Cour Européenne des Droits de l'Homme
AFFAIRE B. c. FRANCE
(Requête no13343/87)
ARRÊT
STRASBOURG 25 mars 1992
Commentaires :
JCP, 1992, II, 21955, note Th. Garé,
D.1992, Som.235, obs. J.-F. Renucci
D.1993.101, note J.-P. Marguénaud
RTD civ.1992, obs. J. Hauser
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Citoyenne française née en 1935 à Sidi Bel Abbès,
en Algérie, la requérante fut déclarée de sexe masculin
à l’officier de l’état civil, sous les prénoms
de Norbert et Antoine.
A. La genèse de l’affaire
10. Aînée de cinq enfants, Mlle B. adopta dès son plus jeune
âge un comportement féminin. Considérée par ses frères
et soeurs comme une fille, elle se serait mal adaptée à un milieu
scolaire ignorant toute mixité.
Elle accomplit en Algérie, en tant qu’homme, son service militaire,
pendant lequel elle manifesta un comportement homosexuel.
Après s’être vouée pendant cinq ans à l’alphabétisation
de jeunes Kabyles, elle quitta l’Algérie en 1963 et s’établit
à Paris, où elle travailla dans un cabaret sous un pseudonyme.
11. Angoissée par sa féminité, elle souffrait de dépressions
nerveuses qui culminèrent en 1967, époque à laquelle elle
fut hospitalisée pendant un mois. Le médecin qui la soignait depuis
1963 observa une hypotrophie de ses organes génitaux masculins et prescrivit
une hormonothérapie féminisante qui entraîna rapidement
un développement mammaire et la féminisation de sa physionomie.
La requérante adopta désormais un habillement féminin.
En 1972, elle se soumit au Maroc à une intervention chirurgicale, consistant
dans l’exérèse des organes génitaux externes et la
création d’une cavité vaginale (paragraphe 18 ci-dessous).
12. Mlle B. vit aujourd’hui avec un homme qu’elle a rencontré
peu avant son opération et qu’elle a immédiatement informé
de sa situation. Elle ne se produit plus sur scène et les réactions
d’hostilité qu’elle susciterait l’auraient empêchée
de trouver un emploi.
B. L’action intentée par la requérante
1. Devant le tribunal de grande instance de Libourne
13. Désireuse d’épouser son compagnon, Mlle B. assigna en
justice le procureur de la République de Libourne le 18 avril 1978 pour
voir
"dire et juger que déclaré[e] à l’état
civil de son lieu de naissance du sexe masculin, [elle] présent[ait]
en réalité une constitution féminine; dire et juger qu’[elle
était] du sexe féminin; ordonner la rectification de son acte
de naissance; dire qu’[elle] portera[it] désormais les prénoms
de Lyne Antoinette".
14. Le 22 novembre 1979, le tribunal de grande instance de Libourne la débouta
...
II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l’article 8
43. Selon la requérante, le refus de reconnaître sa véritable
identité sexuelle enfreint l’article 8 (art. 8) de la Convention,
ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale,
de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique
dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence
est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans
une société démocratique, est nécessaire à
la sécurité nationale, à la sûreté publique,
au bien-être économique du pays, à la défense de
l’ordre et à la prévention des infractions pénales,
à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection
des droits et libertés d’autrui."
Faute de consentir à corriger la mention de son sexe tant sur le registre
de l’état civil que sur ses pièces officielles d’identité,
les autorités françaises la contraindraient à révéler
à des tiers des informations d’ordre intime et personnel; elle
rencontrerait aussi de grandes difficultés dans sa vie professionnelle.
44. La notion de "respect" inscrite à l’article 8 (art. 8), la Cour le rappelle d’emblée, manque de netteté. Il en va surtout ainsi quand il s’agit, comme en l’occurrence (arrêts Rees et Cossey c. Royaume-Uni des 17 octobre 1986 et 27 septembre 1990, série A no 106, p. 14, par. 35, et no 184, p. 15, par. 36), des obligations positives qu’elle implique, ses exigences variant beaucoup d’un cas à l’autre selon les pratiques suivies et les conditions régnant dans les États contractants. Pour déterminer s’il existe une telle obligation, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir notamment l’arrêt Cossey précité, p. 15, par. 37).
