Cass. Ch. réunies, 31 janvier 1888

La Cour de cassation, toutes chambres assemblées, constituée en Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu le réquisitoire écrit du procureur général requérant contre Mr V... la peine de la suspension ;

Attendu qu’il résulte des débats qu’à deux reprises différentes, au cours d’une instruction où le nommé R... était l’objet de graves soupçons qui ont abouti à son arrestation et à son renvoi en police correctionnelle, le juge V... a proposé audit R... de venir dîner avec lui dans un établissement public, et l’a fait asseoir à sa table avec le greffier ;
Attendu que le juge V... explique sa conduite par la nécessité où il se trouvait d’empêcher toute communication entre les nommés W... et R..., dont la confrontation n’était pas achevée au moment où arriva pour chacun la nécessité de prendre le repas du soir; mais qu’à supposer qu’il n’y eût pas de combinaison plus décente lui permettant d’atteindre le même but, le juge V... ne saurait du moins se justifier d’avoir fait asseoir R... à la même table que lui; qu’en cela, il a compromis déjà, dans une certaine mesure, la dignité de son caractère ;

Attendu qu’il l’a compromise bien plus gravement lorsque, dans la matinée du samedi 7 janvier, il a engagé avec le témoin L... une conversation téléphonique, dont l’initiative était censée partir de l’avenue d’Iéna, et cela dans le but de faire croire à L... qu’il était en communication avec l’inculpé W..., tandis qu’il l’était avec le juge chargé d’instruire contre cet inculpé; que, vainement, V... allègue pour sa défense avoir seulement voulu éclairer sa conscience d’homme sur l’entente qu’il soupçonnait entre W... et L..., sans prétendre tirer des réponses de ce dernier des moyens d’information ;
Que cela est vrai à certains égards, mais n’empêche pas qu’il ait puisé dans les réponses de L... la confirmation de ses soupçons, et qu’il ait conclu de là à la nécessité de prendre immédiatement contre l’inculpé W... un moyen de rigueur que, la veille au soir, il n’estimait pas être suffisamment justifié ;
Qu’ainsi le juge V... a employé un procédé s’écartant des règles de la loyauté que doit observer toute information judiciaire, et constituant, par cela même, un acte contraire aux devoirs et à la dignité du magistrat ;

Attendu, toutefois, et en ce qui touche l’application de la peine, que, d’une part, on doit tenir compte à V... de ce que ses chefs hiérarchiques, tout en signalant les faits relevés ci-dessus à sa charge et qu’il avait spontanément révélés, ont reconnu qu’il avait agi vis-à-vis d’eux avec une franchise qui met sa bonne foi hors de doute ;
Qu’ils ont, de plus, attesté que, dans ses longs services antérieurs, il a toujours fait preuve d’une correction parfaite et d’une irréprochable probité ;
Que, d’autre part, il y a également lieu de prendre en considération la mesure qui l’a relevé de ses fonctions de juge d’instruction, et dont la publicité inévitable n’a pu qu’affecter péniblement un magistrat jaloux de sa réputation ;
Par ces motifs, et vu l’art. 50 de la loi du 20 avril 1810 ;
Prononce contre le juge V... la peine de la censure simple, et le condamne aux dépens ; Autorise la publication de la présente décision...

Publication : S. 1889, I, 241
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