AFFAIRE LAGARDÈRE c. FRANCE
(Requête no 18851/07)
ARRÊT STRASBOURG
12 avril 2012
lien vers
l'arret complet
JCP G 2012, doctr. 724 ;
JDI 2012, chron. 8, n° 11,
Dr. pén. 2013, chron. 4, n° 23
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1961 et réside à Paris.
6. Le père du requérant, J.-L. Lagardère, fut président-directeur
général des sociétés Matra et Hachette.
7. Le 29 décembre 1992, la société Lambda, représentant
certains actionnaires des sociétés Matra et Hachette, déposa
une plainte avec constitution de partie civile pour abus de biens sociaux.
8. Par une ordonnance du 21 juin 1999, J.-L. Lagardère fut renvoyé
devant le tribunal correctionnel de Paris au motif qu’il aurait, en tant
que président directeur général des sociétés
Matra et Hachette, à Paris, de 1988 à 1992,
fait, de mauvaise foi, un usage des biens et du crédit de ces sociétés
qu’il savait contraire à leurs intérêts,
en l’espèce, en leur faisant supporter le coût d’une
redevance forfaitaire annuelle, en partie injustifiée, égale à
0,20 % du chiffre d’affaires de Matra et Hachette, à des fins personnelles
ou pour favoriser une autre société dans laquelle il était
intéressé directement ou indirectement.
9. A cette fin, deux conventions avaient été signées :
l’une, le 1er octobre 1988, entre Matra et Arjil Groupe et l’autre,
le 1er novembre 1988, entre Hachette et Arjil Groupe. Elles furent approuvées
par les assemblées générales de Hachette et de Matra les
20 juin 1989 et 26 juin 1989 respectivement.
10. Par un jugement du 22 juin 2000, le tribunal correctionnel de Paris déclara
l’action publique engagée contre J.-L. Lagardère éteinte
par prescription, le point de départ de celle-ci devant être fixée
aux 20 et 26 juin 1989, dates de signature des conventions par les actionnaires.
En conséquence, le tribunal déclara irrecevable la constitution
de partie civile de la société Lambda.
11. Les 22 et 28 juin 2000, la société Lambda et le procureur
de la République près le tribunal de grande instance de Paris
interjetèrent appel.
12. Par un arrêt du 25 janvier 2002, la cour d’appel de Paris confirma
le jugement dans toutes ses dispositions. La société Lambda se
pourvut en cassation.
13. Le 14 mars 2003, J.-L. Lagardère décéda.
14. Par un arrêt du 8 octobre 2003, la chambre criminelle de la
Cour de cassation, après avoir constaté l’extinction de
l’action publique, cette fois en raison du décès
du prévenu, cassa et annula l’arrêt de la cour d’appel
de Paris dans toutes ses dispositions civiles, jugeant que le point de départ
de la prescription était en réalité constitué par
la présentation du rapport spécial des commissaires aux comptes
aux assemblées générales, plus tardive que la date d’approbation
des conventions. Elle renvoya la cause et les parties devant la cour d’appel
de Versailles.
15. Devant la cour d’appel de renvoi, les héritiers de J.-L. Lagardère,
sa veuve, E.P.L., et le requérant, dénoncèrent l’incompétence
de la juridiction pour statuer sur l’action civile dirigée contre
eux.
16. Par un arrêt du 30 juin 2005, la cour d’appel de Versailles
rejeta l’exception d’incompétence, estimant
que l’action civile se poursuivait devant la juridiction répressive
si le décès de l’auteur de l’infraction intervient
après le prononcé d’une décision statuant sur l’action
publique.
17. Elle constata la prescription des faits d’abus de biens sociaux
commis au cours de l’exercice 1988, mais considéra que ceux
commis aux cours des exercices de 1989 à 1992 n’étaient
pas prescrits.
18. La cour estima dès lors devoir rechercher
si les éléments constitutifs du délit d’abus de biens
sociaux étaient caractérisés à l’encontre
du père du requérant. Pour ce faire, elle examina
« l’intérêt personnel » à la conclusion
et à l’exécution des contrats litigieux, « la contrariété
à l’intérêt social des sociétés Matra
et Hachette », puis « la mauvaise foi » de J.-L. Lagardère.
Elle conclut sa motivation dans les termes suivants :
« le système mis en place (...) à la demande de M. [J.-L.]
Lagardère (...) est constitutif du délit d’abus de biens
sociaux au préjudice des sociétés Matra et Hachette. »
19. La Cour d’appel précisa que le bénéfice avait
été de 94,1 millions de francs français, soit 14 345 452,52
euros (EUR) sans réelle valeur ajoutée pour les sociétés
lésées.
20. Dans le dispositif de son arrêt, la cour d’appel s’exprima
notamment comme suit :
« Dit que les éléments constitutifs des délits d’abus
de biens sociaux au préjudice des sociétés Matra et Hachette
étaient caractérisés pour cette période, à
l’encontre de M. Jean-Luc Lagardère. »
21. Compte tenu de ce constat, la cour d’appel condamna E.P.L. et le
requérant, en leur qualité d’ayants droit, à verser
à la partie civile 14 345 452,52 euros au titre des dommages et intérêts.
22. Le requérant, E.P.L., la société Lambda et le procureur
général près la cour d’appel se pourvurent en cassation.
A l’appui de son pourvoi, le requérant dénonça notamment
une violation de l’article 6 de la Convention en raison de l’incompétence
de la juridiction pénale à statuer alors que son père était
décédé.
