Cour de Justice de la République,
9 Mars 1999,
n°99-001,
Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé.
Edmond Hervé a commis une faute d'imprudence ou de négligence
et un manquement à une obligation de sécurité ou de prudence
qui lui était imposée par le code de la santé publique
; que cette faute et ce manquement ne sont en relation de causalité,
au moins indirecte, qu'avec le décès de Sarah Malik, contaminée
au stade fœtal en l'absence du rappel de sa mère, transfusée
le 25 avril 1985, ainsi qu'avec l'incapacité totale de travail subie
par Sylvie Rouy, à la suite de sa contamination, le 2 août 1985,
par un don de sang non testé, prélevé le 13 juillet 1985
; qu'il doit, en conséquence, être déclaré coupable
pour ces faits des articles 319 et320 anciens et 121-3, 221-6 et 222-19 du code
pénal.
Cour de Justice de la République,
9 Mars 1999,
Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé.
Affaire n°99-001
A l'audience publique du mardi 9 mars 1999, la Cour de justice de la République
a rendu l'arrêt suivant dont il a été donné lecture
par le Président :
(…)
Concernant Laurent Fabius, Premier Ministre à l'époque des faits,
à la majorité de huit voix au moins il a été répondu
négativement à chacun des cinq chefs de prévention retenus
à son encontre ;
Concernant Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la solidarité
nationale à l'époque des faits, à la majorité de
huit voix au moins il a été répondu négativement
à chacun des cinq chefs de prévention retenus à son encontre
;
Concernant Edmond Hervé, secrétaire d'Etat à la Santé
à l'époque des faits, à la majorité de huit voix
au moins il a été répondu négativement aux chefs
de prévention retenus à son encontre visant Paul Pérard,
Charles-Edouard Perrot-Cochin, Yves Aupic, Hanattah Malik et Pierre Roustan
;
En revanche, à la majorité de huit voix au moins, il a été
répondu par l'affirmative aux chefs de prévention retenus à
son encontre, visant Sarah Malik ainsi que Sylvie Rouy, et il a été
voté sans désemparer, à la majorité absolue des
votants, sur l'application de la peine à l'égard de Edmond Hervé
;
Motivation
I - Rappel des faits
Attendu que le syndrome du sida est apparu aux Etats-Unis en 1981, notamment
chez les homosexuels et les toxicomanes ; qu'en janvier 1982, l'agence épidémiologique
fédérale des Etats-Unis signale le premier cas d'infection chez
un hémophile ;
Qu'en décembre 1982, la possibilité d'une contamination par voie
sanguine est évoquée et qu'en février 1983, le professeur
Montagnier découvre le virus LAV, agent causal du sida, suivi, en mai
1983, par le professeur Gallo qui identifie les rétrovirus HTLV III comme
germe de la maladie ; que c'est à cette époque que les chercheurs
mettent en évidence la réalité biologique du sida ;
Que, le 9 juin 1983, une étude réalisée par les docteurs
Habibi, Allain et Courroucé, du Centre national de la transfusion sanguine
(CNTS), relève « le caractère gravissime de ce syndrome
et l'absence de test de détection approprié », précise
qu'aucun traitement n'est alors disponible, que la mortalité de la maladie
dépasse largement 70 % et recommande, notamment, la recherche des «
donneurs à risques » et l'utilisation prudente des fractions coagulantes
;
Que, le 20 juin 1983, une circulaire ministérielle élaborée
par le docteur Brunet, épidémiologiste à la Direction générale
de la santé, et signée par le Professeur Jacques Roux, directeur
général, recommande l'élimination des donneurs à
risques lors des collectes de sang ; qu'elle est suivie d'une recommandation
adoptée le 6 juin 1983 par le conseil des ministres du Conseil de l'Europe,
ayant le même objet et dont le texte avait été préparé
par un groupe de travail auquel participaient des experts français, dont
deux médecins inspecteurs généraux de la santé ;
Que, le 22 novembre 1984, le docteur Brunet, à la commission consultative
de la transfusion sanguine, un rapport sur la prévention des risques
de transmission du sida par la transfusion sanguine ; qu'il y fait état
d'études ayant pu prouver une inactivation du virus après chauffages
des dérivés sanguins ;
Que, le 16 janvier, 1985, une lettre-circulaire du directeur général
de la santé, adressée aux établissements de transfusion
