Cour de Cassation
Chambre criminelle
Audience publique du 23 novembre 1994

N° de pourvoi : 94-80376
Inédit titré
Statuant sur les pourvois formés par : - RIOU Robert,
- LAFON Jeannine, contre l'arrêt de la cour d'appel de DIJON, chambre correctionnelle, du 16 décembre 1993, qui, pour homicide involontaire, les a condamnés chacun à une amende de 15 000 francs et a statué sur les intérêts civils ;
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
(…) Sur le moyen unique de cassation proposé pour Robert Riou, pris de la violation des articles 319 du Code pénal, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, défaut de réponse à conclusions et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt infirmatif attaqué a déclaré le prévenu coupable d'homicide involontaire ;
"aux motifs que, lors de la dernière visite du docteur Riou à son malade, vers 20h30, l'état de ce dernier était inquiétant ; qu'après 21h00, cet état s'est aggravé et que malgré les demandes de l'épouse de M. Munier, qui était au chevet de celui-ci, pour qu'un praticien voit son mari, le premier praticien appelé a été le docteur Riou, vers 0h15, alors qu'il était trop tard ; que les experts commis par le magistrat instructeur ont répondu affirmativement à la question de savoir si M. Munier aurait été sauvé par une intubation réalisée vers 22 ou 23h00 ; que, selon ces experts, la gravité de la complication dont M. Munier a été atteint n'a pas été appréciée à sa juste valeur par le chirurgien ; que, cependant, à elle seule, une erreur de diagnostic ne constitue pas une faute pénale ; que, de plus, le docteur Riou n'a pas abandonné son malade puisque, même si ses visites ont été très brèves, il l'a vu à trois reprises au cours de l'après-midi, a donné ses coordonnées en partant et a appelé la clinique au cours de la soirée ; que, même si le prévenu a sous-estimé la gravité de la complication qui s'est produite, il s'était rendu compte que l'état du malade, qui venait de subir une opération "lourde", était anormal ; qu'il a déclaré que celui-ci "ne le satisfaisait pas" et qu'il "ne se comportait pas comme une carotide habituelle" ; que, lors de sa dernière visite vers 20h30, Jean Munier avait la voix cassée, ce qui constituait un symptôme inquiétant supplémentaire ;
que, malgré cet état, peut-être en raison de la mésentente qui existait entre eux, le docteur Riou n'a pas cru bon de s'entretenir du malade avec le docteur Lafon qui, en sa qualité d'anesthésiste, assurait avec lui la surveillance post-opératoire et qui était de service jusqu'au lendemain ; que cette discussion aurait dû l'amener à changer son diagnostic et aurait attiré l'attention du docteur Lafon sur l'état de Jean Munier ; que le docteur Riou n'a pas non plus veillé à ce que Jean Munier soit effectivement transporté en salle de réanimation pour être mieux surveillé, ainsi qu'il l'estimait nécessaire depuis le début de l'après-midi, alors qu'à 20h30 il avait constaté que ce transfert n'avait pas eu lieu ; qu'enfin, pour être renseigné sur l'évolution de l'état de l'opéré au cours de la nuit, il s'en est remis entièrement à l'appréciation d'une infirmière, puisque la nuit il n'y a pas -en permanence- de médecin à la clinique surchargée de travail car, cette nuit-là , c'était la seule infirmière pour 85 malades ; que, ce faisant, compte tenu des symptômes que présentait Jean Munier, le docteur Riou a commis une imprudence en relation de cause à effet avec le décès du malade et qui établit la prévention à son égard ;
"alors, d'une part, que l'erreur de diagnostic imputable au chirurgien n'est pas constitutive d'une faute pénale ; qu'il résulte des propres constatations de l'arrêt attaqué que le docteur Riou n'a pas abandonné son malade ; qu'il s'est rendu à plusieurs reprises à son chevet et s'est constamment enquis de son état, a prescrit une mesure de placement de M. Munier en chambre de réanimation, qui n'a pas été exécutée ; que l'état du patient s'est aggravé dans la soirée du 15 septembre 1983, après le départ du docteur Riou de la clinique, que la tardiveté de l'appel de l'infirmière de nuit qui ne résulte pas d'une surcharge de travail de celle-ci, n'est pas imputable au prévenu ; qu'il ne saurait être reproché au docteur Riou de n'avoir pas informé l'anesthésiste de la situation de M. Munier, puisque celle-ci a été évoquée entre les deux médecins à l'occasion d'une intervention qu'ils ont exécutée ensemble dans l'après-midi ; que, si le prévenu a sous-estimé la gravité de la complication, il n'a commis aucun manquement aux règles de sa profession de médecin ; que, pour en avoir autrement décidé, la cour d'appel n'a pas tiré de ses propres constatations les conséquences légales qui s'en évinçaient nécessairement ;