23. Dans son avis sur le pourvoi, l’avocat général près
la Cour de cassation, après avoir examiné les différentes
solutions possibles, la doctrine et la jurisprudence, s’exprima en faveur
de l’incompétence de la cour d’appel de Versailles pour statuer
sur l’action civile après le décès de J.-L. Lagardère.
Il justifia également son avis au plan des principes. En premier lieu,
il précisa que quelle que soit la place réservée à
la victime dans le procès pénal, le jugement sur l’action
civile demeure l’accessoire du jugement sur l’action publique car
il suppose la démonstration préalable de l’existence d’une
infraction reprochable à une personne déterminée, ce qui
interdit de poursuivre la procédure pénale contre les héritiers.
Il cita un extrait d’un ouvrage de doctrine (Précis de procédure
pénale, des professeurs Stefani, Levasseur et Bouloc, 19ème édition),
aux termes duquel : « dans notre droit moderne, on ne fait plus de procès
aux cadavres ni à la mémoire des morts ». En second lieu,
il précisa que la nécessité d’une violation de la
loi pénale, inhérente à toute décision du juge pénal,
justifie que même pour ne statuer que sur l’action civile, il faut
d’abord assurer au prévenu un procès pénal respectant
le « principe de l’oralité des débats (...) et le
caractère contradictoire des débats devant le juge répressif,
composante essentielle du procès équitable. En d’autres
termes, pour qu’un juge répressif puisse statuer au pénal
comme au civil, il faut une condition préalable, la participation effective
du prévenu à son procès ». Ainsi, pour que le juge
pénal puisse statuer sur l’action civile seule, il aurait fallu
« que le prévenu ait eu, à un moment ou à un autre,
l’occasion effective de s’expliquer, de manière exhaustive,
sur la consistance et la réunion de tous les éléments constitutifs
de l’infraction reprochée ainsi que sur son imputabilité
».
24. Par un arrêt du 25 octobre 2006, la Cour de cassation déclara
le pourvoi du procureur général irrecevable, rejeta celui du requérant
et d’E.P.L.
25. Sur les arguments du requérant, l’arrêt était
motivé comme suit :
« Attendu que, pour écarter l’exception d’incompétence
de la juridiction répressive pour connaître de l’action civile
prise, par les ayants-droit de [J.-L. Lagardère], de ce qu’aucune
décision n’avait été rendue, au fond, sur l’action
publique, avant le décès du prévenu, l’arrêt
énonce, notamment, que les jugement et arrêt constatant la prescription
de l’action publique ont statué sur celle-ci avant le décès
du prévenu ; que les juges ajoutent que la juridiction correctionnelle,
saisie sur renvoi après cassation, est seule compétente pour rechercher
si la prescription est acquise et si, au regard des intérêts civils,
les éléments constitutifs du délit d’abus de biens
sociaux sont réunis ;
Attendu qu’en prononçant ainsi, la cour d’appel a justifié sa décision ;
Qu’en effet, les juridictions de jugement régulièrement saisies des poursuites avant l’extinction de l’action publique demeurent compétentes pour statuer sur l’action civile (...) »
26. Statuant sur le pourvoi de la partie civile, elle cassa et annula l’arrêt de la cour d’appel uniquement sur la question de la capitalisation des intérêts des sommes dues par les ayants droit de J.-L. Lagardère. A cette occasion, elle nota que la cour d’appel avait « retenu la culpabilité de Jean-Luc Lagardère ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure pénale
27. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale
se lisent comme suit :
Article 2
« L’action civile en réparation du dommage causé par
un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux
qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction
(...) »
Article 3
« L’action civile peut être exercée en même temps
que l’action publique et devant la même juridiction. »
« Elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels
que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite.
»
Article 4
« L’action civile en réparation du dommage causé par
l’infraction prévue par l’article 2 peut être exercée
devant une juridiction civile, séparément de l’action publique.
Toutefois, il est sursis au jugement de cette action tant qu’il n’a
pas été prononcé définitivement sur l’action
publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement.
La mise en mouvement de l’action publique n’impose pas la suspension
du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile,
de quelque nature qu’elles soient, même si la décision à
intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement,
une influence sur la solution du procès civil. »
Article 5
« La partie qui a exercé son action devant la juridiction civile
compétente ne peut la porter devant la juridiction répressive.
Il n’en est autrement que si celle-ci a été saisie par le
ministère public avant qu’un jugement sur le fond ait été
rendu par la juridiction civile. »
Article 6
« L’action publique pour l’application de la peine s’éteint
par la mort du prévenu, la prescription, l’amnistie, l’abrogation
de la loi pénale et la chose jugée. »
Article 10
« Lorsque l’action civile est exercée devant une juridiction
répressive, elle se prescrit selon les règles de l’action
publique. Lorsqu’elle est exercée devant une juridiction civile,
elle se prescrit selon les règles du code civil.
Lorsqu’il a été statué sur l’action publique,
les mesures d’instruction ordonnées par le juge pénal sur
les seuls intérêts civils obéissent aux règles de
la procédure civile. »
B. La jurisprudence de la Cour de cassation
28. Lorsque le juge répressif se trouve saisi en même temps de
l’action publique et de l’action civile, le jugement de l’action
civile est considéré comme l’accessoire du jugement de l’action
publique (voir, notamment, Cass. crim, 19 mai 1969, Bull. crim. no 173).
29. L’action publique s’éteint par le décès
du prévenu au cours de l’instance du pourvoi en cassation. Lorsque
l’arrêt a été rendu par une juridiction d’instruction,
les juges répressifs ne peuvent plus statuer sur l’action publique
et sont dès lors incompétents pour connaître de l’action
civile (Cass. crim., 5 mai 1998, Bull. crim. no 149). Quand le décès
du prévenu se produit avant toute décision sur le fond, la juridiction
correctionnelle est incompétente pour connaître de l’action
civile (Cass. crim., 7 mars 1936 ; 9 septembre 2008, Bull. crim. no 177).
