Cour Européenne des Droits de l'Homme
AFFAIRE B. c. FRANCE
(Requête no13343/87)
ARRÊT
STRASBOURG 25 mars 1992

Commentaires :
JCP, 1992, II, 21955, note Th. Garé,
D.1992, Som.235, obs. J.-F. Renucci
D.1993.101, note J.-P. Marguénaud
RTD civ.1992, obs. J. Hauser

EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Citoyenne française née en 1935 à Sidi Bel Abbès, en Algérie, la requérante fut déclarée de sexe masculin à l’officier de l’état civil, sous les prénoms de Norbert et Antoine.

A. La genèse de l’affaire
10. Aînée de cinq enfants, Mlle B. adopta dès son plus jeune âge un comportement féminin. Considérée par ses frères et soeurs comme une fille, elle se serait mal adaptée à un milieu scolaire ignorant toute mixité.
Elle accomplit en Algérie, en tant qu’homme, son service militaire, pendant lequel elle manifesta un comportement homosexuel.
Après s’être vouée pendant cinq ans à l’alphabétisation de jeunes Kabyles, elle quitta l’Algérie en 1963 et s’établit à Paris, où elle travailla dans un cabaret sous un pseudonyme.
11. Angoissée par sa féminité, elle souffrait de dépressions nerveuses qui culminèrent en 1967, époque à laquelle elle fut hospitalisée pendant un mois. Le médecin qui la soignait depuis 1963 observa une hypotrophie de ses organes génitaux masculins et prescrivit une hormonothérapie féminisante qui entraîna rapidement un développement mammaire et la féminisation de sa physionomie. La requérante adopta désormais un habillement féminin. En 1972, elle se soumit au Maroc à une intervention chirurgicale, consistant dans l’exérèse des organes génitaux externes et la création d’une cavité vaginale (paragraphe 18 ci-dessous).
12. Mlle B. vit aujourd’hui avec un homme qu’elle a rencontré peu avant son opération et qu’elle a immédiatement informé de sa situation. Elle ne se produit plus sur scène et les réactions d’hostilité qu’elle susciterait l’auraient empêchée de trouver un emploi.

B. L’action intentée par la requérante
1. Devant le tribunal de grande instance de Libourne
13. Désireuse d’épouser son compagnon, Mlle B. assigna en justice le procureur de la République de Libourne le 18 avril 1978 pour voir
"dire et juger que déclaré[e] à l’état civil de son lieu de naissance du sexe masculin, [elle] présent[ait] en réalité une constitution féminine; dire et juger qu’[elle était] du sexe féminin; ordonner la rectification de son acte de naissance; dire qu’[elle] portera[it] désormais les prénoms de Lyne Antoinette".
14. Le 22 novembre 1979, le tribunal de grande instance de Libourne la débouta ...

II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l’article 8

43. Selon la requérante, le refus de reconnaître sa véritable identité sexuelle enfreint l’article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
Faute de consentir à corriger la mention de son sexe tant sur le registre de l’état civil que sur ses pièces officielles d’identité, les autorités françaises la contraindraient à révéler à des tiers des informations d’ordre intime et personnel; elle rencontrerait aussi de grandes difficultés dans sa vie professionnelle.

44. La notion de "respect" inscrite à l’article 8 (art. 8), la Cour le rappelle d’emblée, manque de netteté. Il en va surtout ainsi quand il s’agit, comme en l’occurrence (arrêts Rees et Cossey c. Royaume-Uni des 17 octobre 1986 et 27 septembre 1990, série A no 106, p. 14, par. 35, et no 184, p. 15, par. 36), des obligations positives qu’elle implique, ses exigences variant beaucoup d’un cas à l’autre selon les pratiques suivies et les conditions régnant dans les États contractants. Pour déterminer s’il existe une telle obligation, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir notamment l’arrêt Cossey précité, p. 15, par. 37).