45. Selon Mlle B., on ne saurait considérer sa requête comme identique,
en substance, à celles de M. Rees et de Mlle Cossey, dont la Cour a eu
à connaître précédemment.
Tout d’abord, elle s’appuierait sur des éléments scientifiques,
juridiques et sociaux nouveaux.
En outre, il existerait en la matière une différence fondamentale
entre la France et l’Angleterre quant à leur législation
et à l’attitude de leurs pouvoirs publics.
Dès lors, l’application même des critères retenus
dans les arrêts précités des 17 octobre 1986 et 27 septembre
1990 devrait amener à condamner la France dont le droit, contrairement
à celui de l’Angleterre, irait jusqu’à méconnaître
l’apparence que les transsexuels se donnent légitimement.
La requérante invite d’autre part la Cour à pousser son
analyse plus avant que dans les deux affaires susmentionnées: elle souhaite
voir juger qu’un État contractant viole l’article 8 (art.
8) s’il nie de manière générale la réalité
du sexe psychosocial des transsexuels.
1. Sur l’évolution scientifique, juridique et sociale
46. a) Dans son arrêt Cossey, la Cour a déclaré "n’a[voir]
connaissance d’aucun progrès scientifique significatif accompli"
depuis son arrêt Rees: "il demeur[ait] vrai, notamment (...), qu’une
opération de conversion sexuelle n’entraîn[ait] pas l’acquisition
de tous les caractères biologiques du sexe opposé" (loc.
cit., p. 16, par. 40).
Or, d’après la requérante, la science paraît apporter
deux éléments nouveaux dans le débat relatif au contraste
entre l’apparence (sexe somatique transformé, sexe gonadique "bricolé")
et la réalité (sexe chromosomique inchangé mais sexe psychosocial
opposé) du sexe des transsexuels: d’un côté, le critère
chromosomique n’aurait rien d’infaillible (cas des personnes pourvues
de testicules intra-abdominaux dit féminisants, ou dotées de chromosomes
XY malgré leurs dehors féminins); de l’autre, les recherches
en cours donneraient à penser que l’ingestion de certaines substances
à un stade donné de la grossesse, ou dans les premiers jours de
la vie, déterminerait un comportement transsexuel et que le transsexualisme
pourrait découler d’une anomalie chromosomique. Le phénomène
pourrait donc avoir une explication non seulement psychique, mais matérielle,
si bien que l’on ne saurait invoquer aucun prétexte pour refuser
d’en tenir compte sur le plan du droit.
b) En ce qui concerne les aspects juridiques du problème, Mlle B. s’appuie sur l’opinion dissidente du juge Martens, jointe à l’arrêt Cossey (série A no 184, pp. 35-36, par. 5.5): les dissemblances qui subsistent entre les États membres du Conseil de l’Europe quant à l’attitude à adopter envers les transsexuels (ibidem, p. 16, par. 40) seraient, de plus en plus, contrebalancées par l’évolution de la législation et de la jurisprudence de nombre de ces États. Des résolutions et recommandations de l’Assemblée du Conseil de l’Europe et du Parlement européen iraient dans le même sens. c) L’intéressée souligne enfin la rapidité des mutations sociales que connaissent les États européens et la diversité des cultures représentées par ceux d’entre eux qui ont adapté leur droit à la situation des transsexuels.
47. Le Gouvernement ne conteste pas qu’au XXe siècle, et surtout
au cours des trente dernières années, la science a réalisé
des avancées considérables dans l’utilisation des hormones
sexuelles, tout comme en chirurgie plastique et prothésique, et que la
question de l’identité sexuelle reste en pleine évolution
sur le plan médical. Néanmoins, les transsexuels conserveraient
leur sexe chromosomique d’origine; on ne réussirait à modifier
que leur apparence. Or le droit devrait s’attacher à la réalité.
En outre, on ne saurait banaliser des opérations qui présentent
des dangers certains.
Les droits nationaux évolueraient eux aussi et beaucoup d’entre
eux auraient déjà changé, mais les nouvelles lois ainsi
promulguées ne consacreraient pas des solutions identiques.
Bref, on se trouverait dans une période de flottement juridique, moral
et social.
48. La Cour estime indéniable que les mentalités ont évolué,
que la science a progressé et que l’on attache une importance croissante
au problème du transsexualisme.