30. Les tribunaux répressifs ne peuvent se prononcer sur l’action
civile qu’autant qu’il a été préalablement
statué au fond sur l’action publique (Cass. crim., 9 septembre
2008, Bull. crim. no 177). Dans ce cas, et lorsque le décès se
produit au cours de l’instance d’appel ou de pourvoi, l’action
publique est éteinte mais la cour d’appel et la Cour de cassation
restent compétentes pour statuer sur les seuls intérêts
civils (Cass. crim., 18 février 1915 ; 29 mai 1978, Bull. crim. no 169
; 13 mars 1997, Bull. crim. no 104 ; 15 juin 1977, Bull. crim. no 221 ; 8 avril
1991, Bull. crim. no 166 ; 13 mars 1995, Bull. crim. no 100 ; 22 mai 1995, Bull.
crim. no 181). La cour d’appel reste compétente si le décès
est survenu après cassation, mais avant que le prévenu ait été
cité devant la cour de renvoi (Cass. crim., 3 février 1965, Bull.
crim. no 32). La Cour de cassation doit examiner tant les moyens de cassation
qui portent sur l’action civile que ceux qui portent sur l’action
publique, celle-ci servant de fondement à celle-là (Cass. crim.,
13 mars 1995, Bull. crim. no 100).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
31. Le requérant se plaint d’avoir été condamné,
en sa qualité d’ayant droit, à payer des dommages-intérêts
en raison de la culpabilité pénale de son père,
culpabilité constatée pour la première
fois après le décès de ce dernier par la
cour d’appel de renvoi statuant sur l’action civile. Il dénonce
une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions
pertinentes se lisent comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement
(...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur
ses droits et obligations de caractère civil (...) »
32. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
33. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes,
faisant valoir que le requérant n’a pas suffisamment mis les juridictions
internes en mesure de se prononcer sur ses griefs formulés devant la
Cour. Il estime que la seule disposition de la Convention qui semble avoir été
évoquée est l’article 6 de la Convention, ce dernier étant
cité dans le mémoire ampliatif du requérant sans la moindre
précision ni commentaire.
34. Le requérant estime que l’argumentation du Gouvernement est
inexacte, le premier moyen de cassation étant au contraire entièrement
consacré à démontrer en quoi l’incompétence
du juge pénal pour se prononcer sur l’action civile – dans
l’hypothèse particulière du décès du prévenu
avant toute décision rendue sur le fond – est de nature à
garantir les règles du procès équitable. Il relève
en outre que la question juridique posée dans son grief a également
été traitée par l’avocat général dans
son avis exprimé sur le pourvoi, ce qui a offert aux juges internes une
occasion de remédier aux griefs en toute connaissance de cause.
35. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la
Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement
des voies de recours internes. A cet égard, elle souligne que tout requérant
doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que l’article
35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants
: éviter ou redresser les violations alléguées contre lui
(Cardot c. France, 19 mars 1991, § 36, série A no 200). Cette règle
se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours
effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple,
Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Cette disposition
doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme
excessif » ; il suffit que l’intéressé ait soulevé
devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans
les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs
qu’il entend formuler par la suite à Strasbourg (Castells c. Espagne,
23 avril 1992, série A no 236, § 27, Akdivar et autres c. Turquie,16
septembre 1996, Recueil 1996-IV, §§ 65-69, et Fressoz et Roire c.
France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 37).
36. En l’espèce, la Cour relève que, devant la Cour de cassation,
non seulement le requérant a expressément allégué
une violation de l’article 6 de la Convention, mais il a dénoncé
l’incompétence de la cour d’appel de renvoi pour statuer
sur l’action civile exercée contre lui postérieurement à
la mort de son père.
37. Dans ces circonstances, la Cour estime que le requérant a satisfait
aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention.
38. L’exception d’irrecevabilité est donc rejetée.
39. Par ailleurs, la Cour relève que ce grief n’est pas manifestement
mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention
et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
40. Le requérant indique tout d’abord que les intérêts
de la partie civile auraient été aussi bien protégés
par le juge civil. Ensuite, il estime justifié qu’en cas de mort
du prévenu, présumé innocent faute d’avoir été
déclaré coupable de son vivant, le contentieux de la réparation
soit porté devant le juge civil car « dans notre droit moderne,
on ne fait plus de procès aux cadavres ou à la mémoire
des morts » (Stefani, Levasseur et Bouloc, Procédure pénale,
Précis Dalloz, 19ème édition, p. 160).
41. Le requérant insiste sur le fait que l’action civile reste
l’accessoire de l’action publique devant le juge répressif.
Si l’extinction de l’action publique en raison du décès
de la personne poursuivie n’affecte pas l’existence de l’action
en réparation, elle a toutefois une incidence sur le juge compétent
pour en connaître : par application de la jurisprudence interne, l’action
civile ne se poursuit devant le juge pénal contre les héritiers
que dans le seul cas où le décès du prévenu intervient
après le prononcé d’un jugement sur le fond, qu’il
s’agisse d’une décision de condamnation ou de relaxe ; à
défaut, la partie civile doit porter son action devant le juge civil.
Il renvoie d’ailleurs à l’avis de l’avocat général
qui a conclu en ce sens, de manière très motivée, devant
la Cour de cassation.