sanguine, constatant que la circulaire du 20 juin 1983 aurait été
peu appliquée, prescrit d'en respecter strictement les instructions ;
Que, le 12 mars 1985, le docteur Brunet attire l'attention du professeur Roux
sur les résultats inquiétants de l'enquête effectuée
à l'hôpital Cochin, qui fait apparaître que 6 donneurs de
sang sur 1000 sont séropositifs ;
Que, le 21 avril 1985, le professeur Montagnier, de retour du congrès
d'Atlanta sur le sida qui s'est tenu le 15 avril, souligne, lors d'un journal
télévisé, le sérieux de l'épidémie
du sida qui pourrait devenir un problème majeur d'ici l'an 2000 et précise
que, pour éviter sa transmission, il est nécessaire de tester
systématiquement tous les dons de sang ;
Que, le 30 mai 1985, un rapport établi par le docteur Habibi, au nom
du groupe « Sida et transfusion sanguine », est transmis à
Edmond Hervé ; que ce rapport préconise une application aussi
rapide que possible du dépistage systématique du sida à
chaque don de sang ;
Attendu que, le 19 juin 1985, Laurent Fabius, en réponse à une
question orale d'un parlementaire, annonce à l'Assemblée nationale
sa décision de rendre obligatoire le test de dépistage du sida
pour tous les donneurs de sang ;
Attendu que, le 23 juillet 1985, deux arrêtés, signés par
les directeurs de cabinet du ministre des Affaires sociales et du secrétaire
d'Etat chargé de la Santé, prescrivent, l'un le dépistage
du virus du sida dans les dons du sang à compter du 1er août 1985,
l'autre le non-remboursement des produits non chauffés à compter
du 1er octobre 1985 ; que, par une circulaire signée du professeur Roux,
datée du 2 octobre 1985, diffusée le 15 aux directeurs d'établissements
de transfusion sanguine et qui sera publiée au bulletin officiel du secrétariat
d'Etat à la date du 20 octobre, il est demandé que les produits
sanguins contaminés soient renvoyés au centre de transfusion sanguine
qui les a délivrés ;
Attendu que l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991 a mis en place
un fonds d'indemnisation des victimes de préjudices résultant
de la contamination par le VIH et causés par une transfusion de produits
sanguins ;
Que, par arrêts du 9 avril 1993, le Conseil d'Etat a constaté la
responsabilité de l'Etat à raison des contaminations sanguines
par des transfusions de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre
1984 et le 20 octobre 1985 ;
Attendu qu'à compter du 20 janvier 1994, des plaintes ont été
déposées devant la commission des requêtes près de
la Cour de justice de la République contre Laurent Fabius, Georgina Dufoix
et Edmond Hervé, respectivement, à l'époque des faits,
Premier ministre, ministre des Affaires sociales et de la solidarité
nationale, et secrétaire d'Etat à la Santé, et que la commission
d'instruction de cette Cour a été saisie par un réquisitoire
introductif du procureur général, du 18 juillet 1994, suivi de
plusieurs réquisitions supplétives ;
Que la qualification des faits dénoncés, telle que la retenue
par la commission des requêtes et le parquet général, était
celle de complicité de crime d'administration de substance nuisibles
à la santé ;
Qu'au terme de l'information, la commission d'instruction, après requalification
des faits poursuivis en délits d'homicides et de blessures par imprudence,
énonce qu'elle ne pouvait, « sans excéder sa saisine, informer
sur des faits de contamination commis au préjudice d'adhérents,
non identifiés » de l'Association française des hémophiles
; que son arrêt précise, par ailleurs, « que ne peuvent être
retenues dans la prévention les contaminations survenues à une
date qui n'a pu être déterminée, celles survenues en dehors
de la période au cours de laquelle des fautes ont été relevées
à la charge des mis en examens, ainsi que celles pour lesquelles n'existe
pas un lien certain de causalité entre les fautes et le dommage »
;
Qu'en conséquence, après non-lieu à suivre concernant dix-sept
victimes ayant fait l'objet de plaintes individualisées, la Cour de justice
de la République est saisie, à l'égard des trois prévenus,
du cas de sept victimes ;
II - Griefs allégués par la commission
d'instruction
Attendu que l'arrêt de renvoi reproche à Edmond Hervé de
n'avoir pas surveiller l'application effective des prescriptions de la circulaire