45. Selon Mlle B., on ne saurait considérer sa requête comme identique, en substance, à celles de M. Rees et de Mlle Cossey, dont la Cour a eu à connaître précédemment.
Tout d’abord, elle s’appuierait sur des éléments scientifiques, juridiques et sociaux nouveaux.
En outre, il existerait en la matière une différence fondamentale entre la France et l’Angleterre quant à leur législation et à l’attitude de leurs pouvoirs publics.
Dès lors, l’application même des critères retenus dans les arrêts précités des 17 octobre 1986 et 27 septembre 1990 devrait amener à condamner la France dont le droit, contrairement à celui de l’Angleterre, irait jusqu’à méconnaître l’apparence que les transsexuels se donnent légitimement.
La requérante invite d’autre part la Cour à pousser son analyse plus avant que dans les deux affaires susmentionnées: elle souhaite voir juger qu’un État contractant viole l’article 8 (art. 8) s’il nie de manière générale la réalité du sexe psychosocial des transsexuels.

1. Sur l’évolution scientifique, juridique et sociale

46. a) Dans son arrêt Cossey, la Cour a déclaré "n’a[voir] connaissance d’aucun progrès scientifique significatif accompli" depuis son arrêt Rees: "il demeur[ait] vrai, notamment (...), qu’une opération de conversion sexuelle n’entraîn[ait] pas l’acquisition de tous les caractères biologiques du sexe opposé" (loc. cit., p. 16, par. 40).
Or, d’après la requérante, la science paraît apporter deux éléments nouveaux dans le débat relatif au contraste entre l’apparence (sexe somatique transformé, sexe gonadique "bricolé") et la réalité (sexe chromosomique inchangé mais sexe psychosocial opposé) du sexe des transsexuels: d’un côté, le critère chromosomique n’aurait rien d’infaillible (cas des personnes pourvues de testicules intra-abdominaux dit féminisants, ou dotées de chromosomes XY malgré leurs dehors féminins); de l’autre, les recherches en cours donneraient à penser que l’ingestion de certaines substances à un stade donné de la grossesse, ou dans les premiers jours de la vie, déterminerait un comportement transsexuel et que le transsexualisme pourrait découler d’une anomalie chromosomique. Le phénomène pourrait donc avoir une explication non seulement psychique, mais matérielle, si bien que l’on ne saurait invoquer aucun prétexte pour refuser d’en tenir compte sur le plan du droit.

b) En ce qui concerne les aspects juridiques du problème, Mlle B. s’appuie sur l’opinion dissidente du juge Martens, jointe à l’arrêt Cossey (série A no 184, pp. 35-36, par. 5.5): les dissemblances qui subsistent entre les États membres du Conseil de l’Europe quant à l’attitude à adopter envers les transsexuels (ibidem, p. 16, par. 40) seraient, de plus en plus, contrebalancées par l’évolution de la législation et de la jurisprudence de nombre de ces États. Des résolutions et recommandations de l’Assemblée du Conseil de l’Europe et du Parlement européen iraient dans le même sens. c) L’intéressée souligne enfin la rapidité des mutations sociales que connaissent les États européens et la diversité des cultures représentées par ceux d’entre eux qui ont adapté leur droit à la situation des transsexuels.

47. Le Gouvernement ne conteste pas qu’au XXe siècle, et surtout au cours des trente dernières années, la science a réalisé des avancées considérables dans l’utilisation des hormones sexuelles, tout comme en chirurgie plastique et prothésique, et que la question de l’identité sexuelle reste en pleine évolution sur le plan médical. Néanmoins, les transsexuels conserveraient leur sexe chromosomique d’origine; on ne réussirait à modifier que leur apparence. Or le droit devrait s’attacher à la réalité. En outre, on ne saurait banaliser des opérations qui présentent des dangers certains.
Les droits nationaux évolueraient eux aussi et beaucoup d’entre eux auraient déjà changé, mais les nouvelles lois ainsi promulguées ne consacreraient pas des solutions identiques.
Bref, on se trouverait dans une période de flottement juridique, moral et social.