42. Le requérant estime donc avoir été victime d’une
violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Sa responsabilité
en qualité d’héritier défendeur étant subordonnée
à la constatation de la commission d’une infraction, il fallait
que le prévenu, son père puisse se défendre en personne,
puisqu’il n’avait pas le moyen d’assurer de manière
équivalente la défense de son père décédé
; à défaut, l’affaire aurait dû être portée
devant le juge civil.
43. Le Gouvernement estime d’emblée qu’aucune déclaration
de culpabilité n’a été prononcée par les juridictions
internes contre le père du requérant, tout en reconnaissant qu’elles
se sont prononcées sur la constitution de l’infraction qui lui
était reprochée. Il indique en outre que la position de la Cour
de cassation s’inscrit dans sa jurisprudence plus générale
concernant la poursuite de l’action civile après l’extinction
des poursuites pénales. Il estime que cela permet de concilier de façon
équilibrée les intérêts des parties à l’instance,
en laissant leur juste place aux droits des victimes et en garantissant les
exigences du procès équitable, tout en assurant l’unité
et la simplicité des procédures, dans l’intérêt
d’une bonne administration de la justice. Or en l’espèce,
les deux décisions intervenues avant le décès du prévenu
constataient la prescription de l’action publique ce qui, selon la Cour
de cassation, constitue une décision sur le fond permettant la poursuite
de l’action civile devant le juge répressif, en l’espèce
la cour d’appel de renvoi.
44. Le Gouvernement estime que le requérant a bénéficié
d’un procès équitable puisque, cité en qualité
d’ayant droit de son père, il a eu accès à la procédure
écrite et a pu exercer l’ensemble de ses droits, se faisant d’ailleurs
représenter par les mêmes défenseurs que son père.
Le Gouvernement en conclut que le droit de toutes les parties a donc été
assuré, avant et après le décès du père du
requérant. Il constate en outre qu’après avoir relevé
que les délits d’abus de biens sociaux étaient caractérisés,
les juridictions n’ont condamné le requérant qu’à
indemniser la partie civile, sans faire peser sur lui des conséquences
pénales des constatations opérées à l’égard
de son défunt père.
2. Appréciation de la Cour
45. La Cour rappelle que la notion de « procès équitable
», garantie par l’article 6 § 1 de la Convention, intègre
le respect de l’égalité des armes. Ce principe, qui est
l’un des éléments de la notion plus large de procès
équitable, au sens de l’article 6 § 1, exige un « juste
équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une
possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions
qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport
à son ou ses adversaires (voir, notamment, Ankerl c. Suisse, 23 octobre
1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Nideröst-Huber
c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil des arrêts et décisions
1997-I, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 72, CEDH 2001-VI, Gorraiz
Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 56, CEDH 2004-III, et Yvon
c. France, no 44962/98, § 31, CEDH 2003-V). La Cour rappelle également
qu’il revient aux autorités nationales de veiller, dans chaque
cas, au respect des conditions d’un « procès équitable
» (Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 33, série
A no 274).
46. En l’espèce, la Cour note que J.-L. Lagardère, le père
du requérant, a été poursuivi pour délits d’abus
de biens sociaux et qu’il est décédé alors que la
procédure pénale engagée à son encontre était
encore pendante devant la Cour de cassation. Avant son décès,
le tribunal correctionnel et la cour d’appel de Paris, statuant sur la
validité de la poursuite, ont déclaré l’action publique
éteinte par prescription, en application de l’article 6 du code
de procédure pénale. La Cour de cassation a cependant cassé
l’arrêt et renvoyé l’affaire devant le juge pénal
pour statuer sur les intérêts civils, après avoir déclaré
que l’action publique était éteinte en raison du décès
du prévenu.
47. La Cour constate que la discussion entre les parties, tant devant les tribunaux
que devant la Cour, a largement porté sur la question de savoir si, en
l’espèce, une décision sur le fond concernant l’action
publique avait été rendue avant le décès de J.-L.
Lagardère, cette condition étant, au regard du droit interne,
nécessaire pour que la juridiction répressive demeure compétente
pour statuer sur l’action civile.
48. A cet égard, elle rappelle qu’il incombe d’abord aux
autorités nationales, et spécialement aux cours et tribunaux,
d’interpréter le droit interne et qu’elle ne substituera
pas sa propre interprétation du droit à la leur en l’absence
d’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Ravnsborg c. Suède, 23 mars
1994, § 33, série A no 283-B, Bulut c. Autriche, 22 février
1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, et Tejedor
García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII).
49. En l’espèce, le rôle de la Cour n’est donc pas
de déterminer si les décisions rendues par le tribunal correctionnel
et la cour d’appel de Paris étaient ou non des décisions
sur le fond au sens du droit national – les juridictions internes étant
mieux placées qu’elle pour se prononcer sur ce genre de question
– mais de rechercher si, en l’espèce, la procédure,
considérée dans son ensemble, a revêtu le caractère
équitable voulu par l’article 6 § 1 et que les décisions
internes ne sont pas manifestement déraisonnables ou arbitraires (Mantovanelli
c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil 1997-II, et Elsholz c. Allemagne
[GC], no 25735/94, § 66, CEDH 2000-VIII).
50. A cet égard, la Cour note que la cour d’appel de Versailles,
statuant sur renvoi, après avoir expressément constaté
que le décès de la personne poursuivie entraîne l’extinction
de l’action publique, a estimé que les décisions antérieures
des juges du fond constatant la prescription des faits permettaient la poursuite
de l’action civile, pour en déduire qu’elle avait compétence
pour rechercher si les éléments constitutifs du délit d’abus
de bien sociaux étaient réunis à l’encontre du prévenu.
