Cour de cassation, chambre commerciale, 22 février
2000
Pourvoi n° 97-17.020, Sté Marchés usines Samu-Auchan c/Galec
(dit Affaire Abihssira)
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que le «
Groupe Leclerc » fondé par Edouard Leclerc, est
constitué notamment par une Association des centres distributeurs
(ACDLEC), qui regroupe les dirigeants agréés des sociétés
exploitant des centres distributeurs, auxquels leur agrément par l'ACDLEC
donne le droit d'utiliser le panonceau Leclerc, et une Centrale nationale de
référencement du mouvement Leclerc, constituée sous la
forme de société coopérative à capital variable
(société GALEC) ; que celle-ci regroupe l'ensemble
des centrales régionales d'achats et des centres distributeurs et se
borne à négocier avec les fournisseurs les conditions auxquelles
les centres distributeurs pourront acheter les marchandises et, notamment
les remises sur marchés et les ristournes de fin d'année ;
qu'à la suite de difficultés financières rencontrées
par certains centres de distribution et la Centrale régionale d'achats
Scapsud, le GIE Paris Sud expansion fut créé,
M. Abihssira en étant nommé contrôleur de gestion
; que ce dernier, qui a participé à la création des centres
Leclerc depuis 1961 et a animé plusieurs centres distributeurs (sociétés
du Groupe Abihssira), est entré en conflit en 1991 avec l'association
ACDLEC et a été radié de cette
association avec les membres de sa famille, ce qui a eu pour conséquence
de faire perdre aux sociétés qu'il animait le droit d'utiliser
le panonceau Leclerc, celles-ci étant également exclues de la
société GALEC ; que les sociétés du Groupe Abihssira
ont saisi le tribunal de commerce pour qu'il soit statué sur l'irrégularité
de cette exclusion et sur la sanction pécuniaire dont elles étaient
menacées sur le fondement de l'article 12 des statuts de cette société
coopérative, rédigé de la façon suivante : «
les adhérents au 25 juin 1990 s'engagent à demeurer membres du
GALEC pour une durée au moins égale à 25 ans, durée
qui sera au moins égale à 30 ans pour les nouveaux adhérents
; en cas de retrait, quelle qu'en soit la cause, l'associé est redevable
d'une indemnité forfaitaire comprenant : la perte au jour de la décision
de retrait de tout droit à ristournes directes ou indirectes non encore
payées qui seront acquises au GALEC et le versement d'une somme représentant
0,5 % du chiffre d'affaires TTC de la dernière année civile précédent
le retrait » ; qu'avant qu'il soit statué au fond, le président
du Tribunal avait confié à un collège d'experts l'évaluation
du montant des ristournes dues par la société GALEC aux sociétés
du Groupe Abihssira ; que, par jugement en date du 13 juillet 1995, complété
par un jugement du 27 novembre 1995, le tribunal de commerce, après
avoir constaté que l'exclusion des sociétés litigieuses
était régulière, a fixé à 33 934 804 francs
le montant des ristournes non encore payées par la société
GALEC et à 12 300 000 francs le montant de l'indemnité forfaitaire
calculée sur le dernier exercice des sociétés Abihssira
; que, toutefois, compte tenu de l'importance de cette somme et usant des dispositions
de l'article 1152 du Code civil sur les clauses pénales, le Tribunal
a réduit à 5 442 862 francs le montant de l'indemnité forfaitaire
; que, sur appel des différentes parties des deux jugements, la cour
d'appel, rectifiant les erreurs de compte et de procédure commises par
le Tribunal, a dispensé la société GALEC de restituer
le montant des ristournes qu'elle avait perçues pour les sociétés
litigieuses et confirmé la sanction pécuniaire de 5 442 862 francs,
à laquelle elle a ajouté le montant des intérêts
légaux portant sur cette indemnité ;
Sur le premier moyen, pris en ses trois branches :
Attendu que les sociétés du Groupe Abihssira font grief à
l'arrêt de les avoir condamnées, alors, selon le pourvoi, d'une
part, que, loin d'autoriser des sanctions, les dispositions de l'article 52
de la loi du 24 juillet 1867, relative aux sociétés à capital
variable, l'article 18 de la loi du 10 septembre 1947, portant statut de la
coopération et l'article 12 de la loi du 11 juillet 1972 relative aux
sociétés coopératives de commerçants détaillants,
se bornent à prévoir la limitation à la valeur nominale
du remboursement de la participation au capital social de l'adhérent