Elle note cependant, à la lumière des études et travaux
entrepris par des experts en la matière, que toute incertitude n’a
pas disparu quant à la nature profonde du transsexualisme et que l’on
s’interroge parfois sur la licéité d’une intervention
chirurgicale en pareil cas. Les situations juridiques qui en résultent
se révèlent en outre très complexes: questions de nature
anatomique, biologique, psychologique et morale liées à la transsexualité
et à sa définition; consentement et autres exigences à
remplir avant toute opération; conditions dans lesquelles peut être
autorisé un changement d’identité sexuelle (validité,
présupposés scientifiques et répercussions juridiques du
recours à la chirurgie, aptitude à vivre avec la nouvelle identité
sexuelle); aspects internationaux (lieu de l’intervention); effets juridiques,
rétroactifs ou non, de pareil changement (rectification des actes de
l’état civil); possibilité de choisir un autre prénom;
confidentialité des documents et renseignements relatant le changement;
incidences d’ordre familial (droit de se marier, sort d’un mariage
existant, filiation), etc. A ces divers égards, il ne règne pas
encore entre les États membres du Conseil de l’Europe un consensus
assez large pour amener la Cour à des conclusions opposées à
celles de ses arrêts Rees et Cossey.
2. Sur les différences entre les systèmes français et anglais
49. Selon la requérante, le sort des transsexuels apparaît, à
l’examen, beaucoup plus dur en France qu’en Angleterre sur une série
de points. La Commission souscrit en substance à cette opinion.
50. Pour le Gouvernement au contraire, la Cour ne saurait s’écarter,
dans le cas de la France, de la solution adoptée par ses arrêts
Rees et Cossey. Sans doute la requérante peut-elle subir, dans son existence
quotidienne, des "distorsions" propres à la gêner, mais
elles ne revêtiraient pas une gravité suffisante pour enfreindre
l’article 8 (art. 8). A aucun moment les autorités françaises
n’auraient dénié aux transsexuels le droit de mener leur
vie à leur guise. L’histoire de l’intéressée
en fournirait la preuve: nonobstant son état civil masculin, Mlle B.
aurait réussi à passer pour une femme. Du reste, un transsexuel
souhaitant que les tiers ignorent son sexe biologique se trouverait dans une
situation analogue à celle d’une personne désireuse de préserver
d’autres éléments de son intimité (âge, revenus,
domicile, etc.).
En outre, et d’une manière générale, la marge d’appréciation
laissée aux États contractants porterait sur le choix tant des
critères d’acceptation d’un changement de sexe que des mesures
d’accompagnement dans l’hypothèse d’un refus.
51. La Cour constate d’emblée qu’il existe entre la France
et l’Angleterre des différences sensibles quant à leur droit
et à leur pratique en matière d’état civil, de changement
de prénoms, d’emploi de pièces d’identité,
etc. (paragraphes 19- 22 et 25 ci-dessus, à rapprocher du paragraphe
40 de l’arrêt Rees précité). Elle recherchera ci-après
les conséquences qui peuvent en résulter en l’espèce
sur le terrain de la Convention.
a) L’état civil
i) La rectification des actes de l’état civil
52. La requérante trouve d’autant plus condamnable le rejet de
sa demande de rectification de son acte de naissance que la France ne peut,
à l’égal du Royaume-Uni, se prévaloir d’obstacles
majeurs liés au système en vigueur.
A propos de l’organisation de l’état civil en Angleterre,
la Cour aurait relevé que les registres avaient pour objet non de noter
l’identité actuelle d’un individu, mais de relater un fait
historique et que leur caractère public rendrait illusoire la protection
de la vie privée si l’on consentait à les remanier ou compléter
après coup de la sorte (arrêt Rees précité, série
A no 106, pp. 17-18, par. 42). Or il n’en irait pas de même en France.
Les actes de naissance auraient vocation à être mis à jour
tout au long de la vie de la personne concernée (paragraphe 19 ci-dessus);
on pourrait donc fort bien y signaler un jugement ordonnant de modifier l’indication
du sexe d’origine. En outre, seuls y auraient directement accès
les agents de l’État habilités à cet effet et les
personnes munies d’une autorisation du procureur de la République;
leur publicité serait assurée par la délivrance de copies
intégrales ou d’extraits. Partant, l’État français
pourrait accueillir la revendication de la requérante sans réforme
législative; un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation y
suffirait.
