Cour Européenne des Droits de l'Homme
2 mars 2010,

Adamkiewicz c/ Pologne

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Sur le grief relatif à l'absence de caractère impartial du tribunal pour enfants

93. Le Gouvernement souligne que le fait que le même magistrat conduise l'instruction et exerce de manière subséquente la fonction juridictionnelle au sein du tribunal pour enfants dans le cadre de la même affaire constitue une pratique courante au sein de la justice des mineurs en Pologne. Il signale que cette pratique n'est pas prohibée par la législation interne.

94. Le Gouvernement fait valoir qu'en tant que procédure sui generis, la procédure applicable aux mineurs obéit à des règles spécifiques, distinctes de celles qui s'appliquent aux adultes. Par exemple, elle est initiée d'office par un magistrat qui conduit l'instruction préliminaire. En exerçant ses attributions, qui consistent essentiellement à recueillir les éléments de preuve nécessaires à l'établissement des faits et à se prononcer sur l'éventuelle nécessité du renvoi du mineur devant le tribunal pour enfants, ce magistrat n'agit pas en tant qu'adversaire du mineur mais doit conserver une attitude impartiale. En outre, à la différence de la procédure pénale « classique », aucun acte d'accusation n'est dressé à l'issue de l'instruction. Par ailleurs, en cas de renvoi du mineur devant le tribunal pour enfants statuant selon le mode prévu pour l'application des mesures correctionnelles, la procédure subséquente consiste à choisir la mesure correctionnelle la plus adaptée et à veiller à ce que celle-ci soit appliquée de manière à servir au mieux les intérêts de l'enfant.

95. Le Gouvernement observe qu'en l'occurrence, le requérant n'affirme pas que le juge aux affaires familiales aurait agi avec un préjugé personnel à son égard. Dès lors, reste à savoir si, au vu des circonstances de l'affaire, les soupçons que ce dernier formule au sujet de la prétendue partialité du magistrat peuvent passer pour objectivement justifiés.

96. Bien qu'il admette que le magistrat qui conduit la procédure de rassemblement des preuves lors de la phase initiale de la procédure se forge nécessairement un éventuel avis sur la solution de l'affaire, le Gouvernement estime qu'à elle seule, cette circonstance n'autorise pas à croire qu'en l'espèce, le tribunal pour enfants a effectivement manqué d'impartialité.

97. Le requérant récuse les arguments du Gouvernement. Il affirme que le fait que la loi confère des attributions aussi étendues au juge aux affaires familiales dès le stade initial de la procédure atteste de la reconnaissance par le législateur de la spécificité de la procédure concernant les mineurs. Par ailleurs, aucune disposition de la loi ne prévoit explicitement que le magistrat ayant conduit l'instruction doive par la suite faire partie de la formation de jugement du tribunal pour enfants dans le cadre de la même affaire. Le requérant souligne que les principes de la procédure pénale applicable aux adultes, dont notamment celui de la séparation entre l'instruction et le procès, doivent s'appliquer avec la même force à la procédure concernant les mineurs.

98. Le requérant relève que le dernier acte que le juge aux affaires familiales accomplit à l'issue de l'instruction préliminaire consiste à décider de la nécessité du renvoi du mineur devant le tribunal pour enfants. Or, il ne prête pas à controverse que pour prendre une telle décision, le magistrat doit avoir une opinion personnelle tant sur la personnalité du mineur que sur l'existence et l'étendue de sa culpabilité. Dans ce contexte, il est très naturel qu'il puisse souhaiter que sa conviction soit confirmée à l'issue de la procédure entière.

99. La Cour rappelle que le principe d'impartialité est un élément important de la confiance que les juridictions se doivent d'inspirer dans une société démocratique. Ce principe se définit d'ordinaire par l'absence de préjugé ou de parti pris et peut s'apprécier de diverses manières.

100. L'impartialité au sens de l'article 6 § 1 s'apprécie selon une double démarche :
la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ;
la seconde amène à s'assurer qu'il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir notamment Gautrin et autres c. France, no21257/93 et suiv., 20 mai 1998, Recueil 1998-III, § 58).