du 20 juin 1983 visant à écarter des collectes de sang les personnes
présentant un risque viral ; qu'il lui est, notamment, fait grief d'avoir
toléré que se poursuivent les prélèvements de sang
dans les établissements pénitentiaires ;
Attendu qu'il est, par ailleurs, reproché à l'intéressé
ainsi qu'à Laurent Fabius et Georgina Dufoix, d'une part, dans le but
de favoriser l'implantation sur le marché du réactif mis au point
par la société Diagnostics Pasteur au détriment de firmes
étrangères, d'avoir retardé la généralisation
des tests de dépistage et leur inscription à la nomenclature des
actes de biologie médicale et, d'autre part, de ne pas
avoir fait procéder au rappel des personnes susceptibles d'avoir été
contaminées, avant le 1er août 1985, par la voie de la
transfusion sanguine ;
Qu'il est enfin retenu à charge contre Edmond Hervé et Georgina
Dufoix de n'avoir pas édicté une réglementation
spécifique destinée à préserver, en toutes circonstances,
la qualité du sang humain, de son plasma et de leur dérivés
utilisés à des fins thérapeutiques, en tolérant,
notamment, la délivrance de produits sanguins non inactivés et
en n'ordonnant pas la destruction immédiate des stocks présentant
des risques de transmission du virus ;
Que la commission d'instruction retient l'existence d'un lien de causalité
entre ces fautes et le décès ou l'incapacité de sept des
victimes concernées par les plaintes ;
III - Sur les réquisitions du ministère
public
Attendu que, dans ses réquisitions orales, le ministère public
reprend la distinction, abordée à plusieurs reprises au cours
des débats, entre les notions de responsabilité politique et de
responsabilité pénale ;
Qu'après avoir estimé que, « prise dans sa globalité
la politique sanitaire du gouvernement de la France d'avril à septembre
1985 a été catastrophique en ce qui concerne la lutte contre l'extension
du sida », il conclut, s'agissant des ministres, que l'inadéquation
de leurs interventions, ainsi qu'une absence d'implication que l'instruction
et les débats auraient mises en évidence, ne peuvent pour autant
être considérées comme pénalement fautives ; qu'elles
ne constituent pas une infraction pénale susceptible de justifier une
condamnation et que la juste application du droit impose, en conséquence,
la relaxe ;
Que le parquet général invite alors la Cour à avoir un
« rôle civique » en décernant aux prévenus une
forme de « blâme public » ; que la responsabilité politique
serait à recréer en France et que la décision de la Cour
pourrait y contribuer, à raison des « messages forts que donne
ce procès aux gouvernants de notre pays » ;
Qu'après avoir souligné, dans ses réquisitions écrites
aux fins de non-lieu, que le droit pénal, ne cherchant plus seulement
à atteindre les fautes intentionnelles mais aussi les comportements de
tous les jours dans les activités les plus élémentaires,
devenait un des moyens de la démocratie, le parquet général
évoque le risque que les ministres, à l'avenir, soient conduits
à s'expliquer devant la Cour de Justice de la République de leurs
choix politiques ; qu'une telle perspective aboutirait à substituer un
contrôle judiciaire à ce qui relève du contrôle démocratique
et à créer une « regrettable confusion des pouvoirs »
en soumettant les actions du pouvoir exécutif à l'appréciation
des juges ;
Mais attendu que la responsabilité politique - à en supposer
la notion, les critères et la mise en œuvre précisément
définis, ce qui n'est pas de la compétence de la Cour - , n'est
pas exclusive ni de la responsabilité civile et administrative de l'Etat,
ni de la responsabilité pénale ;
Qu'en effet, les dispositions de l'article 68-1 de la Constitution, applicables
en l'espèce, consacrent expressément l'autonomie de la responsabilité
pénale des membres du gouvernement en cas de crimes ou de délits
commis dans l'exercice de leurs fonctions, sans faire de distinction entre les
infractions intentionnelles et les infractions non intentionnelles ;
Qu'il n'appartient pas non plus à la Cour, dont le rôle est d'appliquer
le droit positif et non d'en apprécier l'opportunité, de se prononcer
sur les observations du procureur général, fussent-elles pertinentes,
relatives aux risques qu'il évoque ainsi qu'au phénomène
de l'inflation pénale.