53. D’après le Gouvernement, la jurisprudence française
en la matière n’est pas figée; le droit semble traverser
une phase de transition.
54. Pour la Commission, le Gouvernement ne présente aucun argument donnant
à penser que la Cour de cassation accepterait de voir porter au registre
de l’état civil le changement de sexe d’un transsexuel. En
l’espèce, elle a rejeté le pourvoi au motif que la situation
de la requérante découlait de son choix délibéré
et non de données antérieures à l’opération.
55. La Cour commence par relever que rien n’aurait empêché,
après jugement, d’introduire dans l’acte de naissance de
Mlle B., sous une forme ou une autre, une mention destinée sinon à
corriger, à proprement parler, une véritable erreur initiale,
du moins à refléter la situation présente de l’intéressée.
Du reste, de nombreuses juridictions de première instance et d’appel
ont déjà ordonné pareille insertion dans le cas d’autres
transsexuels et le ministère public n’a presque jamais attaqué
de telles décisions, désormais définitives dans leur grande
majorité (paragraphe 23 ci-dessus). Quant à la Cour de cassation,
sa doctrine va dans le sens opposé mais elle pourrait évoluer
(paragraphe 24 ci-dessus).
La requérante, il est vrai, a subi son intervention chirurgicale à
l’étranger, sans bénéficier de toutes les garanties
médicales et psychologiques désormais exigées en France.
L’opération n’en a pas moins entraîné l’abandon
irréversible des marques extérieures du sexe d’origine de
Mlle B. La Cour estime que la détermination dont a témoigné
l’intéressée constitue, dans les circonstances de la cause,
un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec
d’autres, sur le terrain de l’article 8 (art. 8).
ii) Le changement de prénoms
56. La requérante rappelle que la loi du 6 fructidor an II (paragraphe
22 ci-dessus) interdit à tout citoyen de porter un nom ou prénom
différents de ceux qui figurent sur son acte de naissance. Au regard
de la loi elle se prénommerait donc Norbert; toutes ses pièces
d’identité (carte d’identité, passeport, carte d’électeur,
etc.), ses chéquiers et son courrier officiel (téléphone,
impôts, etc.) la désigneraient ainsi. Quant à la possibilité
de changer de prénom, elle ne dépendrait pas comme au Royaume-Uni
de sa seule volonté: l’article 57 du code civil la subordonne à
une autorisation judiciaire et à la démonstration d’un "intérêt
légitime" propre à la justifier (paragraphe 22 ci-dessus).
Or Mlle B. ne connaîtrait aucune décision qui ait vu dans le transsexualisme
la source d’un tel intérêt. De toute manière, le tribunal
de grande instance de Libourne puis la cour d’appel de Bordeaux avaient
refusé de lui attribuer les prénoms de Lyne Antoinette (paragraphes
13-15 ci-dessus). Enfin, le statut des appellations d’usage serait fort
incertain.
La Commission souscrit en substance à cette thèse.
57. Selon le Gouvernement au contraire, il existe en la matière une
jurisprudence positive, abondante et soutenue par le parquet. Elle se bornerait
à exiger le choix d’un prénom "neutre" comme Claude,
Dominique ou Camille; or la requérante avait demandé des prénoms
exclusivement féminins.
D’autre part, beaucoup de personnes se serviraient couramment d’un
"prénom d’usage" différent de celui que consigne
leur acte de naissance. Le Gouvernement concède pourtant que cette pratique
n’a aucune valeur légale.
58. Les jugements et arrêts communiqués à la Cour par le
Gouvernement montrent bien que la non-reconnaissance du changement de sexe n’empêche
pas forcément l’individu concerné d’obtenir un nouveau
prénom destiné à mieux refléter son apparence physique
(paragraphe 23 ci-dessus).
Toutefois, cette jurisprudence ne se trouvait pas établie à l’époque
où ont statué le tribunal de Libourne et la cour de Bordeaux;
en réalité, elle paraît ne l’être pas même
aujourd’hui car la Cour de cassation semble n’avoir jamais eu l’occasion
de la confirmer. En outre, elle n’ouvre qu’une porte fort étroite:
le choix entre les quelques rares prénoms neutres. Quant aux prénoms
d’usage, ils ne jouissent d’aucune consécration juridique.
