Beaucoup de choses ont été dites au sujet de l'état d'urgence décrété le samedi 14 novembre 2015, suite aux terribles attentats terroristes du 13 novembre. Voici quelques éléments d'information.

V. Wester-Ouisse
Maitre de conférences à la faculté de droit de Rennes I
IODE UMR CNRS 6262

 

 

L'état d'urgence fait partie des 4 régimes exceptionnels
permettant de déroger aux règles administratives et procédurales de droit commun.

Il est, des 4, le moins attentatoire aux principes fondamentaux.

Ces régimes d'exception sont

- l'art. 16 de la constitution, qui permet au Président de la République de réunir entre ses mains le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif et prendre toutes mesures exigées par les circonstances, en cas de menace
sur les institutions
sur l'indépendance de la nation
sur l'intégrité du territoire
et en cas d'interruption des pouvoirs publics constitutionnels
Une procédure de consultation des présidents des assemblées et du premier ministre est prévue.
La durée de base est de 30 jours

Ce régime a été utilisé une seule fois, en 1961, lors du putch des généraux d'Alger

Concernant les attentats du 13 novembre 2015 : les institutions fonctionnent, ce régime est hors de propos

- L'état de siège, évoqué à l'art. 36 de la constitution et régi par les art. L. 2121-1 et s. du Code de la défense
mis en place en cas de guerre imminente ou d'insurection armée
Il permet, en matière de maintien de l'ordre et de police, le déssaisissement des autorités civiles au profit des militiaires.
Il prévoit des limitations des libertés d'aller et venir, de réunion, etc...

Ce régime est tombé en désuétude depuis la 2nde guerre mondiale

Concernant les attentats du 13 novembre 2015 : il n'est pas adapté, voire obsolète

- La jurisprudence du Conseil d'Etat dite "des circonstances exceptionnelles" : cette jurisprudence a permis, après coup, de légitimer des actes de police ou de l'administration qui s'étaient affranchis de certaines limites ou règles de formes.

Cette jurisprudence a permis par exemple de légitimer des actes accomplis lors de la fin de la 2nde guerre mondiale

Concernant les attentats du 13 novembre 2015 : les institutions fonctionnent, il serait choquant d'emprunter la voie de la légitimation a posteriori

- Reste donc le régime de l'état d'urgence


L'état d'urgence

loi du 3 avril 1955, modifiée par la loi du 21 novembre 2015 (d'autres modifications ont eu lieu en 1960, 2011, 2013)

Ce régime n'opère aucune confusion des pouvoirs législatifs et exécutif, et ne confie aucun pouvoir à l'armée.
Selon l'historien Henry Rousso, "la proclamation de l’« état d’urgence » plutôt que de l’« état de siège » montre bien que priorité absolue reste au pouvoir civil, dans la tradition républicaine"

Il permet toutefois une extension importante de certains pouvoirs de police et de l'administration.

 

Conditions de l'état d'urgence :

il est mis en place en cas
- de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public (= atteinte à la salubrité ou à la sécurité)
- d'événement présentant le caractère de calamité publique (= catastrophe naturelle)

Ce régime avait déjà été mis en place en 2005, lors des émeutes dans les banlieues dans 26 départements.

Concernant les attentats du 13 novembre 2015 : l'état d'urgence est mis en place sur tout le territoire français
par le décret du 14 novembre 2015 et celui du 18 novembre 2015
Il y a effectivement, avec les attentats du 13 novembre 2015, caractérisation d'un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public : les terroristes ont frappé des lieux publics diversifiés, sans distinction, en très grand nombre, et, les phénomènes terroristes se répétant depuis le 7 janvier 2015, il est à craindre que de tels événements se reproduisent.

 

Durée de l'état d'urgence

Le décret pris en conseil des ministres ouvre l'état d'urgence pour une durée de 12 jours maximum.

L'état d'urgence peut cependant être prolongé par une loi,
ce qui est fait ici, pour 3 mois, dans l'art. 1 de la loi du 21 nov. 2015.

Si le gouvernement souhaitait une nouvelle prolongation, il faudrait de nouveau démontrer le péril imminent,
et obtenir le vote d'une loi par les assemblées parlementaires.