retrayant ou exclu et une éventuelle participation de celui-ci aux pertes
ou aux risques de la coopérative sur une période maximum de 5
ans, de sorte que viole ces textes la cour d'appel qui ajoute à ces dispositions,
d'ailleurs reprises dans les statuts du GALEC et non contestées en l'espèce,
une faculté pour la coopérative d'instituer pour tout départ
ou exclusion une sanction forfaitaire automatique, correspondant à un
pourcentage du chiffre d'affaires (0,625 %) et à la perte, qualifiée
par l'arrêt de «spoliation coercitive», de la totalité
des ristournes dont l'adhérent était propriétaire et que
la coopérative détenait pour son compte ; alors, d'autre part,
qu'est nécessairement contraire au coopératisme et au pacte social
la clause léonine qui a pour effet, en plus d'une indemnité correspondant
à un pourcentage du chiffre d'affaires (0,625 %), de permettre à
la coopérative d'exclure sans faute un adhérent et de s'approprier
une somme de 33 934 804 francs de ristournes, qu'elle détenait pour le
compte de l'exclu en application d'un mandat correspondant à son objet
social, de sorte qu'en faisant produire effet à une telle clause, la
cour d'appel a violé les articles 544, 545 et 1844-1 du Code civil, ensemble
l'article 52 de la loi du 24 juillet 1867 relative aux sociétés
à capital variable, l'article 18 de la loi du 10 septembre 1947 portant
statut de la coopération et l'article 12 de la loi du 11 juillet 1972
; alors, enfin et subsidiairement, que si l'article 52 de la loi du 24 juillet
1967 prévoit effectivement la possibilité, dans les sociétés
à capital variable, de souscrire des conventions tendant à limiter
les facultés de retrait volontaire d'un associé, ce texte n'a
ni pour objet ni pour effet d'autoriser la pénalisation d'un adhérent
qui fait l'objet d'une exclusion forcée, de sorte que prive sa décision
de toute base légale au regard de ce texte la cour d'appel qui, sans
relever aucune faute, déclare que, du seul fait de leur exclusion, les
sociétés du Groupe Abihssira ont été déchues
à bon droit des ristournes détenues pour leur compte et qu'elles
doivent, en outre, payer une indemnité forfaitaire supplémentaire
(0,625 % du chiffre d'affaires) à la coopérative ;
Mais attendu, en premier lieu,
ainsi que le prévoit l'article 52 de la loi du 24 juillet 1867 sur les
sociétés à capital variable, complétée par
la loi du 10 septembre 1947 sur la coopération et la loi du 11 juillet
1972 sur les coopératives de commerçants, chaque associé
peut se retirer lorsqu'il le juge convenable « à moins
de conventions contraires » ; que la cour d'appel, a constaté que
l'article 12 des statuts du GALEC prévoyant, pour tout adhérent
coopérateur qui s'était engagé pour au moins 30 ans, la
perte au jour de son retrait, de tout droit à ristournes directes
ou indirectes non encore payées et le versement d'une indemnité
représentant 0,50 % du chiffre d'affaires TTC de la dernière année
civile précédent la date du retrait, avait été votée
au cours d'une assemblée générale extraordinaire, le 25
juin 1990, à laquelle les associés du « Groupe Abihssira
» avaient pris part en votant la résolution critiquée
et en n'ignorant pas les conséquences financières de la sanction
litigieuse ; qu'ayant rappelé qu'une telle clause a pour objet
de maintenir pendant une durée raisonnable la cohésion des coopérateurs
entre eux en vue de couvrir « les risques décidés
en commun et d'achever l'amortissement dont le partant ou l'exclu a temporairement
tiré profit », la cour d'appel n'encourt pas les griefs des deux
premières branches du moyen ;
Attendu, en second lieu, qu'appréciant la
portée de l'article 12 des statuts et constatant que la perte du panonceau
Centre distributeur Leclerc, qui faisait l'objet d'un contentieux distinct,
constituait « un motif sérieux et légitime d'exclusion »
de la société coopérative, la cour d'appel en a déduit
à bon droit que la perte de ce panonceau avait eu pour conséquence
le retrait des sociétés du Groupe Abihssira de la centrale Leclerc,
en entraînant les sanctions prévues par l'article 12 ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches
;
Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches :
Attendu que les sociétés demanderesses font grief à l'arrêt
d'avoir statué ainsi qu'il l'a fait, alors, selon le pourvoi, d'une part,
qu'une société coopérative peut être considérée
