièrement à « l'adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit » qu'impose l'article 5 de la Convention (voir McKay précité, mêmes références), on ne saurait dire que les requérants ont été privés de leur liberté « selon les voies légales », au sens du paragraphe 1 de cette disposition.
63. Partant, il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention.

b. Sur l'article 5 § 3

64. Doit également être examinée la question que pose sur le terrain de l'article 5 § 3 de la Convention la durée de la privation de liberté subie par les requérants : treize jours à bord du Winner auxquels s'ajoutent – selon les cas – deux ou trois jours de garde à vue à Brest. Sur ce tout dernier point, le Gouvernement affirme certes que les deux juges d'instruction se sont déplacés les vingt-quatrième et quarante-huitième heures pour notifier à chacun des intéressés la prolongation de leur garde à vue. Cette thèse, à l'appui de laquelle le Gouvernement ne produit aucun élément, n'est cependant corroborée ni par l'exposé des faits figurant dans l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes du 3 octobre 2002 ni par aucun pièce du dossier. Il y a lieu de toutes façons de retenir que les requérants n'ont été présentés à « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l'article 5 § 3 qu'au moment de leur comparution devant le juge des libertés et de la détention en vue de leur placement en détention provisoire (le 28 juin 2002 pour les uns, le 29 pour les autres), soit après quinze ou seize jours de privation de liberté.
65. Or comme la Cour l'a souligné dans la décision Rigopoulos précitée, un tel délai est en principe incompatible avec l' « exigence de promptitude » qu'expriment les termes « aussitôt traduite » que l'on trouve dans cette disposition. Seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » pourraient le justifier, étant toutefois entendu que rien ne saurait dispenser les Etats parties de l'obligation d'offrir en toutes circonstances aux personnes se trouvant sous leur juridiction des garanties adéquates contre les privations arbitraires de liberté.

66. L'affaire Rigopoulos concernait l'interception en haute mer par la police des douanes espagnoles d'un navire battant pavillon panaméen et transportant de la cocaïne, puis la détention de son équipage – dont le requérant, son capitaine – durant seize jours, le temps de son convoiement vers un port espagnol. La Cour a conclu au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l'article 5 § 3, au motif que « compte tenu des circonstances tout à fait exceptionnelles de (...) l'affaire, on ne saurait conclure que le délai qui s'est écoulé entre le moment de la mise en détention du requérant et sa présentation au juge d'instruction a excédé la promptitude telle qu'elle est conçue au paragraphe 3 [de l']article [5] ». Elle a relevé au titre de ces circonstances que la distance à parcourir était « considérable » (le navire se trouvait à 5 500 km du territoire espagnol au moment de son interception) et qu'un retard de quarante-trois heures, qui avait été provoqué par des actes de résistance de membres de l'équipage, ne « saurait être imputable aux autorités espagnoles » ; elle en a déduit qu'il existait « une impossibilité matérielle d'amener physiquement le requérant devant le juge d'instruction dans un délai plus court ». Elle a en outre pris en compte le fait qu'à son arrivée sur le sol espagnol, le requérant avait immédiatement été transféré à Madrid par avion et, dès le lendemain, traduit devant l'autorité judiciaire. Enfin, elle a jugé « peu réaliste » la possibilité évoquée par le requérant que, plutôt que d'être convoyé vers l'Espagne, le navire fût dérouté vers l'île britannique de l'Ascension, celle-ci se trouvant à environ 1 600 km du lieu de l'interception.
67. Au moment de son interception, le Winner se trouvait lui aussi en haute mer, loin des côtes françaises, à une distance du même ordre que celle dont il était question dans l'affaire Rigopoulos, et rien n'indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire. Par ailleurs, les requérants ne prétendent pas qu'il était envisageable de les remettre aux autorités d'un pays plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant une autorité judiciaire. La présente espèce se rapproche donc grandement de l'affaire Rigopoulos : il y avait pareillement une impossibilité matérielle d'amener « physiquement » les requérants devant une telle autorité dans un délai plus bref.
68. S'il est vrai que l'affaire s'en distingue en ce qu'à leur arrivée à Brest, après déjà treize jours de détention en mer, les requérants ont été placés en garde à vue durant deux jours pour les uns, trois jours pour les autres, avant d'être présentés à un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l'article 5 § 3 de la Convention, la durée totale de la privation de liberté qu'ils ont ainsi subie demeure comparable à celle que dénonçait le requérant Rigopoulos. Par ailleurs, la Cour juge raisonnable l'argument du Gouvernement selon lequel cette garde à vue et sa durée s'expliquent par les nécessités de l'enquête, eu égard au nombre des requérants et à l'obligation de recourir à des interprètes pour procéder à leur interrogatoire. Il reste certes que la détention imposée aux requérants à bord du Winner n'était pas sous la supervision d'une « autorité judiciaire » au sens de l'article 5 (le procureur de la République n'ayant pas cette qualité ; paragraphe 61 ci-dessus), alors que la privation de liberté subie par M. Rigopoulos était « intervenue sur ordre et sous le contrôle strict » du tribunal central d'instruction de Madrid : à l'inverse de ce dernier, ils n'ont pas bénéficié de la protection contre l'arbitraire qu'offre un encadrement de cette nature. Cet élément, que la Cour a dûment examiné à l'aune du premier paragraphe de l'article 5, ne met toutefois pas en cause le fait que la durée de la privation de liberté subie par les requérants se trouve justifiée par les « circonstances tout à fait exceptionnelles » susexposées, notamment par l'inévitable délai d'acheminement du Winner vers la France.
69. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.