ARRÊT B. c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI

Je n’ai pas voté avec la majorité qui a retenu une violation de l’article 8 (art. 8).

Certes l’arrêt porte seulement sur le cas d’espèce, mais celui-ci était un des moins significatifs par rapport aux cas examinés par les juridictions françaises, notamment en 1990 et 1991.

En premier lieu, je constate quelques contradictions. La majorité de la Cour ne déclare pas infirmer sa jurisprudence Rees et Cossey. Elle relève au paragraphe 55 que "rien n’aurait empêché, après jugement, d’introduire dans l’acte de naissance de Mlle B., sous une forme ou une autre, une mention destinée sinon à corriger, à proprement parler, une véritable erreur initiale, du moins à refléter la situation présente de l’intéressée". Ceci n’est possible dans le système de l’état civil français que par jugement et c’est ce qu’opèrent de nombreuses décisions, mais à partir de critères ponctuels permettant d’exclure certaines catégories pour lesquelles les données scientifiques et l’absence de contrôle médical sous protocole permettent de justifier des refus jurisprudentiels.
La Cour conclut au paragraphe 63,
"(...) sur la base des éléments susmentionnés qui distinguent le présent litige des affaires Rees et Cossey, et sans avoir besoin d’examiner les autres arguments de la requérante, que celle-ci se trouve quotidiennement placée dans une situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie privée. Dès lors, même eu égard à la marge nationale d’appréciation, il y a rupture du juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (paragraphe 44 ci-dessus), donc infraction à l’article 8 (art. 8).
Plusieurs moyens d’y remédier s’offrent au choix de l’État défendeur; la Cour n’a pas à lui indiquer le plus adéquat (...)"
La majorité a-t-elle tenu compte des opérations en France en hôpital public de la période postérieure à 1973, alors que B. avait été opéré au Maroc?
Peut-on déduire du paragraphe 66 que la majorité avait surtout à l’esprit l’octroi de facilités concernant pièces d’identité et passeport, sans obligation de rectification de l’état civil, ceci dans la ligne des arrêts Rees et Cossey et du régime particulier britannique concernant les exigences administratives pour l’identité des personnes, et encore moins ce que B. revendiquait à l’origine, à savoir la possibilité d’épouser son compagnon?
Pour des juristes favorables à un statut large, on entrerait plus facilement dans l’optique de l’arrêt B. si des cas de transsexuels vrais (opérés sous contrôle et protocole médical, en hôpital public) avaient été systématiquement refusés par les juridictions françaises. Tel n’était pas le cas.
La Convention européenne des Droits de l’Homme n’oblige pas les Hautes Parties Contractantes à légiférer en matière de rectifications de l’état
civil liées au transsexualisme, même par application de la théorie de l’obligation positive des États (affaire X c. Pays-Bas). Ainsi plusieurs États membres ne sont dotés d’aucune législation concernant le transsexualisme. Les quelques législations nationales en la matière comportent des critères et des mécanismes très différents.
En tout cas, les États membres qui veulent affronter ces problèmes ont le choix entre la voie législative et la voie jurisprudentielle et dans ce domaine sensible, tributaire de situations sociales et morales très diverses, la marge d’appréciation dont l’État dispose est considérable.
Quelle que soit la voie choisie, législative ou jurisprudentielle, l’État reste libre de déterminer, en fonction des connaissances scientifiques incontestées, les critères de reconnaissance des cas d’intersexualisme ou de transsexualisme vrai. Le juge national peut se déterminer sur la base de ces critères sans enfreindre la Convention.
Ces principes acquis étant rappelés, quelles conséquences pouvait-on en tirer, dans le cas de B. c. France, sous l’angle de l’article 8 (art. 8)?
Il ne suffisait pas de comparer la situation britannique telle qu’appréciée par la Cour dans les affaires Rees et Cossey et la situation française; il fallait comparer celle-ci avec le vide législatif ou jurisprudentiel d’autres États membres. Le droit britannique est moins ouvert que le droit français en ce qui concerne le changement d’état et de sexe sur les registres de l’état civil; il offre plus de possibilités pour les démarches administratives: passeports, formalités, mais ceci tient au régime particulier de l’état des personnes en Grande-Bretagne et non pas à des dispositions spécifiques adoptées en faveur de transsexuels.
Si l’on veut appliquer l’article 8 (art. 8) aux intersexuels et aux transsexuels vrais, il y a lieu de se demander, en ce qui concerne la France, si la jurisprudence ouvre correctement le droit à la rectification de l’état civil. Or l’inventaire des décisions manifeste qu’il y a autant de décisions favorables que défavorables aux demandeurs. Plusieurs d’entre elles accordent même un effet totalement rétroactif. Certes la Cour de cassation a rendu quatre décisions défavorables en 1990, mais les cas d’espèce étaient discutables. Il n’y a pas eu de décision toutes chambres réunies, même dans les cas les plus ou les moins discutés de transsexualisme.
Après ces arrêts de cassation, la cour d’appel de Colmar a accordé la rectification de l’état civil pour une personne qui en outre avait obtenu après opération un changement de passeport portant son nouveau sexe. Il n’y a pas eu de pourvoi du procureur général, la décision est donc définitive et la rectification de l’état civil est intervenue.
Dans une interprétation généreuse et extensive de l’article 8 (art. 8) on pourrait considérer qu’un transsexuel vrai, étant opéré en France après avoir subi toute la période de tests de contrôle suivant le protocole établi par l’Ordre national des médecins, devrait être admis à la rectification de l’état civil. La motivation pourrait être alors que l’État, ayant accepté l’opération
et la prise en charge par la Sécurité sociale sous la condition de l’intervention chirurgicale en hôpital public doit, par obligation positive au regard de la Convention européenne des Droits de l’Homme, permettre des facilités pour des pièces administratives et même aller jusqu’à la rectification de l’état civil.
Tel n’est pas le cas dans l’affaire B. Le transsexualisme n’était pas vérifié sous le protocole médical, l’opération avait eu lieu à l’étranger dans des conditions inconnues. La Cour de Bordeaux a jugé le cas d’espèce en doutant peut-être de la réalité sociale et professionnelle. La Cour européenne n’a pas à réviser cette décision prise à partir d’un cas non exemplaire, arrêt d’espèce et non de principe qui est compatible avec la Convention européenne des Droits de l’Homme, même sous l’angle de l’article 8 (art. 8).
La théorie suivant laquelle toute personne animée d’une volonté irrépressible de vivre sous un autre sexe que celui d’origine, en étant convaincue qu’il s’agit de sa véritable destinée, doit pouvoir obtenir la rectification de son état civil, est des plus contestables, même si elle est motivée par la légitime préoccupation de l’insertion sociale et de l’intimité. En effet, lorsqu’il y a seulement traitement hormonal, celui-ci peut être réversible. Plusieurs cas de demandeurs transsexuels vrais ou faux correspondent à des états psychiatriques qui ne doivent être traités que par la psychiatrie sous peine de catastrophes, ce pourquoi un protocole médical est indispensable. De surcroît, la médecine connaît des cas de dédoublement de la personnalité, de schizophrénie. Si l’on s’en tenait à la seule motivation de faire coïncider la volonté individuelle du patient avec sa vie sociale, on devrait donc accepter le changement d’état civil même pour de telles déviances.
La situation des vrais transsexuels est certes digne de compréhension et d’attention, sous l’angle de l’article 8 (art. 8). Mais il reste évident que même les législations les plus avancées ne peuvent remédier aux obstacles sociaux. Même après rectification d’état civil, la personne réinsérée socialement doit révéler son passé lorsqu’il s’agit d’emploi, de carrière, de retraite pour comptabiliser les périodes. Les modifications des formulaires de statistiques type INSEE ne régleraient pas ce problème.
C’est pourquoi il faut s’attacher aux formules les plus souples prenant le plus grand compte des procédures médicales de contrôle, seules susceptibles d’éviter des opérations et traitement nocifs pour l’équilibre de la personne.
Il y a lieu aussi de tenir compte des aspects sociaux propres à chaque État. Quelques pays connaissent hélas des centres d’exploitation de faux transsexuels ouvrant la voie au proxénétisme, à la prostitution de travestis. Parmi les demandeurs de traitements, il y a un nombre non négligeable de personnes de cette catégorie. D’autres pays ignorent totalement une telle situation et leur position juridique n’est donc pas significative.