51. Elle relève en outre que, dans son arrêt du 30 juin 2005, la
cour d’appel de Versailles a ainsi apprécié la réunion
des éléments constitutifs de l’infraction reprochée
à l’encontre de J.-L. Lagardère, qu’il s’agisse
de l’élément légal, mais également de l’élément
matériel et de l’élément moral. Ce point n’est
pas contesté par le Gouvernement, qui confirme à plusieurs reprises
que la cour d’appel a caractérisé les éléments
constitutifs de l’infraction d’abus de biens sociaux reprochée
au défunt. Sur ce dernier point, alors même qu’aucune déclaration
de culpabilité n’avait pu intervenir précédemment
compte tenu des deux constats successifs de prescription des faits, la Cour
note que la cour d’appel de Versailles a notamment fondé son constat
aux termes duquel les faits poursuivis avaient bien été commis
par le défunt sur le comportement de ce dernier, retenant expressément
sa mauvaise foi.
52. Aux yeux de la Cour, en caractérisant les éléments
constitutifs de l’infraction reprochée au prévenu défunt,
notamment au regard de son comportement et de sa mauvaise foi, et en reprenant
ce constat dans le dispositif, l’arrêt de la cour d’appel
l’a déclaré coupable post-mortem, en des termes exempts
d’ambigüité. La Cour de cassation a d’ailleurs elle-même
expressément constaté que la cour d’appel avait «
retenu la culpabilité de J.-L. Lagardère ». Il importe peu
à ce sujet, pour reprendre l’argument du Gouvernement à
ce titre, que ce constat n’ait entraîné aucune conséquence
pénale à l’égard du défunt ou du requérant
: une sanction pénale était juridiquement impossible et, en tout
état de cause, cela ne fait pas disparaître les développements
et les conclusions de la cour d’appel sur la commission de l’infraction
par J.-L. Lagardère. Un tel constat de culpabilité, à tout
le moins au sens de l’article 6 de la Convention, est apparu pour la première
fois dans la procédure devant la cour d’appel de renvoi, hors de
tout débat contradictoire et de respect des droits de la défense
du prévenu, celui-ci étant alors décédé depuis
plus de deux ans.
53. A cet égard, la Cour rappelle que si une procédure se déroulant
en l’absence du prévenu n’est pas en soi incompatible avec
l’article 6 de la Convention, il demeure néanmoins qu’un
déni de justice est constitué lorsqu’un individu condamné
in absentia ne peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue
à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé
de l’accusation en fait comme en droit, alors qu’il n’est
pas établi qu’il a renoncé à son droit de comparaître
et de se défendre (Colozza c. Italie, 12 février 1985, §
29, série A no 89, Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, §
33, CEDH 2001-XI, Krombach c. France, no 29731/96, § 85, CEDH 2001-II,
et Somogyi c. Italie, no 67972/01, § 66, CEDH 2004-IV), ou qu’il
a eu l’intention de se soustraire à la justice (Medenica c. Suisse,
no 20491/92, § 55, CEDH 2001-VI). Il ne fait aucun doute que cette jurisprudence
trouve nécessairement à s’appliquer, a fortiori, lorsqu’une
déclaration de culpabilité intervient non seulement in absentia
mais post-mortem.
54. La Cour constate que la mise en cause civile du requérant en sa qualité
d’ayant droit est la conséquence directe de ce constat de culpabilité
post-mortem, préalable à la fois nécessaire et déterminant
pour faire naître les obligations civiles à sa charge. Le requérant
ne pouvait dès lors valablement discuter ni du bien-fondé des
sommes susceptibles d’être mises à sa charge ni, du moins
partiellement, de leur montant, dès lors que cela découlait nécessairement
des constats faits par la cour d’appel sous le volet pénal. La
Cour note d’ailleurs que la partie de l’arrêt consacrée
à la mauvaise foi de J.-L. Lagardère précise le montant
du bénéfice retiré par la commission du délit, tel
qu’évalué par les experts pendant la procédure pénale,
à savoir 94,1 millions de francs français : or il s’agit
très exactement de la somme à laquelle le requérant a ensuite
été condamné à payer en sa qualité d’ayant
droit.
55. Aussi, tout en rappelant que le fait, pour une juridiction pénale,
de statuer sur les intérêts civils de la victime est, en soi, conforme
aux dispositions de l’article 6 de la Convention (Perez c. France [GC],
no 47287/99, CEDH 2004-I), la Cour ne saurait admettre que les juridictions
pénales appelées à juger l’action civile se prononcent
pour la toute première fois sur la culpabilité pénale d’un
prévenu décédé.
56. Dans ces circonstances, la Cour, qui rappelle que la Convention ne vise
pas à garantir des droits théoriques ou illusoires mais des droits
concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Artico c. Italie,
13 mai 1980, § 33, série A no 37), considère que le requérant,
mis en cause en sa qualité d’ayant droit dans le cadre de l’action
civile exercée contre les héritiers de J.-L. Lagardère,
n’était pas en mesure de défendre sa cause dans des conditions
conformes au principe d’équité, étant à la
fois privé de la possibilité de contester le fondement de sa mise
en cause – à savoir la déclaration de culpabilité
post-mortem de son père – et placé dans une situation de
net désavantage par rapport à la partie adverse. La Cour ne discerne
d’ailleurs pas davantage les raisons pour lesquelles le Gouvernement tire
argument de ce qu’il s’est fait représenter par les mêmes
défenseurs que son père, le requérant n’ayant pas
été poursuivi pénalement et ne pouvant en tout état
de cause juridiquement être confondu avec son père, et ce avant
comme après le décès de celui-ci.
57. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il
y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 de
la Convention.
II. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 6 §
2 DE LA CONVENTION
58. Le requérant se plaint d’une
atteinte au droit de son père à la présomption d’innocence.
Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, dont les dispositions
pertinentes se lisent comme suit :
« 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée
innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été
légalement établie. »
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
70. Le requérant considère qu’en se prononçant ainsi
sur la responsabilité pénale de son père, alors que l’action
publique était éteinte et qu’à la date de son décès
il était toujours présumé innocent, les juridictions françaises
ont violé son droit à la présomption d’innocence.
71. Il précise que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement,
la conclusion de la Cour dans son arrêt Nölkenbockhoff (précité)
ne peut être transposée en l’espèce. Dans ce précédent,
la non-violation se fondait sur le fait que les décisions attaquées
impliquaient seulement la persistance d’un soupçon et non un constat
de culpabilité (Nölkenbockhoff, précité, § 39).
Or, en l’espèce, il relève que la cour d’appel de
Versailles s’est expressément prononcée sur la mauvaise
foi de son père et, par voie de conséquence, sur sa culpabilité.
L’absence de peine importe peu, dès lors que son père a
fait l’objet d’un arrêt qui retient sa mauvaise foi, et donc
sa culpabilité personnelle, dans ses motifs puis, dans son dispositif,
déclare que les éléments constitutifs de l’abus de
biens sociaux étaient établis à son égard.
72. Le Gouvernement conclut à l’absence de violation au vu de l’arrêt
Nölkenbockhoff (précité). En l’espèce, si le
juge a certes caractérisé les éléments constitutifs
de l’infraction des chefs d’abus de biens sociaux, il n’en
a tiré aucune conséquence pénale et n’a prononcé
aucune sanction pénale à l’égard du père du
requérant, la réparation ne pouvant quant à elle être
assimilée à une peine.
2. Appréciation de la Cour
73. La Cour rappelle que, si le principe de la présomption d’innocence
consacré par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments
du procès pénal équitable exigé par le paragraphe
1 de la même disposition (voir, notamment, Deweer c. Belgique, 27
février 1980, § 56, série A no 35, Minelli c. Suisse, 25
mars 1983, § 27, série A no 62, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre
1989, § 62, série A no 168, Allenet de Ribemont c. France, précité,
Bernard c. France, 23 avril 1998, § 37, et Kouzmin c. Russie, no 58939/00,
§ 59,18 mars 2010), il ne se limite pas à une simple garantie
procédurale en matière pénale. Sa portée est plus
étendue et exige qu’aucun représentant
de l’Etat ou d’une autorité publique ne déclare qu’une
personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité
ait été établie par un « tribunal » (Viorel
Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009, et Moullet
c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007).
74. La présomption d’innocence se
trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu
reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité
n’a pas été préalablement légalement établie.
Comme elle a jugé dans l’affaire Minelli c. Suisse (précité,
§ 37), concernant la motivation des décisions judiciaires, la présomption
d’innocence peut être violée même en l’absence
de constat formel : il suffit que la décision contienne une motivation
donnant à penser que le juge considère l’intéressé
comme étant coupable (voir également « public officials
» ; Butkevicius c. Lituanie, no 48297/99, § 49, CEDH 2002-II (extraits)).
75. Toutefois, une distinction doit être faite entre les décisions
ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne
concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire
un état de suspicion. Les premières violent la présomption
d’innocence, tandis que les secondes ont été à plusieurs
reprises considérées comme conformes à l’esprit de
l’article 6 de la Convention (Nölkenbockhoff, précité,
et Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).
76. La Cour rappelle également que l’article 6 § 2 de la Convention
s’applique à des situations où la personne concernée
n’a pas fait ou ne fait plus l’objet d’une accusation en matière
pénale. Il est arrivé à la Cour de juger cette clause applicable
à une décision de justice prise après l’arrêt
des poursuites (voir notamment les arrêts Minelli c. Suisse du 25 mars
1983, série A no 62, et Lutz, Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne
du 25 août 1987, série A no 123)
ou après un acquittement (Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, §
25, série A no 266-A, Rushiti c. Autriche, no 28389/95, 21 mars 2000,
Lamanna c. Autriche, no 28923/95, 10 juillet 2001, Capeau c. Belgique, no 42914/98,
§ 24, 13 janvier 2005, et Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 51,
25 avril 2006). Ces arrêts concernaient des procédures afférentes
à des questions telles que l’opportunité de faire supporter
à l’accusé les dépens de l’instance, de lui
rembourser les frais nécessaires engagés par lui (ou par ses héritiers)
ou de lui accorder une indemnité pour sa détention provisoire,
toutes questions qui ont été jugées constituer un corollaire
et un complément des procédures pénales concernées.
77. En outre, il existe une règle fondamentale
du droit pénal, selon laquelle la responsabilité pénale
ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux.
Non seulement cette règle est aussi requise par la présomption
d’innocence consacrée à l’article 6 § 2 de la
Convention, mais en outre hériter de la culpabilité du défunt
n’est pas compatible avec les normes de la justice pénale dans
une société régie par la prééminence du droit
(A.P., M.P. et T.P. c. Suisse et E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, 29 août
1997, respectivement §§ 48 et 53, Recueil 1997-V).
78. Enfin, la Cour a déjà examiné
la situation de personnes condamnées à verser une réparation
aux victimes d’une infraction pénale dont elles avaient été
acquittées. Dans de telles hypothèses, elle recherche
si la procédure en réparation dont il s’agit en l’espèce
a donné lieu à une « accusation en matière pénale
» à l’encontre du requérant et, dans la négative,
si elle était néanmoins liée à la procédure
pénale d’une manière propre à la faire tomber dans
le champ d’application de l’article 6 § 2 (Ringvold
c. Norvège, no 34964/97, § 36, CEDH 2003-II, et Y c. Norvège,
no 56568/00, § 39, Recueil 2003-II (extraits)).