Qu'il s'agit là de choix politiques qui ne relèvent que du seul
législateur ; que la Cour, exerçant une fonction judiciaire et
non civique, ne saurait, en décernant aujourd'hui un blâme ou demain
un satisfecit, s'arroger le rôle d'arbitre de la vie politique française
sans compromettre le fonctionnement normal des institutions de la République
;
Qu'au demeurant, il n'a pas été prétendu en l'espèce,
par les prévenus, que le comportement qui leur est reproché dans
la conduite de la politique sanitaire, à l'époque visée
par la prétention, procédait d'un choix politique délibéré,
clairement annoncé ;
IV - Les moyens de la défense
Attendu que les avocats d'Edmond Hervé sollicitent sa relaxe ; que maître
Maisonneuve soutient que la commission d'instruction a refusé d'accomplir
les actes et d'ordonner les expertises qu'il avait demandés ; que selon
lui, Edmond Hervé, quoique maire d'une grande ville, s'est consacré
avec assiduité à son travail ministériel ; qu'enfin, bien
qu'au contact d'un monde médical qui aurait sous-estimé les risques
du sida, il avait néanmoins été l'un des initiateurs des
circulaires sur la sélection des donneurs et des arrêtés
relatifs au dépistage du virus du VIH ;
Que maître Welzer, après avoir énuméré ce
qu'il estime être des « erreurs » de l'arrêt de renvoi,
s'attache à soutenir qu'il n'existe pas de lien de cause à effet
entre les fautes imputées au secrétaire d'Etat et le dommage subi
par chacune des victimes ;
Attendu que maître Cahen, avocat de Georgina Dufoix, à l'appui de sa demande de relaxe, souligne que la motivation de l'arrêt de renvoi, selon laquelle le ministre « ne pouvait pas ne pas savoir », n'est pas admissible dans notre droit ; qu'il soutient qu'existait un large consensus, y compris de la part du président de l'Association française des hémophiles, sur la coexistence, pendant une période transitoire, des produits sanguins chauffés et non chauffés ;
Attendu que, en faveur de Laurent Fabius, maître Darrois plaide que le
Premier ministre, malgré une médecine divisée et la science
balbutiante, a pris une décision rapide et claire afin de rendre obligatoire
le dépistage des dons du sang ;
Que Maître Zaoui s'attache à remettre en cause ce qu'il appelle
la thèse du « complot pasteurien » avancée par l'arrêt
de renvoi ; qu'il soutient que les tests de la société Diagnostics
Pasteur ont été opérationnels dès le mois de mars
1985 et que la formalité de l'enregistrement n'était pas nécessaire
pour que les entreprises concurrentes puissent fournir leurs produits aux centres
de transfusion sanguine, ce qu'elles ont d'ailleurs fait ;
Que le Bâtonnier de Bigault du Granrut, après avoir présenté
la personnalité et la carrière de Laurent Fabius, insiste sur
la nécessité de replacer les faits dans le contexte de l'époque
et de distinguer la responsabilité de l'Etat de celle des ministres ;
que, selon lui, Laurent Fabius a appliqué « le principe de précautions
» avant même son introduction dans notre droit positif ;
V - Sur les faits reprochés à Laurent
Fabius
Attendu que les griefs invoqués par l'arrêt de renvoi à
l'encontre de Laurent Fabius ne portent que sur son comportement en qualité
de Premier ministre concernant la généralisation des tests de
dépistage du sida chez les donneurs de sang et les mesures d'accompagnement
;
Attendu que, selon l'article 21 de la Constitution, il appartient au Premier
ministre qui dirige l'action du gouvernement, d'en définir les grandes
orientations politiques, en donnant au besoin les impulsions nécessaires,
et d'arbitrer les différents qui pourraient survenir entre ses ministre
; qu'il dispose, pour exercer sa fonction, du concours de son Cabinet et du
Secrétariat général du gouvernement ;
Que chacun des membres du gouvernement, qui bénéficie d'une délégation
de pouvoirs du Premier ministre, dispose d'une compétence propre, définie
par le décret fixant les attributions du département ministériel
dont il a la charge ;
Attendu qu'il résulte de l'information que Laurent Fabius a été
saisi du problème du dépistage obligatoire des dons de sang par
une note de son conseiller industriel, datée du 29 avril 1985 ; qu'il
ressort des annotations portées sur ce document que le Premier ministre