Autre aspect d’importance considérable: pour les États qui ont, comme la France, une législation sur l’état civil très précise et contraignante, la conséquence de la rectification est de ne pas faire obstacle au mariage du transsexuel avec une personne du même sexe que le sien d’origine. Le problème de l’adoption se pose également, ouverte au nouveau couple. Mentionnons pour mémoire les bouleversements juridiques qui résultent de certaines rectifications lorsque le bénéficiaire était précédemment marié avec ou sans enfants. Ne négligeons pas les possibilités de fécondation artificielle après rectification ou opération. Tout le droit civil et le droit successoral peuvent être bouleversés.
S’il est un domaine où il faut accorder aux États le maximum de marge d’appréciation compte tenu des moeurs et des traditions, c’est bien celui du transsexualisme, compte tenu aussi de l’évolution des avis des experts médicaux et scientifiques.
La solution jurisprudentielle peut être le choix légitime de l’État. Si l’évolution de cette jurisprudence permet de répondre en droit interne aux cas incontestables ouvrant la possibilité de rectifications de l’état civil, ainsi que l’arrêt de Colmar l’a pratiqué, il paraît conforme à l’article 8 (art. 8) de considérer que cette voie jurisprudentielle répond aux exigences de celui-ci.
A la différence des arrêts Huvig et Kruslin c. France (Cour eur. D. H., arrêts du 24 avril 1990, série A no 176-A et B), la Cour ne fournit pas d’indications sur les moyens adéquats. Sa formulation sur les "moyens d’y remédier" reste vague, incertaine; car il est évident que la seule détermination socio-psychologique de la personne ne peut suffire pour justifier une demande de rectification. L’État membre, même s’il accepte la rectification, reste libre d’en limiter les conditions et les conséquences en droit civil, s’il n’oppose pas un refus systématique à tous les cas d’espèce.
L’arrêt de la Cour ne retient d’ailleurs pas expressément la violation par rapport à la demande même de B. devant le tribunal, ainsi formulée:
"dire et juger que déclaré[e] à l’état civil de son lieu de naissance du sexe masculin, [elle] présent[ait] en réalité une constitution féminine; dire et juger qu’[elle était] du sexe féminin; ordonner la rectification de son acte de naissance; dire qu’[elle] portera[it] désormais les prénoms de Lyne Antoinette."