48. La Cour estime indéniable que les mentalités ont évolué, que la science a progressé et que l’on attache une importance croissante au problème du transsexualisme.
Elle note cependant, à la lumière des études et travaux entrepris par des experts en la matière, que toute incertitude n’a pas disparu quant à la nature profonde du transsexualisme et que l’on s’interroge parfois sur la licéité d’une intervention chirurgicale en pareil cas. Les situations juridiques qui en résultent se révèlent en outre très complexes: questions de nature anatomique, biologique, psychologique et morale liées à la transsexualité et à sa définition; consentement et autres exigences à remplir avant toute opération; conditions dans lesquelles peut être autorisé un changement d’identité sexuelle (validité, présupposés scientifiques et répercussions juridiques du recours à la chirurgie, aptitude à vivre avec la nouvelle identité sexuelle); aspects internationaux (lieu de l’intervention); effets juridiques, rétroactifs ou non, de pareil changement (rectification des actes de l’état civil); possibilité de choisir un autre prénom; confidentialité des documents et renseignements relatant le changement; incidences d’ordre familial (droit de se marier, sort d’un mariage existant, filiation), etc. A ces divers égards, il ne règne pas encore entre les États membres du Conseil de l’Europe un consensus assez large pour amener la Cour à des conclusions opposées à celles de ses arrêts Rees et Cossey.

2. Sur les différences entre les systèmes français et anglais

49. Selon la requérante, le sort des transsexuels apparaît, à l’examen, beaucoup plus dur en France qu’en Angleterre sur une série de points. La Commission souscrit en substance à cette opinion.
50. Pour le Gouvernement au contraire, la Cour ne saurait s’écarter, dans le cas de la France, de la solution adoptée par ses arrêts Rees et Cossey. Sans doute la requérante peut-elle subir, dans son existence quotidienne, des "distorsions" propres à la gêner, mais elles ne revêtiraient pas une gravité suffisante pour enfreindre l’article 8 (art. 8). A aucun moment les autorités françaises n’auraient dénié aux transsexuels le droit de mener leur vie à leur guise. L’histoire de l’intéressée en fournirait la preuve: nonobstant son état civil masculin, Mlle B. aurait réussi à passer pour une femme. Du reste, un transsexuel souhaitant que les tiers ignorent son sexe biologique se trouverait dans une situation analogue à celle d’une personne désireuse de préserver d’autres éléments de son intimité (âge, revenus, domicile, etc.).
En outre, et d’une manière générale, la marge d’appréciation laissée aux États contractants porterait sur le choix tant des critères d’acceptation d’un changement de sexe que des mesures d’accompagnement dans l’hypothèse d’un refus.
51. La Cour constate d’emblée qu’il existe entre la France et l’Angleterre des différences sensibles quant à leur droit et à leur pratique en matière d’état civil, de changement de prénoms, d’emploi de pièces d’identité, etc. (paragraphes 19- 22 et 25 ci-dessus, à rapprocher du paragraphe 40 de l’arrêt Rees précité). Elle recherchera ci-après les conséquences qui peuvent en résulter en l’espèce sur le terrain de la Convention.

a) L’état civil

i) La rectification des actes de l’état civil

52. La requérante trouve d’autant plus condamnable le rejet de sa demande de rectification de son acte de naissance que la France ne peut, à l’égal du Royaume-Uni, se prévaloir d’obstacles majeurs liés au système en vigueur.
A propos de l’organisation de l’état civil en Angleterre, la Cour aurait relevé que les registres avaient pour objet non de noter l’identité actuelle d’un individu, mais de relater un fait historique et que leur caractère public rendrait illusoire la protection de la vie privée si l’on consentait à les remanier ou compléter après coup de la sorte (arrêt Rees précité, série A no 106, pp. 17-18, par. 42). Or il n’en irait pas de même en France. Les actes de naissance auraient vocation à être mis à jour tout au long de la vie de la personne concernée (paragraphe 19 ci-dessus); on pourrait donc fort bien y signaler un jugement ordonnant de modifier l’indication du sexe d’origine. En outre, seuls y auraient directement accès les agents de l’État habilités à cet effet et les personnes munies d’une autorisation du procureur de la République; leur publicité serait assurée par la délivrance de copies intégrales ou d’extraits. Partant, l’État français pourrait accueillir la revendication de la requérante sans réforme législative; un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation y suffirait.