"alors, d'autre part, que le lien de causalité entre la faute du prévenu et le décès de la victime doit être certain ; qu'en l'espèce, il n'est nullement établi que la surveillance post-opératoire du patient ait été insuffisante et soit à l'origine du décès du patient ; qu'en réalité, le décès de M. Munier est dû à l'appel tardif de l'infirmière de nuit et aux manquements de l'anesthésiste de garde, le docteur Lafon, qui n'a effectué aucune contre-visite, pourtant obligatoire, a conseillé à l'infirmière de nuit d'appeler le docteur Riou et n'a pas accompli l'acte qui aurait pu sauver le malade ; que, dès lors, les prétendues fautes commises par le docteur Riou ne sont pas caractérisées ;
"alors, enfin, que, dans ses conclusions d'appel laissées sans réponse, le demandeur soulignait qu'il avait, avant le départ de la clinique, vers 20h30, laissé ses coordonnées, qu'il avait appelé la clinique au cours de la soirée ; que l'état de M. Munier était devenu préoccupant à partir de 22h ou 23 h ; qu'en réalité, seul le docteur Jeannine Lafon peut être tenue pour responsable du décès de la victime, puisqu'en tant qu'anesthésiste de garde, elle n'a effectué aucune contre-visite et a conseillé, sans se déplacer, à l'infirmière d'effectuer un acte qui n'était pas de sa compétence et d'appeler le docteur Riou, alors qu'elle aurait pu sauver le patient ;
qu'enfin, le demandeur n'a été prévenu que très tardivement ; que ce moyen était propre à écarter la prévention" ;
Sur le deuxième moyen de cassation proposé pour Jeannine Lafon, pris de la violation de l'article 319 du Code pénal, 1382 du Code civil, 459, 485, 512 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré le docteur Jeannine Lafon coupable d'homicide involontaire sur la personne de Jean Munier, l'a condamnée à une amende et à des réparations civiles ;
"aux motifs que "pour l'exposé des faits, la Cour entend se référer au jugement entrepris ; qu'il résulte des pièces du dossier que, lors de la dernière visite du docteur Riou à son malade, vers 20h30, l'état de ce dernier était inquiétant ; qu'après 21 h, cet état aggravé et que, malgré les demandes de l'épouse de Jean Munier -qui était au chevet de celui-ci- pour qu'un médecin voit son mari, le premier praticien appelé a été le docteur Riou, vers 0h15, alors qu'il était trop tard... ; que, malgré l'état anormal du malade, le docteur Riou n'a pas cru bon de s'entretenir à son propos avec le docteur Lafon qui, en sa qualité d'anesthésiste, assurait avec lui la surveillance post-opératoire et qui était de service jusqu'au lendemain ; que cette discussion aurait pu l'amener à changer son diagnostic et aurait attiré l'attention du docteur Lafon sur l'état de Jean Munier... ; que le docteur Lafon n'a pas effectué de contre-visite ; que les visites faites par le docteur Riou et la circonstance que celui-ci se soit réservé une certaine surveillance, ne la dispensaient pas de cette obligation ; qu'ensuite, le docteur Jeannine Lafon, lorsque vers 23h30-23h45, l'infirmière l'a informée qu'elle avait un problème de redon -dont elle a compris qu'il concernait Jean Munier-, s'est bornée à lui conseiller de mettre le redon en aspiration directe, puis lorsque celle-ci lui a dit qu'elle ne pouvait faire ce geste, à lui dire de téléphoner au docteur Riou ; que même si ce dernier ne lui avait pas parlé du cas de Jean Munier, l'anesthésiste savait que le malade, opéré le matin de la carotide, avait déjà eu un problème de redon au cours de l'après-midi ; que lorsque l'infirmière l'a consultée, elle aurait donc dû, alors surtout qu'elle n'avait pas fait de contre-visite, aller voir Jean Munier pour s'assurer de son état ; qu'elle ne l'a pas fait ; qu'il n'est nullement démontré qu'à ce moment-là , il était déjà trop tard pour intuber le malade ; que le rapport des experts tend au contraire à démontrer qu'il était encore possible de sauver Jean Munier (cf. arrêt attaqué, p. 7, 1er et 3ème attendus, p. 8, 1er, 5ème et 6ème attendus, p. 9, 1er et 2ème attendus) ;
"alors que, d'une part, si la surveillance post-opératoire est assurée conjointement par le chirurgien et le médecin-anesthésiste, chacun pour ce qui concerne sa spécialité, et si une contre-visite des opérés reconduits dans leur chambre est hautement recommandée, celles-ci n'incombent pas plus au médecin-anesthésiste qu'au chirurgien, leurs attributions respectives en la matière résultant exclusivement, en l'absence de toute prescription légale, réglementaire ou déontologique, des conventions passées au sein de chaque établissement entre chirurgiens et anesthésistes ; que, précisément en l'espèce, le jugement entrepris, auquel l'arrêt attaqué s'est expressément référé pour l'exposé des faits, avait relevé qu'il résultait du rapport des experts que, suivant une convention non écrite établie entre le docteur Riou et l'équipe anesthésiste de la clinique, le chirurgien tenait à assurer la plus grande partie des soins post-opératoires, ne laissant aux anesthésistes que le soin d'assurer la réanimation elle-même et que c'était parce que le docteur Riou tenait à suivre personnellement M. Munier que le docteur Jeannine Lafon ne s'était pas rendue au chevet de ce dernier ;