En conclusion, la Cour estime que le refus d’accorder à la requérante
le changement de prénom souhaité par elle constitue lui aussi
un élément pertinent sous l’angle de l’article 8 (art.
8).
b) Les documents
59. a) La requérante souligne que les documents officiels indiquant le sexe se multiplient: extraits de naissance, cartes d’identité informatisées, passeport des Communautés européennes, etc. Partant, un transsexuel ne saurait franchir une frontière, subir un contrôle d’identité ou accomplir l’une des multiples démarches de la vie quotidienne qui impliquent une justification d’identité, sans révéler la discordance entre son sexe légal et son sexe apparent.
b) La mention du sexe se trouverait aussi sur toutes les pièces où apparaît le numéro d’identification attribué à chacun par l’INSEE (paragraphe 26 ci- dessus). Or ce numéro serait d’un usage systématique dans les rapports entre les caisses de sécurité sociale, les employeurs et les assurés; il figurerait en conséquence sur les bordereaux de versement des cotisations et sur les feuilles de paye. Un transsexuel ne pourrait donc cacher sa situation à un employeur potentiel et à son personnel administratif, ni dans les multiples occasions de la vie quotidienne où l’on doit prouver la réalité et le montant de son salaire (conclusion d’un bail, ouverture d’un compte en banque, demande de crédit, etc.). Des difficultés en résulteraient pour l’insertion sociale et professionnelle des transsexuels. Mlle B. en aurait elle-même été la victime. Le numéro de l’INSEE servirait également pour la tenue, par la Banque de France, de la liste des chèques volés ou sans provision.
c) Enfin, la requérante traverserait des épreuves quotidiennes dans sa vie économique en ce que ses factures et ses chèques indiqueraient son sexe d’origine en sus des nom et prénoms.
60. La Commission souscrit en substance à la thèse de l’intéressée. D’après elle, celle-ci subit, en raison de la nécessité fréquente de révéler à des tiers des éléments relatifs à sa vie privée, des perturbations trop graves pour que le respect des droits d’autrui puisse les justifier.
61. Le Gouvernement répond d’abord que la fiche d’état
civil et de nationalité française, le permis de conduire, la carte
d’électeur et la carte nationale d’identité traditionnelle
ne signalent pas le sexe.
Sans doute n’en va-t-il pas de même du passeport communautaire,
mais sa création découle de règlements de Bruxelles; il
ne s’agit donc pas d’une obligation de source française.
Au demeurant, la requérante jouirait de la liberté de circulation
indépendamment de son identité sexuelle et certains des exemples
qu’elle cite manqueraient de pertinence; ainsi, la déclaration
d’un accident automobile ou d’un autre sinistre n’exigerait
nullement l’indication du sexe de l’assuré.
Quant au numéro de l’INSEE, créé après la
Deuxième Guerre mondiale à des fins de statistique démographique,
on l’aurait utilisé par la suite pour identifier les bénéficiaires
de prestations de la Sécurité sociale française. Il ne
servirait guère qu’à cela et ne figurerait ni sur les cartes
d’identité, ni sur les passeports ou autres documents administratifs.
De toute manière, les organismes publics auxquels on le communique seraient
tenus au secret. Les employeurs, eux, auraient besoin de le connaître
pour acquitter une partie des cotisations sociales de leurs salariés.
A ce sujet, le Gouvernement exprime l’opinion que si Mlle B. n’a
pu trouver un travail rémunéré en dehors du monde du spectacle,
la chose peut s’expliquer par beaucoup d’autres raisons que sa qualité
de transsexuelle; nombre de transsexuels exerceraient d’autres professions
également honorables. Bien mieux: l’article 416-1 du code pénal
réprimerait toute discrimination à l’embauche fondée
sur le sexe ou les moeurs de l’intéressé; or aucun transsexuel
ne l’aurait jamais invoqué.