79. En l’espèce, la condamnation civile à verser
une indemnité visait principalement, contrairement à une reconnaissance
de responsabilité pénale, à compenser le préjudice
subi par les victimes. Il paraît clair que
ni le but de l’indemnité ni son montant n’ont conféré
à cette mesure, en soi, le caractère d’une sanction pénale
aux fins de l’article 6 § 2. Dans ces conditions, l’introduction
de la demande en réparation n’équivalait pas à la
formulation d’une autre « accusation en matière pénale
» contre le père du requérant (Ringvold c. Norvège,
no 34964/97, CEDH 2003-II).
80. Il reste à déterminer s’il existait entre la procédure
pénale et la procédure en réparation des liens tels qu’il
se justifierait d’étendre à cette dernière le champ
d’application de l’article 6 § 2.
81. Sur ce point, la Cour rappelle que le prévenu est décédé
avant que sa culpabilité ait été légalement établie
par un « tribunal » et, partant, qu’il était présumé
innocent de son vivant. L’action civile n’étant que
l’accessoire de l’action publique, la cour d’appel de Versailles
a néanmoins entrepris la démonstration préalable de la
commission de l’infraction par le prévenu décédé
et du bénéfice réalisé par lui, pour ensuite
être en mesure de statuer sur l’action civile et condamner le requérant
à payer des dommages-intérêts d’un montant
identique au bénéfice indiqué ci-dessus. De l’avis
de la Cour, un tel lien entre la procédure
pénale et la procédure en réparation, au vu des circonstances
de l’espèce, justifie d’étendre à cette dernière
le champ d’application de l’article 6 § 2.
82. Par ailleurs et en tout état de cause, la Cour estime que tant par
le langage utilisé que par son raisonnement, la cour d’appel de
Versailles a créé, entre la procédure pénale et
la procédure en réparation concomitante, un lien manifeste justifiant
que l’on étende à la seconde le champ d’application
de l’article 6 § 2.
83. Or, la Cour a déjà jugé que si la décision interne
sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une
responsabilité pénale à la partie défenderesse,
cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la
Convention (Y, précité, § 42, et Ringvold, précité,
§ 38).
84. La Cour constate en effet que la cour d’appel, dans son arrêt
du 30 juin 2005, commence par indiquer qu’il lui appartient de
rechercher si les éléments constitutifs du délit d’abus
de biens sociaux reproché au père du requérant, J.-L. Lagardère,
sont caractérisés « à son encontre ».
L’arrêt présente d’abord les arguments : de la partie
civile, qui détaille le comportement personnel de J.-L. Lagardère,
dont elle invoque la mauvaise foi ; du ministère public, pour lequel
l’intérêt personnel de J.-L. Lagardère ne fait aucun
doute, mais sans que sa mauvaise foi soit démontrée et que le
délit soit constitué ; enfin, des ayants droits du prévenu
décédé, notamment le requérant. Dans la partie suivante
de l’arrêt, intitulée « Motifs de la Cour »,
la juridiction rappelle les conditions légales pour que le délit
soit constitué, à savoir un comportement spécifique du
dirigeant d’une société, en l’espèce J.-L.
Lagardère, ainsi qu’un usage des biens sociaux contraire aux intérêts
de la société, dans un intérêt personnel et de mauvaise
foi. Le premier titre concerne d’ailleurs « l’intérêt
personnel de M. Jean-Luc Lagardère » et la cour d’appel,
à l’issue de son examen de la conclusion et de l’exécution
de contrats litigieux, décide que l’intérêt personnel
de J.-L. Lagardère est caractérisé. Le second titre s’attache
à évaluer la contrariété de ces conventions avec
l’intérêt social des deux sociétés lésées.
85. Surtout, le troisième titre de l’arrêt consacré
aux motifs de la cour d’appel, qui traite de « la mauvaise
foi » de J.-L. Lagardère et se lit à la lumière des
deux premiers, constate expressément que le père du requérant
a commis l’infraction reprochée. La cour d’appel
commence par y rappeler qu’« il a déjà été
relevé que M. Jean-Luc Lagardère avait maintenu le système
(...) alors que son attention avait été attirée (...) sur
la qualification possible d’abus de biens sociaux que pourrait revêtir
un tel montage ». Elle en déduit que « le système
mis en place (...) à la demande de M. Jean-Luc Lagardère (...)
est constitutif du délit d’abus de biens sociaux ».
86. Enfin, le dispositif même de l’arrêt contient le texte
suivant, qui ne diffère en rien de la formule susceptible d’être
utilisée par une juridiction répressive statuant au plan pénal
à l’encontre d’un prévenu vivant : « Dit que
les éléments constitutifs des délits d’abus de biens
sociaux au préjudice des sociétés Matra et Hachette étaient
caractérisés pour cette période, à l’encontre
de M. Jean-Luc Lagardère ».
87. Partant, la Cour estime que la teneur de tels
propos ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’elle a déclaré
le père du requérant coupable des faits reprochés, alors
même que l’action publique était éteinte du fait de
son décès et que sa culpabilité n’avait
jamais été établie par un tribunal de son vivant.
88. Partant, la Cour estime que, dans les circonstances
de l’espèce, l’article 6 § 2 de la Convention est applicable
et qu’il a été violé.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention
ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de
cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il
y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
93. Le requérant réclame 14 345 452,52 euros (EUR) au titre du
préjudice matériel, outre 50 000 EUR au titre du préjudice
moral.