101. La Cour rappelle également que le simple fait, pour un juge, d'avoir pris des décisions avant le procès ne peut justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte, c'est l'étendue des mesures adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge n'implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, l'appréciation préliminaire des données disponibles ne saurait non plus passer comme préjugeant l'appréciation finale. Il importe que cette appréciation intervienne avec le jugement et s'appuie sur les éléments produits et débattus à l'audience (voir, notamment, mutatis mutandis, Hauschildt précité, p. 22, § 50, Nortier c. Pays-Bas, 24 août 1993, série A no 267, p. 15, § 33, Saraiva de Carvalho c. Portugal, 22 avril 1994, série A no 286-B, p. 38, § 35 et Depiets c. France, no 53971/00, § 35, CEDH 2004-I).

102. La Cour observe que l'ordonnance rendue à l'issue de l'instruction préliminaire et par laquelle le juge aux affaires familiales a déféré le requérant au tribunal pour enfants se fondait sur le constat de ce magistrat selon lequel « les éléments rassemblés au cours de l'instruction indiquaient que le requérant était auteur des faits ». Vu la teneur de cette ordonnance, force est de constater que la question sur laquelle ce magistrat avait statué avant l'ouverture de la phase juridictionnelle de la procédure coïncidait dans une large mesure avec celle sur laquelle il a dû ensuite se prononcer en tant que membre de la formation de jugement du tribunal pour enfants. Ainsi, il peut difficilement être affirmé que ledit magistrat n'avait pas d'idée préconçue sur la question sur laquelle il a été appelé à se prononcer ultérieurement en tant que président de la formation de jugement du tribunal pour enfants (voir, en ce sens Werner c. Pologne, no 26760/95, 15 novembre 2001, § 41). Du reste, le Gouvernement l'a également admis dans ses observations.

103. La Cour relève également que dans l'affaire Nortier c. Pays-Bas citée ci-dessus, un problème s'est posé quant à l'impartialité du tribunal, dans la mesure où toute la procédure dirigée contre le requérant mineur s'était déroulée devant le même magistrat. Toutefois, dans cette affaire, il a été jugé que l'article 6 § 1 de la Convention n'avait pas été violé, dès lors notamment que le juge en question n'avait presque pas entrepris d'activité d'instruction, le requérant ayant reconnu sa faute dès le début de l'instance (Nortier, §§ 34-35 et 38).

104. Contrairement à l'affaire Nortier, dans la présente affaire le juge aux affaires familiales a fait durant l'instruction un ample usage des attributions étendues que lui conférerait la loi sur la procédure applicable aux mineurs. Ainsi, après qu'il ait décidé d'office de l'ouverture de la procédure, ce juge avait lui-même conduit la procédure de rassemblement des preuves à l'issue de laquelle il avait décidé du renvoi du requérant en jugement.

105. La Cour note également qu'en l'espèce, pour justifier la pratique consistant à confier au magistrat ayant conduit l'instruction préliminaire l'exercice subséquent de la fonction juridictionnelle au sein du tribunal pour enfants dans la même affaire, le Gouvernement s'est référé à la nature singulière de la procédure concernant les mineurs.

106. La Cour admet que, du fait de la nature spécifique des questions que la justice des mineurs est amenée à traiter, elle doit nécessairement présenter des particularités par rapport au système de la justice pénale applicable aux adultes. Toutefois, il n'incombe pas à la Cour d'examiner in abstracto la législation et la pratique internes pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées à un requérant dans une affaire donnée ou l'ont touché a enfreint l'article 6 par. 1 (art. 6-1) (voir, entre autres, Hauschildt c. Danemark, précité, § 21).

107. La Cour se réfère ici à son constat de violation de l'article 6 de la Convention à raison de l'atteinte aux garanties d'équité lors de l'instruction conduite par le juge aux affaires familiales. Compte tenu de ce constat, la Cour ne décèle pas dans quelle mesure le fait que ce même magistrat ait subséquemment présidé la formation de jugement du tribunal ayant déclaré le requérant auteur des faits pouvait en l'espèce contribuer à assurer la meilleure protection de l'intérêt supérieur de l'enfant que le requérant était alors.

108. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention quant à l'exigence d'un tribunal impartial.

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PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l'article 6 § 1 du fait du défaut d'assistance adéquate du requérant par un avocat durant l'instruction et du fait de l'utilisation par les tribunaux de la preuve constituée par les déclarations du requérant recueillies durant l'instruction;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention (droit à un tribunal impartial) du fait de la présence, au sein de la formation de
jugement du tribunal pour enfants, du magistrat ayant conduit l'instruction ;

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