Rien n’empêcherait non plus de demander aux banques que seuls apparaissent
sur les chèques les nom et prénoms du tireur, non précédés
de
"M.", "Mme" ou "Mlle" (paragraphe 27 ci-dessus),
et elles ne vérifieraient pas la concordance des prénoms indiqués
avec ceux qui figurent à l’état civil. De même, les
factures ne mentionneraient pas d’ordinaire le sexe ni les prénoms
du client, mais uniquement son nom (paragraphe 28 ci-dessus). Les transsexuels
disposeraient ainsi des moyens de préserver leur vie privée.
62. La Cour ne juge pas cette thèse convaincante. Avec la Commission, elle estime que les inconvénients dont la requérante se plaint dans le domaine en question atteignent un degré de gravité suffisant pour entrer en ligne de compte aux fins de l’article 8 (art. 8).
c) Conclusion
63. La Cour en arrive ainsi à conclure, sur la base des éléments
susmentionnés qui distinguent le présent litige des affaires Rees
et Cossey, et sans avoir besoin d’examiner les autres arguments de la
requérante, que celle-ci se trouve quotidiennement placée dans
une situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie
privée. Dès lors, même eu égard à la marge
nationale d’appréciation, il y a rupture du juste équilibre
à ménager entre l’intérêt général
et les intérêts de l’individu (paragraphe 44 ci-dessus),
donc infraction à l’article 8 (art. 8).
Plusieurs moyens d’y remédier s’offrent au choix de l’État
défendeur; la Cour n’a pas à lui indiquer le plus adéquat
(voir notamment les arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série
A no 31, p. 25, par. 58, et Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série
A no 32, p. 15, par. 26).
B. Sur la violation alléguée de
l’article 3
64. Devant la Commission, Mlle B. se prétendait aussi victime d’un
traitement juridique à la fois inhumain et dégradant au sens de
l’article 3 (art. 3).
Elle n’a plus formulé ce grief depuis lors et la Cour ne juge pas
nécessaire de traiter la question d’office.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
50
65. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision
prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute
autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement
ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...)
Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement
d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette
mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à
la partie lésée une satisfaction équitable".
A. Dommage
66. La requérante revendique d’abord 1 000 000 f. pour les préjudices
moral et matériel qu’elle aurait subis. Le premier résulterait
du sort que lui réserve le droit français; le second découlerait
des troubles dans ses conditions d’existence, dus en particulier au fait
qu’elle n’aurait jamais pu occuper un emploi de crainte d’avoir
à révéler son identité sexuelle telle qu’elle
figure dans les actes de l’état civil.
D’après le Gouvernement, elle n’a pas établi l’existence
de pareils dommages et sollicite un montant exorbitant. Si la Cour relevait
une infraction à l’article 8 (art. 8), son arrêt fournirait
une satisfaction équitable suffisante.
La déléguée de la Commission, elle, ne prend pas position.
67. La Cour considère que Mlle B. a moralement souffert de la situation
jugée par le présent arrêt contraire à la Convention.
Statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50),
elle lui alloue 100 000 f. de ce chef.
Elle écarte en revanche les prétentions relatives à un
préjudice matériel. L’intéressée a longtemps
exercé une activité professionnelle et en France nombre de transsexuels
occupent un emploi. Bien que réelle, la difficulté de trouver
du travail, en raison de la nécessité de dévoiler sa condition,
n’est dès lors pas insurmontable.
B. Frais et dépens
68. La requérante réclame en outre 35 000 f. au titre des frais
et dépens qu’elle a exposés devant la Cour de cassation
(10 000 f.) puis devant les organes de la Convention (25 000 f.).
Le Gouvernement laisse à la Cour le soin d’apprécier la
demande en fonction des critères se dégageant de sa jurisprudence.
Quant à la déléguée de la Commission, elle ne se
prononce pas.
69. Sur la base desdits critères, la Cour estime que l’État
défendeur doit rembourser à l’intéressée l’intégralité
de la somme en question.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par seize voix contre cinq, qu’elle a compétence pour connaître
des exceptions préliminaires du Gouvernement;
2. Les rejette à l’unanimité;
3. Dit, par quinze voix contre six, qu’il y a violation de l’article
8 (art. 8);
4. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas
d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article
3 (art. 3);
5. Dit, par quinze voix contre six, que l’État défendeur
doit verser à la requérante, dans les trois mois, 100 000 (cent
mille) francs français pour dommage moral et 35 000 (trente-cinq mille)
pour frais et dépens;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique
au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 25 mars 1992.