a exprimé d'emblée une position favorable au principe de la mesure
de dépistage obligatoire et a demandé que soit préparée
la décision à intervenir, sans pour autant dessaisir le ministre
et le secrétaire d'Etat concernés ; qu'à la suite de cette
demande, une réunion interministérielle s'est tenue à Matignon
le 9 mai 1985 sous la présidence de François Gros, conseiller
du Premier ministre chargé de la recherche ;
Que, par une note du 13 mai 1985, celui-ci a informé le directeur de
cabinet des résultats de la réunion, en faisant état des
principales positions en présence et en indiquant que l'instruction du
dossier se poursuivait en vue d'une généralisation du test ; que
cette note a été portée à la connaissance de Laurent
Fabius, qui ne l'a assortie d'aucune observation particulière ;
Que le compte rendu officiel de la réunion du 9 mai, ou « bleu
», a été établi le 17 mai et diffusé par le
Secrétariat général du gouvernement le 22 mai ; que, comme
il est d'usage, ce document mentionne in fine les orientations arrêtées
à l'issue de la réunion, notamment que « le dossier d'enregistrement
d'Abbott soit encore retenu quelque temps au Laboratoire national de la santé
» ; que, toutefois, cette question n'était pas évoquée
dans la note du 13 mai 1985 remise au Premier ministre et il est établi
que celui-ci n'en a jamais été personnellement saisi ; que l'affirmation
de l'arrêt du renvoi, selon laquelle l'intention exprimée de différer
l'enregistrement du test en cause, concurrent du test de Diagnostics Pasteur,
« ne peut être que la traduction d'instructions données par
le chef du gouvernement », n'est corroborée par aucun des éléments
du dossier ni par les débats ;
Attendu que, de même, aucun élément de fait ne permet de
confirmer l'allégation de l'arrêt de renvoi selon laquelle le Premier
ministre aurait personnellement empêché le secrétaire d'Etat
à la Santé d'annoncer le 22 mai 1985, lors d'un colloque tenu
à Bordeaux, la résolution du gouvernement de généraliser
le dépistage des dons du sang ;
Attendu que Laurent Fabius a été à nouveau saisi de la
question du dépistage par une note de François Gros en date du
14 juin ; que le Premier ministre a aussitôt demandé, en urgence,
des informations complémentaires qui lui ont été fournies
par une nouvelle note du 18 juin ;
Que c'est à l'issue de cette première partie du processus interministériel
que le Premier ministre a annoncé à l'Assemblée Nationale,
le 19 juin 1985, la décision prise par le gouvernement de rendre le dépistage
obligatoire rapidement ;
Que, au cours de la période qui a suivi, l'attention du Premier ministre
a été attirée par des courriers des 28 et 29 juin 1985,
reçus le 1er juillet, signalant la nécessité de prendre
sans délai les mesures d'application de la décision annoncée
; qu'il a transmis ces courriers à son cabinet en soulignant à
son tour l'urgence de la mise en œuvre de ces mesures ;
Qu'ont alors été organisées, sous la présidence
d'un membre du cabinet du Premier ministre, trois réunions interministérielles
ayant pour objet de définir les procédures d'exécution
de la décision relative au dépistage ; qu'au cours de ces réunions,
qui se sont tenues les 12, 17 et 22 juillet 1985 et auxquelles ont participé
les représentants des six ministères concernés, les questions
relatives à la généralisation du test, à la protection
de la production nationale et au financement de la mesure ont été
évoquées ; que les arrêtés ministériels rendant
obligatoire le dépistage et augmentant le prix des produits sanguins
de manière à y intégrer le coût du nouveau test ont
été pris le 23 juillet 1985 publiés au Journal Officiel
dès le lendemain ; que la date retenue par ces arrêtés pour
l'application du dépistage obligatoire a été fixée
au 1er août et non au 1er octobre, comme il avait été primitivement
envisagé par les directions administratives concernées ;
Attendu, par ailleurs, qu'il ne résulte ni du dossier, ni des débats,
que la question du rappel des transfusés ait été expressément
soumise au Premier ministre ; que l'insuffisance, sur ce point, des prescriptions
de la circulaire du directeur général de la Santé du 2
octobre 1985, ne peut en conséquence être retenue à son
encontre ;
Attendu qu'en définitive le dépistage des dons de sang, mis en