comme une entente, dès lors qu'elle a pour objet ou pour effet de limiter
la liberté commerciale de ses adhérents qui se trouvent en situation
de concurrence ou de protéger ses adhérents contre la concurrence
de tiers ; que constitue l'objet même d'une entente prohibée la
clause de l'article 12 des statuts du Groupement d'achat des Centres Leclerc
(GALEC), dont le caractère coercitif ou dissuasif est reconnu par l'arrêt
attaqué lui-même et qui a pour fonction d'empêcher, pendant
30 ans, les distributeurs indépendants de renoncer aux services de la
coopérative, les exposant au-delà des garanties prévues
par le droit coopératif à des pénalités convenues
à l'avance et disproportionnées par rapport à l'engagement
de fidélité et à l'amortissement des outils communs, collectivement
financés, de sorte qu'en validant ladite clause sous la seule réserve
d'une réduction au titre de l'article 1152 du Code civil, la cour d'appel
a violé les articles 7 et 9 de l'ordonnance du 1" décembre
1986 ; qu'a fortiori, est nécessairement restrictif de concurrence et
correspond à des conditions générales de vente indéterminées
et discriminatoires le dispositif de l'article 12 des statuts du GALEC, qui
a pour effet, en cas d'exclusion d'un adhérent par les coopérateurs,
de l'exposer à se voir priver, rétroactivement, de toutes les
ristournes directes ou indirectes qui ont été encaissées
pour son compte par la coopérative et de l'empêcher ainsi, sauf
à pratiquer la vente à perte, de les répercuter sur ses
prix de vente, de sorte que viole les textes susvisés l'arrêt qui
reconnaît que ce système conduisait effectivement les Centres Leclerc
à fixer leurs prix de revente, en tenant compte de « l'incertitude
concernant le reversement des remises » par le GALEC, refuse cependant
de déclarer nul ledit article 12 des statuts ; qu'enfin, la cour d'appel
qui, après avoir laissé à la charge du Groupe Abihssira,
au titre de l'article 12 des statuts du GALEC, 5 542 862 francs d'indemnités
et privé celui-ci de 33 934 804 francs de ristournes, dont il approuve
l'appropriation par le GALEC, groupement de distributeurs concurrents, ne pouvait,
sans priver sa décision de toute base légale au regard de l'article
7, dire que les effets de l'exclusion ne pouvaient « influer ni sur les
prix, ni sur les sources d'approvisionnement et les débouchés
» ; alors, d'autre part, que concernant l'existence de l'état de
dépendance économique, niée par l'arrêt, la cour
d'appel viole l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, en refusant
de répondre aux conclusions d'appel qui faisaient valoir que l'état
de dépendance économique était caractérisé,
non seulement par la notoriété de l'enseigne, mais encore par
la position du Groupe Leclerc sur le marché de l'approvisionnement en
biens de consommation courante, destinés à la vente au détail
(deuxième centrale de référencement française),
et, enfin, par le fait que 97 % du chiffre d'affaires des magasins était
réalisé avec les fournisseurs référencés
par le GALEC et aux conditions négociées par celui-ci ;
que, de même, viole l'article 455 du nouveau Code de procédure
civile la décision attaquée, qui laisse dépourvues de toute
réponse les conclusions d'appel, faisant valoir que si deux magasins
sur cinq avaient pu retrouver un partenariat avec une enseigne concurrente,
c'était « après avoir complètement restructuré
leur capital, ce qui est loin de « constituer une solution alternative
», et que constituent un abus de cet état de dépendance
économique les pratiques du GALEC consistant à conserver sur une
très longue période les ristournes des distributeurs qui ne lui
appartiennent pas, à user de « ristournes confidentielles »
faisant l'objet « d'accords secrets que les centres distributeurs reçoivent
dans l'ignorance de l'origine » du taux et de l'assiette », à
s'abstenir de contrôler la concordance de la comptabilisation des ristournes
et celles des achats effectués par les magasins, à maintenir ainsi
constamment les distributeurs dans « l'incertitude » sur le montant
total de ce qu'il leur est dû, de sorte qu'en se bornant à énoncer
qu'en dépit de l'opacité des comptes, aucun détournement
effectif de ristournes n'aurait pu être démontré et en s'abstenant
de rechercher, comme elle y était pourtant invitée, si l'article
12 litigieux, qui permet au GALEC de confirmer irrévocablement les effets