53. D’après le Gouvernement, la jurisprudence française en la matière n’est pas figée; le droit semble traverser une phase de transition.
54. Pour la Commission, le Gouvernement ne présente aucun argument donnant à penser que la Cour de cassation accepterait de voir porter au registre de l’état civil le changement de sexe d’un transsexuel. En l’espèce, elle a rejeté le pourvoi au motif que la situation de la requérante découlait de son choix délibéré et non de données antérieures à l’opération.

55. La Cour commence par relever que rien n’aurait empêché, après jugement, d’introduire dans l’acte de naissance de Mlle B., sous une forme ou une autre, une mention destinée sinon à corriger, à proprement parler, une véritable erreur initiale, du moins à refléter la situation présente de l’intéressée. Du reste, de nombreuses juridictions de première instance et d’appel ont déjà ordonné pareille insertion dans le cas d’autres transsexuels et le ministère public n’a presque jamais attaqué de telles décisions, désormais définitives dans leur grande majorité (paragraphe 23 ci-dessus). Quant à la Cour de cassation, sa doctrine va dans le sens opposé mais elle pourrait évoluer (paragraphe 24 ci-dessus).
La requérante, il est vrai, a subi son intervention chirurgicale à l’étranger, sans bénéficier de toutes les garanties médicales et psychologiques désormais exigées en France. L’opération n’en a pas moins entraîné l’abandon irréversible des marques extérieures du sexe d’origine de Mlle B. La Cour estime que la détermination dont a témoigné l’intéressée constitue, dans les circonstances de la cause, un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec d’autres, sur le terrain de l’article 8 (art. 8).

ii) Le changement de prénoms

56. La requérante rappelle que la loi du 6 fructidor an II (paragraphe 22 ci-dessus) interdit à tout citoyen de porter un nom ou prénom différents de ceux qui figurent sur son acte de naissance. Au regard de la loi elle se prénommerait donc Norbert; toutes ses pièces d’identité (carte d’identité, passeport, carte d’électeur, etc.), ses chéquiers et son courrier officiel (téléphone, impôts, etc.) la désigneraient ainsi. Quant à la possibilité de changer de prénom, elle ne dépendrait pas comme au Royaume-Uni de sa seule volonté: l’article 57 du code civil la subordonne à une autorisation judiciaire et à la démonstration d’un "intérêt légitime" propre à la justifier (paragraphe 22 ci-dessus). Or Mlle B. ne connaîtrait aucune décision qui ait vu dans le transsexualisme la source d’un tel intérêt. De toute manière, le tribunal de grande instance de Libourne puis la cour d’appel de Bordeaux avaient refusé de lui attribuer les prénoms de Lyne Antoinette (paragraphes 13-15 ci-dessus). Enfin, le statut des appellations d’usage serait fort incertain.
La Commission souscrit en substance à cette thèse.

57. Selon le Gouvernement au contraire, il existe en la matière une jurisprudence positive, abondante et soutenue par le parquet. Elle se bornerait à exiger le choix d’un prénom "neutre" comme Claude, Dominique ou Camille; or la requérante avait demandé des prénoms exclusivement féminins.
D’autre part, beaucoup de personnes se serviraient couramment d’un "prénom d’usage" différent de celui que consigne leur acte de naissance. Le Gouvernement concède pourtant que cette pratique n’a aucune valeur légale.