œuvre dès juillet 1985 dans la plupart des centres de transfusion,
a été imposé et généralisé en France
sans retard, par comparaison avec le calendrier observé dans la plupart
des autres pays du monde (troisième en Europe, cinquième au niveau
mondial) ;
Qu'il apparaît dans ces conditions, compte tenu des connaissances de l'époque,
que l'action de Laurent Fabius a contribué à accélérer
les processus décisionnels et que, dès lors, ne sont pas constitués,
à son encontre, les délits prévus par les articles 221-6
et 222-19 du code pénal ;
VI - Sur les faits reprochés à
Georgina Dufoix
Attendu que Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la solidarité
nationale, bien que disposant d'une délé- gation générale
de pouvoirs au titre de l'article 21 de la Constitution pour l'ensemble des
problèmes relevant de son ministère, s'en est remise au secrétaire
d'Etat à la Santé, placé sous son autorité, pour
les questions entrant dans les compétences de ce dernier, dès
lors qu'elles n'avaient pas d'implications financières ;
Qu'il n'apparaît pas que l'intervention du ministre ait été
nécessaire avant la décision du Premier ministre, du 19 juin 1985,
sur le dépistage obligatoire de tous les prélèvements sanguins
;
Qu'à compter de cette date, aucun retard n'a été apporté
dans la mise en place de cette mesure par les arrêtés du 23 juillet
1985, notamment dans sa prise en charge par la Sécurité Sociale,
directement rattaché à Georgina Dufoix ;
Qu'à cet égard, il résulte des débats que cette
dernière a refusé de donner son accord à des projets d'arrêtés,
établis le 12 juillet 1985 sous le double timbre de la direction générale
de la Santé et de la direction de la Sécurité sociale,
qui prévoyaient un système de conventionnement favorisant Diagnostics
Pasteur et envisageaient de fixer, non pas au 1er août 1985 mais au 1er
octobre seulement, l'entrée en vigueur du dépistage obligatoire
;
Qu'en ce qui concerne les mesures d'accompagnement de ce dépistage, il
n'est pas établi que l'attention de la prévenue ait été
appelée sur la nécessité d'instaurer de telles mesures
dont l'initiative incombait au secrétaire d'Etat et à ses services
;
Attendu qu'ultérieurement, lorsque s'est posée la question de
l'inscription des tests utilisés dans les laboratoires d'analyse médicale
à la nomenclature de la Sécurité sociale, il n'est pas
contesté que la différenciation, qui a pu intervenir entre les
divers tests, a été sans conséquence pour la santé
publique, dès lors que le test inscrit à la nomenclature était
fiable et disponible en quantité suffisante ;
Qu'en conséquence, il n'y a pas lieu de retenir Georgina Dufoix dans
les liens de la prévention ;
VII - Sur les faits reprochés à
Edmond Hervé
Attendu que, par circulaire du 20 juin 1983, signée du professeur Roux,
directeur général de la Santé, le secrétaire d'Etat
à la Santé a prescrit d'écarter des dons du sang les personnes
à risques, au moyen d'un interrogatoire ; que cette circulaire n'a été
que peu ou pas appliquée par les transfuseurs ;
Que la responsabilité d'une telle situation relève essentiellement
de l'organisation de la transfusion sanguine à l'époque des faits,
ainsi que de considérations « d'ordre culturel » qui ont
prévalu sur les impératifs de santé publique ; que cela
est particulièrement vrai en ce qui concerne les collectes de sang en
milieu carcéral ;
Mais attendu qu'il n'est pas démontré que le secrétaire
d'Etat ait été complètement informé, par ses conseillers
et par ses services, de la non-application de la circulaire du 20 juin 1983
et des risques inhérents à l'absence de sélection systématique
des donneurs ;
Qu'au surplus, aucun lien de causalité, même indirect, ne peut
être relevé entre cette absence de sélection et la mort
ou l'incapacité de celles des victimes que retient l'arrêt de renvoi
;
Attendu qu'il est également reproché à Edmond Hervé
de ne pas avoir pris conscience de l'ampleur de la contamination sanguine par
le virus HIV ni de la nécessité de recourir au dépistage
généralisé des dons du sang, au motif que, lors de la réunion
interministérielle du 9 mai 1985, son représentant avait estimé
qu'un tel dépistage ne se justifiait pas en termes de santé publique
;
Que, toutefois, il est établi que le secrétaire d'Etat n'avait
