COUR D’APPEL DE PARIS Pôle 6 - Chambre
9
ARRÊT DU 27 Novembre 2013
Numéro d’inscription au répertoire général
: S 13/02981
Décision déférée à la cour : arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2013 statuant sur le pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt rendu le 27 octobre 2011 par la 11ème chambre de la cour d’appel de Versailles suite au jugement rendu le 13 décembre 2010 par le conseil de prud’hommes de Mantes la Jolie - section activités diverses - RG n?10/00587
APPELANTE
Madame Fatima L. épouse A.
INTIMÉE
ASSOCIATION BABY-LOUP
ARRÊT :
Suivant contrat à durée indéterminée du 1er janvier
1997, lequel faisait suite à un emploi solidarité du 6 décembre
1991 au 6 juin 1992 et à un contrat de qualification du 1er décembre
1993 au 30 novembre 1995, Mme ‘A. a été engagée en
qualité d’éducatrice de jeunes enfants exerçant les
fonctions de directrice adjointe de la crèche et de la halte-garderie
Baby Loup.
En mai 2003, elle a bénéficié d’un congé maternité
suivi d’un congé parental jusqu’au 8 décembre 2008.
Par lettre du 9 décembre 2008, elle a été convoquée
à un entretien préalable, fixé le 18 décembre suivant,
en vue de son éventuel licenciement, avec mise à pied à
titre conservatoire. Elle a été licenciée le 19 décembre
2008 pour faute grave, pour avoir refusé de retirer son foulard islamique
pendant les heures de travail et avoir eu un comportement inapproprié
après sa mise à pied.
S’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions
religieuses, elle a saisi le conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie
le 9 février 2009 pour réclamer, tout en revendiquant le statut
de cadre, les indemnités attachées à un licenciement nul
et, subsidiairement, sans cause réelle et sérieuse.
L’ensemble de ses prétentions comme les demandes reconventionnelles
de l’association Baby Loup ont été
rejetées par le conseil de prud’hommes de Mantes-la Jolie le 13
décembre 2010, puis par la cour d’appel de Versailles le 27 octobre
2011.
Par arrêt du 19 mars 2013, la chambre sociale
de la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes
ses dispositions l’arrêt du 27 octobre 2011 et renvoyé la
cause et les parties devant la cour d’appel de Paris en l’état
où elles se trouvaient avant cette décision.
Selon déclaration enregistrée au
greffe le 25 mars 2013, Mme ‘A. a saisi la présente cour à
qui elle demande à nouveau, au terme de ses dernières conclusions,
la réformation du jugement du conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie,
l’annulation du licenciement sur le fondement des articles
L.1121-1, L.1132-1, L.1133- 1, L.1132-4 et L.1321-3 du code du travail et la
condamnation de l’intimée à lui payer
63.000 € à titre de dommages et intérêts pour licenciement
nul, discriminatoire et attentatoire aux libertés fondamentales,
9.695,32 € à titre d’indemnité compensatrice de préavis
sur la base de la reconnaissance de sa qualité de cadre,
969,53 € à titre de congés payés sur préavis,
700,17 € à titre de rappel de salaire de mise à pied,
70 € au titre des congés payés afférents,
26.662,13 i à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement.
Subsidiairement, si le statut de cadre ne lui était pas reconnu,
elle entend obtenir 4.847,66 i à titre d’indemnité compensatrice
de préavis,
484,77 € au titre des congés payés afférents,
13.331,07 € à titre d’indemnité conventionnelle de
licenciement.
En toutes hypothèses, elle entend obtenir 5.000 € sur le fondement
de l’article 700 du code de procédure civile.
L’association Baby Loup sollicite quant
à elle la confirmation en toutes ses dispositions du jugement entrepris
et donc le rejet de l’intégralité des demandes
de l’appelante. A titre subsidiaire, elle entend que les indemnités
réclamées soient ramenées à 644,66 i de salaire
correspondant à la mise à pied à titre conservatoire, plus
les congés payés afférents, 10.878,62 i d’indemnité
conventionnelle de licenciement, 4.834,94 € d’indemnité compensatrice
de préavis, outre les congés payés afférents, et
le rejet de toutes autres prétentions. Elle sollicite par ailleurs 5.000
euros pour frais non remboursables.
Le ministère public conclut à la confirmation du jugement du conseil
de prud’hommes.