58. Les jugements et arrêts communiqués à la Cour par le Gouvernement montrent bien que la non-reconnaissance du changement de sexe n’empêche pas forcément l’individu concerné d’obtenir un nouveau prénom destiné à mieux refléter son apparence physique (paragraphe 23 ci-dessus).
Toutefois, cette jurisprudence ne se trouvait pas établie à l’époque où ont statué le tribunal de Libourne et la cour de Bordeaux; en réalité, elle paraît ne l’être pas même aujourd’hui car la Cour de cassation semble n’avoir jamais eu l’occasion de la confirmer. En outre, elle n’ouvre qu’une porte fort étroite: le choix entre les quelques rares prénoms neutres. Quant aux prénoms d’usage, ils ne jouissent d’aucune consécration juridique.
En conclusion, la Cour estime que le refus d’accorder à la requérante le changement de prénom souhaité par elle constitue lui aussi un élément pertinent sous l’angle de l’article 8 (art. 8).

b) Les documents

59. a) La requérante souligne que les documents officiels indiquant le sexe se multiplient: extraits de naissance, cartes d’identité informatisées, passeport des Communautés européennes, etc. Partant, un transsexuel ne saurait franchir une frontière, subir un contrôle d’identité ou accomplir l’une des multiples démarches de la vie quotidienne qui impliquent une justification d’identité, sans révéler la discordance entre son sexe légal et son sexe apparent.

b) La mention du sexe se trouverait aussi sur toutes les pièces où apparaît le numéro d’identification attribué à chacun par l’INSEE (paragraphe 26 ci- dessus). Or ce numéro serait d’un usage systématique dans les rapports entre les caisses de sécurité sociale, les employeurs et les assurés; il figurerait en conséquence sur les bordereaux de versement des cotisations et sur les feuilles de paye. Un transsexuel ne pourrait donc cacher sa situation à un employeur potentiel et à son personnel administratif, ni dans les multiples occasions de la vie quotidienne où l’on doit prouver la réalité et le montant de son salaire (conclusion d’un bail, ouverture d’un compte en banque, demande de crédit, etc.). Des difficultés en résulteraient pour l’insertion sociale et professionnelle des transsexuels. Mlle B. en aurait elle-même été la victime. Le numéro de l’INSEE servirait également pour la tenue, par la Banque de France, de la liste des chèques volés ou sans provision.

c) Enfin, la requérante traverserait des épreuves quotidiennes dans sa vie économique en ce que ses factures et ses chèques indiqueraient son sexe d’origine en sus des nom et prénoms.

60. La Commission souscrit en substance à la thèse de l’intéressée. D’après elle, celle-ci subit, en raison de la nécessité fréquente de révéler à des tiers des éléments relatifs à sa vie privée, des perturbations trop graves pour que le respect des droits d’autrui puisse les justifier.

61. Le Gouvernement répond d’abord que la fiche d’état civil et de nationalité française, le permis de conduire, la carte d’électeur et la carte nationale d’identité traditionnelle ne signalent pas le sexe.
Sans doute n’en va-t-il pas de même du passeport communautaire, mais sa création découle de règlements de Bruxelles; il ne s’agit donc pas d’une obligation de source française. Au demeurant, la requérante jouirait de la liberté de circulation indépendamment de son identité sexuelle et certains des exemples qu’elle cite manqueraient de pertinence; ainsi, la déclaration d’un accident automobile ou d’un autre sinistre n’exigerait nullement l’indication du sexe de l’assuré.
Quant au numéro de l’INSEE, créé après la Deuxième Guerre mondiale à des fins de statistique démographique, on l’aurait utilisé par la suite pour identifier les bénéficiaires de prestations de la Sécurité sociale française. Il ne servirait guère qu’à cela et ne figurerait ni sur les cartes d’identité, ni sur les passeports ou autres documents administratifs. De toute manière, les organismes publics auxquels on le communique seraient tenus au secret. Les employeurs, eux, auraient besoin de le connaître pour acquitter une partie des cotisations sociales de leurs salariés.
A ce sujet, le Gouvernement exprime l’opinion que si Mlle B. n’a pu trouver un travail rémunéré en dehors du monde du spectacle, la chose peut s’expliquer par beaucoup d’autres raisons que sa qualité de transsexuelle; nombre de transsexuels exerceraient d’autres professions également honorables. Bien mieux: l’article 416-1 du code pénal réprimerait toute discrimination à l’embauche fondée sur le sexe ou les moeurs de l’intéressé; or aucun transsexuel ne l’aurait jamais invoqué.
Rien n’empêcherait non plus de demander aux banques que seuls apparaissent sur les chèques les nom et prénoms du tireur, non précédés de
"M.", "Mme" ou "Mlle" (paragraphe 27 ci-dessus), et elles ne vérifieraient pas la concordance des prénoms indiqués avec ceux qui figurent à l’état civil. De même, les factures ne mentionneraient pas d’ordinaire le sexe ni les prénoms du client, mais uniquement son nom (paragraphe 28 ci-dessus). Les transsexuels disposeraient ainsi des moyens de préserver leur vie privée.