pas été informé des questions qui allaient être abordées
au cours de cette réunion et que, par ailleurs, il avait l'intention
d'annoncer le 22 mai 1985, au congrès d'hématologie de Bordeaux,
la décision de généraliser le dépistage ;
Que, si cette annonce a été différée jusqu'au 19
juin 1985, il ne résulte ni de l'instruction, ni des débats, que
cela lui soit imputable et que, après cette date, il puisse lui être
reproché une faute quelconque de négligence dans le délai
d'élaboration des arrêtés du 23 juillet suivant ou dans
la mise en place obligatoire du dépistage des dons du sang ;
Attendu que, par contre, comme l'arrêt de la commission d'instruction
le relève, Edmond Hervé devait veiller, à raison de ses
responsabilités propres, à édicter la réglementation
nécessaire pour que soit préservée, en toutes circonstances,
la qualité du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés
utilisés à des fins thérapeutiques ;
Qu'il aurait dû, en particulier, prendre les mesures d'accompagnement
des arrêtés du 23 juillet 1985, afin d'imposer le dépistage
obligatoire ou la destruction des produits sanguins prélevés avant
le 1er août 1985 et qui n'avaient pas été testés
ou inactivés ; qu'il lui appartenait, en outre, de donner les instructions
nécessaires pour que soient recherchées et rappelées les
personnes susceptibles d'avoir été antérieurement contaminées
par voie de transfusion sanguine ;
Attendu que, à cet égard, Edmond Hervé a commis une faute
d'imprudence ou de négligence et un manquement à une obligation
de sécurité ou de prudence qui lui était imposée
par le code de la santé publique ; que cette faute et ce manquement ne
sont en relation de causalité, au moins indirecte, qu'avec le décès
de Sarah Malik, contaminée au stade fœtal en l'absence du rappel
de sa mère, transfusée le 25 avril 1985, ainsi qu'avec l'incapacité
totale de travail subie par Sylvie Rouy, à la suite de sa contamination,
le 2 août 1985, par un don de sang non testé, prélevé
le 13 juillet 1985 ; qu'il doit, en conséquence, être déclaré
coupable pour ces faits des articles 319 et 320 anciens et 121-3, 221-6 et 222-19
du code pénal ;
Sur l'application de la peine
Attendu que quinze ans se sont écoulés depuis les faits et cinq
ans entre la mise en mouvement de l'action publique par la commission des requêtes
près la Cour de justice de la République et le jugement des trois
anciens membres du gouvernement ; qu'au cours de ces années de nombreuses
thèses se sont opposées au sujet de l'affaire du sang contaminé,
portant des accusations sur l'action et la responsabilité des ministres
sans que ceux-ci aient été en mesure de se défendre ;
Que, dans un tel contexte, Edmond Hervé n'a pu bénéficier
totalement de la présomption d'innocence, en étant soumis, avant
jugement, à des appréciations souvent excessives, comme c'est
trop fréquemment le cas pour d'autres justiciables ;
Que dès lors, compte tenu des circonstances, il y a lieu de le dispenser
de peine, par application de l'article 469-1 du code de procédure pénale
;
Par ces motifs,
Statuant publiquement, contradictoirement, à l'égard des trois
prévenus,
La Cour,
Rejette les conclusions déposées le 23 février 1999 par
Maître Maisonneuve et Maître Welzer pour Edmond Hervé, les
conclusions déposées le 25 février par Maître Cahen
pour Georgina Dufoix, ainsi que les conclusions déposées le même
jour par Maître Maisonneuve et Maître Welzer pour Edmond Hervé
;
Déclare non constitués, à la charge de Laurent Fabius et
de Georgina Dufoix, les délits qui leur sont reprochés, d'atteintes
involontaires à la vie ou à l'intégrité physique
des personnes ;
Les renvoie des fins de la poursuite ;
Déclare non constitués, à la charge d'Edmond Hervé,
les délits d'atteintes involontaires à la vie de Paul Pérard,
Charles-Edouard Pernot-Cochin, Hanattah Malik et Pierre Roustan et d'atteinte
involontaire à l'intégrité physique d'Yves Aupic ;
Le renvoie, de ces chefs, des fins de la poursuite ;
Déclare Edmond Hervé coupable des délits d'atteinte involontaire
à la vie de Sarah Malik et d'atteinte involontaire à l'intégrité
physique de Sylvie Rouy prévus et réprimés par les articles
319 et 320 anciens et 121-3, 221-6 et 222-19 du code pénal ;
Le dispense de peine.
n° 99-001, RDP 1999. 329