Pour un exposé exhaustif des faits, de la procédure, des prétentions
et des moyens des parties, la cour se réfère expressément
à leurs conclusions visées par le greffier et développées
oralement lors de l’audience des débats le 17 octobre 2013.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Considérant qu’une personne morale de droit privé, qui assure une mission d’intérêt général, peut dans certaines circonstances constituer une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches ; qu’une telle obligation emporte notamment interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion ;
Considérant qu’aux termes de ses statuts, l’association Baby Loup a pour objectif * de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes + Y * sans distinction d’opinion politique et confessionnelle + ;
Considérant que de telles missions sont d’intérêt général, au point d’être fréquemment assurées par des services publics et d’être en l’occurrence financées, sans que cela soit discuté, par des subventions versées notamment par l’État, la région Ile-de-France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup-les- Vignes et la Caisse d’allocations familiales ;
Considérant qu’au regard tant de la nécessité, imposée par l’article 14 de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989, de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant, que de celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, dans un environnement multiconfessionnel, ces missions peuvent être accomplies par une entreprise soucieuse d’imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse ;
Considérant qu’en ce sens, l’association Baby Loup peut être qualifiée d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés ; que sa volonté de l’obtenir résulte suffisamment en l’occurrence des dispositions tant de ses statuts que de son règlement intérieur, que ce soit celui adopté lors de sa création en 1990, selon lequel le personnel doit dans l’exercice de son travail respecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle en regard du public accueilli, ou celui modifié, entré en vigueur le 15 juillet 2003, aux termes duquel le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ;
Considérant que la formulation de cette obligation de neutralité dans le règlement intérieur, en particulier celle qui résulte de la modification de 2003, est suffisamment précise pour qu’elle soit entendue comme étant d’application limitée aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels ; qu’elle n’a donc pas la portée d’une interdiction générale puisqu’elle exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche ;
Considérant que les restrictions ainsi prévues sont, pour les raisons ci-dessus exposées, justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché au sens des articles L.1121-1 et L.1321-3 du code du travail ; qu’au vu de l’ensemble des considérations développées, elles ne portent pas atteinte aux libertés fondamentales, dont la liberté religieuse, et ne présentent pas un caractère discriminatoire au sens de l’article L.1132-1 du code du travail ; qu’elles répondent aussi dans le cas particulier à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante de respecter et protéger la conscience en éveil des enfants, même si cette exigence ne résulte pas de la loi ;
Considérant que le comportement de Mme ‘A., qui a consisté à se maintenir sur les lieux de travail après notification de la mise à pied conservatoire consécutive au refus d’ôter son voile islamique et à faire preuve d’agressivité envers les membres de la direction et de ses collègues de la crèche dans les conditions et selon les circonstances relatées par la lettre de licenciement, au contenu de laquelle il est expressément fait référence, résulte suffisamment des déclarations concordantes de Mmes Baleata, directrice de la crèche, Gomis, directrice adjointe, G. , éducatrice, Z. épouse A. , animatrice, E., éducatrice, S., employée de ménage ;
Considérant que les rétractations de Mmes E. et S., qui sont revenues sur leurs premiers témoignages en faveur de l’association, ont été expliquées ensuite par les intéressées par le fait que Mme ‘A. avait fait valoir la solidarité entre musulmanes et leur avait dicté de nouveaux témoignages, tandis que les attestations dont se prévaut l’appelante doivent être appréciées à la lumière des précisions de Mme B. épouse B. , ancienne salariée de l’association, qui a reconnu avoir rédigé en faveur de Mme A. sous sa dictée, ou encore de parents d’enfants inscrits à la crèche qui, ayant témoigné en faveur de l’association ou refusé de le faire au profit de la salariée licenciée, ont déposé des mains courantes pour signaler les insultes, menaces et pressions de la part de celle-ci ;
Considérant que ce comportement, alors que la mise à pied reposait, pour les raisons ci-dessus exposées, sur un ordre licite de l’employeur au regard de l’obligation spécifique de neutralité imposée à la salariée par le règlement intérieur de l’entreprise, caractérise une faute grave nécessitant le départ immédiat de celle-ci ;
Considérant que cette faute grave justifie le licenciement ainsi qu’en a décidé le conseil de prud’hommes dont la décision sera en conséquence confirmée, sauf à relever que Mme A. ne revendique pas le statut de cadre autrement que pour chiffrer ses demandes consécutives à la rupture du contrat de travail ;
Considérant que l’équité ne commande pas d’appliquer
les dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ;
Considérant que l’appelante, qui succombe, doit supporter les dépens.
PAR CES MOTIFS
CONFIRME le jugement du conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie du 13
décembre 2010 ;
REJETTE toutes autres demandes ;
CONDAMNE Mme L. épouse A. aux dépens de première instance
et d’appel, y compris ceux exposés devant la cour d’appel
de Versailles.
Cour d’Appel de Paris ARRÊT DU 27/11/2013
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LA GREFFIÈRE
LE PRÉSIDENT