 

Que permet l'état d'urgence ?

La présentation ci-dessous montre
dans la colonne de gauche ce que permettait la loi de 1955, assortie des diverses circulaires ministérielles,
avant la réforme du 21 novembre 2015 (donc pendant les 12 jours).
La colonne de droite montre les modifications apportées à la loi de 55.
En rouge, le renforcement du régime de l'état d'urgence,
en vert les allègements ou meilleures garanties pour les personnes qui le subissent.

12 premiers jours : on a appliqué
la loi de 55 (lire la loi en l'état),
assortie des décrets et diverses circulaires ministérielles de 2015

3 mois suivants
modifications apportées à la loi de 55
par l'art. 4 de la loi du 21 nov. 2015
possibilité d'interdire la circulation de personnes ou de vehicules dans certaines zones ou à certaines heures
exemple : couvre feu dans certains quartiers
Les circulaires imposent aux préfets de motiver leur consignes par l'existence de menaces graves

idem

Créer des zones où le séjour des personnes est réglementé, ou bien où la sécurité doit être accrue
Les circulaires imposent aux préfets de motiver leur consignes par l'existence de menaces graves

idem
Fermer des salles de spectacles, des débits de boisson, des lieux de réunion
Les circulaires imposent aux préfets de motiver leur consignes par l'existence de menaces graves

idem
Interdire des réunions ou regroupement pouvant créer le désordre
Le ministère de l'intérieur a ainsi demandé aux parisiens de ne pas manifester, comme cela a pu se faire le 11 janvier 2015
idem
Exiger la remise de toute arme meme détenue légalement
idem (texte actualisé)
Interdire le séjour de telle personne
dans tel département
idem


Assignations à résidence

les personnes sont obligées de rester dans un lieu de résidence désigné
On peut assigner à résidence la personne dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics

la personne doit se rendre régulièrement au poste de police ou de gendarmerie le plus proche (il n'y a pas de bracelet électronique)

La loi de 55 interdit la constitution de regroupement dans un lieu de rétention (camp, prison...)

A la fin de l'état d'urgence, la procédure pénale de droit commun reprend ses droits : l’assignation à résidence n'est prononcée que
- par un juge d’instruction dans le cadre d'une information judiciaire
- un juge des libertés et de la détention (JLD) pour une personne mise en examen

Du 14 au 20 novembre 2015,
164 assignations à résidence

Assignations à résidence
Elargissement des possibilité d'assignation à résidence :
on peut assigner la personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics
(rappel : en état d'urgence, on n'est pas dans la logique judiciaire où les soupçons doivent être étayés objectivement ; on est dans une logique de police et de renseignements où des soupçons plus subjectifs suffisent)

La personne peut aussi être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation pendant une plage horaire, dans la limite de 12 heures par 24 heures

Le ministre de l'intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :
1° L'obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, (maximum trois présentations par jour)
2° La remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif de son identité
3° l'interdition de voir certaines personnes
4° une surveillance éléctronique si la personne a déjà été condamnée pour terrorisme (fin de peine il y a moins de 8 ans)

Perquisitions de domicile de jour comme de nuit

Hors d'état d'urgence, pour perquisitionner,
il faut constatation d'une infraction flagrante (une infraction avérée vient d'etre commise) et les OPJ disposent alors de 8 jours pour mener une enquête leurs permettant des perquisitions de domiciles, de jours (6 h à 21 h), uniquement les domiciles des personnes soupçonnées de l'infraction flagrante.

S'il n'y a pas d'infraction flagrante, il y a seulement enquête préliminaire. Les perquisitions contraintes ne sont possibles sauf pour les délits punis de plus de 5 ans d'emprisonnement, sur autorisation écrite du juge des libertés et de la détention.