de toutes ses pratiques en privant, par une exclusion, le centre distributeur
de tout droit sur les ristournes arriérées, comptabilisées
ou non, ne constituait pas la consécration définitive de l'abus
de position dominante allégué, la cour d'appel a privé
sa décision de toute base légale au regard des articles 8-2 et
9 de l'ordonnance du 1" décembre 1986 ; que, de même, constitue
un abus d'état de dépendance économique la rupture brutale
des relations commerciales établies avec un distributeur membre de la
coopérative, au seul prétexte de la perte du panonceau Leclerc
; que, dès l'instant où l'article 12-4 des statuts se borne à
qualifier « de motif sérieux et légitime » la perte
du panonceau Leclerc, sans en faire un cas d'exclusion de plein droit, l'éviction
d'un membre sur la base d'une décision prise par un tiers (perte du panonceau)
correspond à une pratique prohibée au regard de l'article 8-2
de l'ordonnance du 1" décembre 1986, de sorte que la cour d'appel
a privé sa décision de toute base légale tant au regard
de ce texte que de l'article 9 de ladite ordonnance ;
Mais attendu, d'une part, qu'ainsi
que la cour d'appel l'a exactement énoncé, la concurrence
entre commerçants opérant sur un même marché ne se
trouve pas affectée par une exclusion d'adhérent en vertu
d'une décision statutaire qui, à l'instar d'une décision
de conseil d'administration ou d'assemblée générale d'associés,
est nécessairement collective, mais ne peut être qualifiée
d'« entente » au sens de l'article 7 de l'ordonnance du
1" décembre 1986, dans la mesure où elle n'a pas
pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence
;
Attendu, d'autre part, que l'arrêt constate
que le GALEC n'était pas maître de l'application de l'article
12 de ses statuts qui dépendait du retrait du panonceau décidé
par l'ACDLEC ; qu'ayant relevé que la clause litigieuse n'avait
pas pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence
sur un marché déterminé, la cour d'appel, qui a répondu
aux conclusions prétendument éludées, n'a pas violé
les dispositions de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1" décembre
1986 sur la dépendance économique ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses deux branches
;
Mais sur le troisième moyen, pris en sa troisième branche
:
Vu les articles 1108,
1126 et 1226 du Code civil ;
Attendu que pour condamner les sociétés du Groupe Abihssira à
s'abstenir de réclamer au GALEC le montant des ristournes directes ou
indirectes, non encore payées au jour de leur retrait du GAEC, s'élevant
à 33 934 804 francs, l'arrêt relève, par motifs adoptés,
que cette société coopérative peut « théoriquement
» retenir pendant une période de 33 mois les ristournes avant distribution
et énonce, par motifs propres, que les sociétés devaient
tenir compte « de l'incertitude concernant le reversement des remises
dépendant de leur encaissement par le GALEC et de l'éventuelle
affectation des ristournes à des investissements communs, et que l'opacité
alléguée des comptes est sans portée sur la fixation des
prix, puisque les centres distributeurs n'ont pu intégrer dans leurs
calculs des remises occultes s'il y en eut, faute d'en avoir connu l'existence
» ;
Attendu qu'en appliquant
ainsi la clause pénale, alors qu'il résultait de ces
constatations qu'il existait une incertitude sur les modalités objectives
de décompte des ristournes dues par la société GALEC au
jour de l'exclusion des sociétés en cause, par suite de la possibilité
pour la société GALEC de différer la restitution des ristournes
et de laisser les adhérents dans l'ignorance de l'existence des redevances
confidentielles qu'elle avait perçues pour leur compte et, par conséquent,
sur la portée de l'engagement souscrit par les sociétés
du Groupe Abihssira relatif à la perte, au jour du retrait, de tout droit
aux ristournes non encore payées, résultant de l'article 12 des
statuts, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
Et attendu qu'en application de l'article 627, alinéa 2, du nouveau Code
de procédure civile, la Cour de Cassation peut, en cassant sans renvoi,
mettre fin au litige en appliquant la règle de droit appropriée
;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches
du troisième moyen et sur le quatrième moyen, pris en ses diverses
branches :
CASSE ET ANNULE.
DIT n'y avoir lieu à renvoi.