94. Selon le Gouvernement, les demandes du requérant sont manifestement
excessives et leur lien avec les violations alléguées de l’article
6 de la Convention n’est pas démontré.
95. La Cour note qu’en l’espèce, la seule base à retenir
pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside
dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié
d’un procès équitable et qu’il a été
porté atteinte au droit de son père à la présomption
d’innocence, en violation de l’article 6 §§ 1 et 2 de
la Convention.
96. Elle rappelle qu’elle n’octroie un dédommagement pécuniaire
au titre de l’article 41 que lorsqu’elle est convaincue que la perte
ou le préjudice dénoncé résulte réellement
de la violation qu’elle a constatée (voir, parmi d’autres,
Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002-IV). En l’espèce,
la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure
incriminée aurait abouti si la violation de l’article 6 §§
1 et 2 de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, notamment, Mantovanelli,
précité, § 40). En conséquence, rien ne justifie qu’elle
accorde au requérant une indemnité de ce chef. Quant au préjudice
moral, la Cour estime qu’il a subi un tort moral certain. Statuant en
équité, comme le veut l’article 41, elle décide de
lui allouer 10 000 EUR à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable
quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, s’agissant
de l’iniquité de la procédure en raison de la poursuite
de l’action civile devant le juge pénal malgré le décès
du père du requérant ;
2. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant
au grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article
6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article
6 § 2 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les
trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de
la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral et 10 000 EUR
(dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être
dû à titre d’impôt par le requérant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au
versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt
simple à un taux égal à celui de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant
cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 avril
2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen PhillipsDean Spielmann
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles
45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé
de l’opinion partiellement dissidente de la juge Power-Forde.
D.S.
J.S.P.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE
LA JUGE POWER-FORDE
(Traduction)
J’ai voté contre la recevabilité du grief soulevé
par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 2 et, partant,
contre le constat de violation de son droit à la présomption d’innocence.
J’ai déjà exprimé mes vues sur la jurisprudence de
la Cour en la matière, au vu de son développement[1]. Le modèle
d’interprétation de l’article 6 § 2 érigeant
cette présomption en un principe détachable, survivant éternellement
à l’acquittement, me semble poser certaines difficultés.
Selon lui, un accusé acquitté à l’issue de son procès
continue de jouir de la présomption d’innocence même après
la clôture de celui-ci, dès lors qu’il existe un «
lien » suffisant entre les observations d’un tribunal postérieures
à l’acquittement et la responsabilité pénale de l’intéressé[2].
À mes yeux, le bon sens et le contexte global du « procès
équitable », avec lequel la présomption d’innocence
s’articule dans le cadre de la Convention, m’amènent à
conclure que le modèle d’interprétation fondé sur
les « faits survenus » est le meilleur. Selon ce modèle,
la présomption est quelque chose qui doit être « déclenché
», c’est-à-dire qu’elle ne produit d’effets juridiques
que par la survenance de faits qui, concrètement, font peser ou risquent
de faire peser sur une personne une accusation pénale sur laquelle il
n’a pas encore été statué.
Dans son arrêt Allenet de Ribemont c. France, la Cour a dit que
la présomption d’innocence consacrée à l’article
6 § 2 constitue l’un des éléments d’un procès
pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de ce
même article[3]. Le principe de la présomption d’innocence
est avant toute chose une garantie procédurale en matière pénale
qui donne obligation à toutes les instances de l’État de
veiller à ce qu’il ne soit jamais suggéré qu’un
accusé est coupable des faits retenus contre lui avant qu’un jugement
ne se prononce en ce sens conformément à la loi.
Je reconnais volontiers qu’il y a quelque chose d’injuste dans cette
affaire en ce que le requérant a été pénalisé
dans des circonstances où il n’avait eu aucune possibilité
de répondre à ses accusateurs et c’est pour cela que j’ai
voté en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §
1. Je ne puis cependant accepter que le bénéfice de la présomption
d’innocence qui, dans la jurisprudence antérieure, était
restreint à la personne accusée d’une infraction pénale
ou acquittée en définitive, puisse désormais passer à
ses successeurs. Le requérant en l’espèce n’a à
aucun moment été accusé pénalement. Le procès
au cours duquel il a été victime d’une violation de l’article
6 § 1 n’était pas de nature pénale. Ce dont le requérant
tire grief, c’est d’une atteinte à la présomption
d’innocence subie par son père, qui est par ailleurs peut-être
très bien avérée. Or son père n’est pas et
n’a jamais été requérant devant la Cour.
La présomption d’innocence en tant que garantie procédurale
au pénal n’est pas un bien faisant partie du patrimoine d’une
personne et transmissible, pour cause de mort, à ses successeurs. À
mes yeux, en constatant une violation de l’article 6 § 2, la majorité
a excessivement étendu la finalité de la présomption d’innocence
telle que consacrée dans la Convention. Peut-être le moment est-il
venu de reconsidérer la direction prise par la jurisprudence de la Cour
sur ce point de principe important.
[1] Voir mon opinion concordante jointe à l'arrêt Bok c. Pays-Bas,
no 45482/06, 18 janvier 2011.
[2] Voir, entre autres, Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 30,
série A no 266-A ; Rushiti c. Autriche, no 28389/95, § 31, 21 mars
2000 ; Y c. Norvège, no 56568/00, §§ 39-47, CEDH 2003-II (extraits)
; O. c. Norvège, no 29327/95, §§ 33-41, CEDH 2003-II, et Orr
c. Norvège, no 31283/04, § 47-55, 15 mai 2008.
[3] Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série
A no 308.
TERMINATOR
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