En état d'urgence, il n'est pas nécessaire qu'une infraction soit constatée ou que des soupçons de commission d'une infraction précise pèsent sur une personne.
La police et les services de renseignements peuvent utiliser leurs renseignements (les fameuses fiches S, 4000 environ concernent des personnes liées à des activités
de terrorismes)

Garanties imposées par les circulaires :

- Seul un OPJ peut perquisitionner, en présence de l'occupant.
- Une information de la perquisition doit être donnée immédiatement au procureur.
- un rapport de perquisition doit être communiqué au procureur à bref délai
- en cas constatation d'une infraction, de saisi d'un objet ou d'interpellation d'une personne à l'issue de la perquisition, il y a ouverture d'une enquête de flagrance ou préliminaire classique = la procédure pénale classique et toutes ses garanties reprend ses droits

entre le 14 et le 20 novembre 2015 :
793 perquisitions administratives
107 interpellations conduisant à 90 gardes à vue
174 armes saisies (18 armes de guerre, 84 armes longues et 68 armes de poing)
64 découvertes de produits stupéfiants
250 000 € saisis

Perquisitions de jour comme de nuit

Elargissement des possibilités de perquisitions administratives :
- les domiciles
-tout autre lieu (véhicule, garage, cave, lieu de stockage, etc...),
sauf dans un lieu affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou à l'activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes

lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public

Les garanties imposées par les circulaires sont intégrées à la loi :
- Seul un OPJ peut perquisitionner, en présence de l'occupant.
- Une information de la perquisition doit être donnée immédiatement au procureur.
- un rapport de perquisition doit être communiqué au procureur à bref délai
- en cas constatation d'une infraction, de saisi d'un objet ou d'interpellation d'une personne à l'issue de la perquisition, il y a ouverture d'une enquête de flagrance ou préliminaire classique = la procédure pénale classique et toutes ses garanties reprend ses droits

Matériel informatique et données :
Il peut être accédé
- aux données stockées dans un système informatique ou un terminal présent sur les lieux de la perquisition,
- à des données stockées dans un autre système informatique ou terminal, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponibles pour le système initial.
Les données peuvent être copiées sur tout support.

Controle de la presse, de la radio, des spectacles au théatre et films de cinéma
L'application de cette mesure a été totalement exclue par la circulaire du ministère de l'intérieur
Mesure suprimée
Attribution d'une compétence aux tribunaux militaires pour se saisir de certains crimes ou délits
L'application de cette mesure a été totalement exclue par la circulaire du ministère de l'intérieur

Mesure suprimée
 

Mesure ajoutée

Possibilité de dissoudre les associations ou groupements qui participent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent

Les voies de recours contre les mesures imposées dans le cadre de l'état d'urgence ont été améliorées par la loi du 21 novembre 2015.
Elles dépendaient avant d'un article 7 de la loi de 55, extrêmement mal conçu, très peu protecteur et efficace.
L'objectif de la réforme était de renforcer ces recours ce qui fut fait en abrogeant tout simplement l'article 7 : désormais, les recours empruntent la voie du droit commun, plus protecteur.

Sanctions : Contrevenir à une mesure imposée dans le cadre de l'état d'urgence est une infraction pénale (peines à l'art. 13 loi de 55)

Lire la circulaire du garde des sceaux

Lire la circulaire du ministère de l'intérieur

 

Critiques de la loi actuelle sur l'état d'urgence

Trois failles dans la loi actuelle :
- la définition de l'urgence elle-même, devrait etre précisée. On peut craindre, en l'état actuel de la loi, qu'un gouvernement peu scrupuleux ne profite de n'importe quelle occasion pour affirmer qu'il y a urgence afin de passer son décret pour 12 jours.
- l'orientation des investigations exceptionnelles permises par l'état d'urgence doit etre précisée dans le décret et dans la loi prolongeant l'état d'urgence : les préfets doivent être cadrés et ne pas faire de hors sujet. Ce qui semble hélas etre parfois le cas, comme ici par exemple ?
- la durée de l'état d'urgence prolongée par la loi devrait etre très brève, car les semaines passant, les risques de dérapages se multiplient. Un mois ne serait-il pas suffisant ?

Quid du projet de réforme constitutionnel ?

Il est envisagé que la constitution évoque l'existence de l'état d'urgence, comme c'est le cas de l'état de siège.

Autres projets, nécessitant une réforme constitutionnelle :

- la déchéance de nationalité pour les nationaux de naissance, en cas d'entreprise terroriste
- le bannissement des nationaux qui seraient allés se battre en Syrie notamment

 

A suivre ...

 

 

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