Conclusion: en l’état du droit français et du statut de la famille, compte tenu des droits d’autrui, il apparaît que c’est la voie jurisprudentielle qui est la plus conforme au respect de l’article 8 (art. 8) de la Convention sous la marge d’appréciation laissée à l’État.


ARRÊT B. c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA

1. Je ne puis accepter l’arrêt et ne comprends pas le renversement de la jurisprudence de la Cour, jurisprudence réaffirmée voici un an à peine.
Je crains de graves conséquences, notamment la banalisation d’opérations chirurgicales irréversibles au lieu d’un traitement psychique convenable.
2. Le rôle de la Cour consiste à interpréter la Convention; à en donner une interprétation dynamique et actuelle, mais toujours une interprétation. La jurisprudence de la Cour ne peut aller au-delà de la Convention et n’a pas le droit d’accorder de nouveaux droits à l’individu et d’imposer de nouvelles obligations aux États.
3. La Convention ne consacre pas le droit au changement du sexe, ni à la modification des actes de l’état civil, ni, contrairement au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 24), celle du registre public de l’état civil. Comment, au nom de la Convention, imposer aux États un comportement déterminé en la matière?
4. Les interventions chirurgicales ne changent pas le sexe réel de l’individu, mais seulement les apparences et la morphologie sexuelles.
5. Le requérant (je n’utiliserai pas le féminin, parce que je ne connais pas le sexe social et je ne reconnais pas le droit de quelqu’un à changer de sexe à sa guise) n’est pas un vrai transsexuel: "(...) la juridiction du second degré constate que, même après traitement hormonal et l’intervention chirurgicale auxquels il s’est soumis, Norbert [B.] continue de présenter les caractéristiques d’un sujet du sexe masculin; (...) elle a estimé que, contrairement à ce que soutient l’intéressé, son état actuel n’est pas le résultat d’éléments préexistants à l’opération et d’une intervention chirurgicale commandée par des nécessités thérapeutiques, mais relève d’une volonté délibérée du sujet (...)"; c’est la constatation de la Cour de cassation (paragraphe 17 de l’arrêt).
6. Pourquoi imposer à l’État français les conséquences d’une intervention chirurgicale pratiquée volontairement et délibérément dans un autre État (paragraphe 11 de l’arrêt), sans contrôle préalable?
7. La Commission internationale de l’état civil (CIEC) "a essentiellement pour objet (...) l’élaboration de recommandations ou projets de conventions, tendant à harmoniser en ces matières les dispositions en vigueur dans les États membres (...)".
Les matières en question sont celles qui ont trait à la condition des personnes, à la famille et à la nationalité. La CIEC s’occupe depuis longtemps de la situation des transsexuels et elle n’a pas abouti à élaborer une recommandation ou un projet de convention.
8. Il n’y a pas un dénominateur commun aux législations des États parties à la Convention pour imposer une décision aussi radicale.
9. Parmi les situations prévisibles de l’application du présent arrêt (voir les paragraphes 52 à 55), j’en noterai deux:
- Un enfant naturel voudra engager une action en recherche de paternité, mais après sa naissance l’homme qui l’avait engendré a été opéré pour changer de sexe et l’état civil a été rectifié; il demandera qu’une femme soit reconnue pour son père!
- Après la rectification de l’état civil, le transsexuel pourra épouser quelqu’un de son vrai sexe (le sexe originaire); or la Cour "voit (...) dans l’attachement [au] concept traditionnel [de mariage] un motif suffisant de continuer d’appliquer des critères biologiques pour déterminer le sexe d’une personne aux fins du mariage" (arrêt Cossey, p. 18, par. 46) et "Aux yeux de la Cour, en garantissant le droit de se marier, l’article 12 (art. 12) vise le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique différent. Son libellé le confirme: il ressort que le but poursuivi consiste essentiellement à protéger le mariage en tant que fondement de la famille" (arrêt Rees, p. 19, par. 49).
A mon avis, la Cour devrait dire dans le présent arrêt que sa décision n’a aucune incidence sur le droit de se marier, lequel constitue pourtant la raison d’être de la requête de B. à la Commission.
9. Je conclus donc à l’absence de violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention et je crois que la réglementation légale du transsexualisme reste de la compétence de chaque État - compte tenu des moeurs et des traditions, bien que les avis des experts médicaux et scientifiques diffèrent.
10. Puisque, selon moi, il n’y a pas violation de la Convention, je ne crois pas possible de voter, dans le même arrêt, en faveur de l’octroi d’une somme au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.