62. La Cour ne juge pas cette thèse convaincante. Avec la Commission, elle estime que les inconvénients dont la requérante se plaint dans le domaine en question atteignent un degré de gravité suffisant pour entrer en ligne de compte aux fins de l’article 8 (art. 8).

c) Conclusion
63. La Cour en arrive ainsi à conclure, sur la base des éléments susmentionnés qui distinguent le présent litige des affaires Rees et Cossey, et sans avoir besoin d’examiner les autres arguments de la requérante, que celle-ci se trouve quotidiennement placée dans une situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie privée. Dès lors, même eu égard à la marge nationale d’appréciation, il y a rupture du juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (paragraphe 44 ci-dessus), donc infraction à l’article 8 (art. 8).
Plusieurs moyens d’y remédier s’offrent au choix de l’État défendeur; la Cour n’a pas à lui indiquer le plus adéquat (voir notamment les arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, p. 25, par. 58, et Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 15, par. 26).

B. Sur la violation alléguée de l’article 3
64. Devant la Commission, Mlle B. se prétendait aussi victime d’un traitement juridique à la fois inhumain et dégradant au sens de l’article 3 (art. 3).
Elle n’a plus formulé ce grief depuis lors et la Cour ne juge pas nécessaire de traiter la question d’office.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50
65. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable".

A. Dommage

66. La requérante revendique d’abord 1 000 000 f. pour les préjudices moral et matériel qu’elle aurait subis. Le premier résulterait du sort que lui réserve le droit français; le second découlerait des troubles dans ses conditions d’existence, dus en particulier au fait qu’elle n’aurait jamais pu occuper un emploi de crainte d’avoir à révéler son identité sexuelle telle qu’elle figure dans les actes de l’état civil.
D’après le Gouvernement, elle n’a pas établi l’existence de pareils dommages et sollicite un montant exorbitant. Si la Cour relevait une infraction à l’article 8 (art. 8), son arrêt fournirait une satisfaction équitable suffisante.
La déléguée de la Commission, elle, ne prend pas position.
67. La Cour considère que Mlle B. a moralement souffert de la situation jugée par le présent arrêt contraire à la Convention. Statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50), elle lui alloue 100 000 f. de ce chef.
Elle écarte en revanche les prétentions relatives à un préjudice matériel. L’intéressée a longtemps exercé une activité professionnelle et en France nombre de transsexuels occupent un emploi. Bien que réelle, la difficulté de trouver du travail, en raison de la nécessité de dévoiler sa condition, n’est dès lors pas insurmontable.

B. Frais et dépens
68. La requérante réclame en outre 35 000 f. au titre des frais et dépens qu’elle a exposés devant la Cour de cassation (10 000 f.) puis devant les organes de la Convention (25 000 f.).
Le Gouvernement laisse à la Cour le soin d’apprécier la demande en fonction des critères se dégageant de sa jurisprudence. Quant à la déléguée de la Commission, elle ne se prononce pas.
69. Sur la base desdits critères, la Cour estime que l’État défendeur doit rembourser à l’intéressée l’intégralité de la somme en question.

PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par seize voix contre cinq, qu’elle a compétence pour connaître des exceptions préliminaires du Gouvernement;
2. Les rejette à l’unanimité;
3. Dit, par quinze voix contre six, qu’il y a violation de l’article 8 (art. 8);
4. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 3 (art. 3);
5. Dit, par quinze voix contre six, que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 100 000 (cent mille) francs français pour dommage moral et 35 000 (trente-cinq mille) pour frais et dépens;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 25 mars 1992.