"qu'en imputant néanmoins à faute au docteur Lafon le fait de ne pas avoir effectué de contre-visite de M. Munier, la cour d'appel s'est contredite en ne tirant pas les conséquences légales de ses propres constatations et a violé les textes visés au moyen ;
"alors que, d'autre part, il est de principe que la surveillance post-opératoire qui incombe au médecin anesthésiste ne concerne que sa spécialité ;
que les problèmes de redon sont d'ordre exclusivement chirurgical, comme l'a reconnu le docteur Riou lui-même dans le procès-verbal de confrontation du 13 juin 1990 et comme le soutenait expressément le docteur Lafon dans ses conclusions d'appel, et excèdent dès lors la compétence de l'anesthésiste ; qu'en décidant que, lorsque l'infirmière l'avait consultée vers 23h30-23h45 pour un problème de redon, le docteur Jeannine Lafon aurait dû aller voir Jean Munier pour s'assurer de son état et qu'en ne le faisant pas, elle avait commis une négligence, en relation de cause à effet avec le décès, sans rechercher si les problèmes de redon entraient bien dans la spécialité du médecin-anesthésiste, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision" ;
Et sur le troisième moyen de cassation proposé pour Jeannine Lafon, pris de la violation des articles 319 du Code pénal, 1382 du Code civil, 459, 485, 512 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré le docteur Jeannine Lafon coupable d'homicide involontaire sur la personne de M. Jean Munier, l'a condamnée à une amende et à des réparations civiles ;
"aux motifs que "les experts commis par le magistrat instructeur ont répondu affirmativement à la question de savoir si Jean Munier aurait été sauvé par une intubation réalisée vers 22 ou 23 h ; ... que vers 23h30-23h45, lorsque l'infirmière l'a consultée, le docteur Jeannine Lafon n'a pas été voir Jean Munier pour s'assurer de son état ; qu'il n'est nullement démontré qu'à ce moment-là , il était déjà trop tard pour intuber le malade ; que le rapport des experts tend au contraire à démontrer qu'il était encore possible de sauver Jean Munier ; que les négligences que le docteur Lafon a commises sont donc en relation de cause à effet avec le décès et que la prévention est donc également établie à son encontre (cf. arrêt attaqué p. 7, 3ème attendu et p. 9, 1er à 3ème attendus) ;
"alors que, d'une part, le délit d'homicide involontaire suppose l'existence d'un lien de causalité certain entre la faute retenue et le décès de la victime ; que, pour déclarer le docteur Lafon coupable d'homicide involontaire sur la personne de M. Munier, la cour d'appel énonce qu'il n'est nullement démontré qu'à ce moment-là il était déjà trop tard pour intuber le malade et que le rapport des experts tend au contraire à démontrer qu'il était encore possible de le sauver ; qu'en l'état de ces motifs, qui ne relèvent pas l'existence d'un lien de causalité certain entre la faute imputée à l'anesthésiste et le décès de la victime, et caractérisent au mieux la simple disparition d'une chance possible de survie, laquelle est exclusive d'un lien de causalité certain entre la faute retenue et le décès de la victime, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de Cassation en mesure d'exercer son contrôle sur la légalité de sa décision ;
"alors que, d'autre part, en affirmant que le rapport des experts tendait à démontrer qu'il était encore possible de sauver Jean Munier vers 23h30-23h45 par une intubation, après avoir retenu qu'à 0h15 il était déjà trop tard et que les experts s'étaient bornés à répondre affirmativement à la question de savoir si la victime aurait été sauvée par une intubation réalisée vers 22 ou 23h, la cour d'appel s'est contredite et n'a pas donné de base légale à sa décision" ;

Les moyens étant réunis ;
Attendu qu'il ressort de l'arrêt attaqué que Jean Munier est décédé par asphyxie dans la nuit qui a suivi son opération de la carotide par le chirurgien Robert Riou ; que celui-ci et Jeannine Lafon, médecin anesthésiste, sont poursuivis pour homicide involontaire ;
Attendu que pour les déclarer coupables de ce délit, la cour d'appel relève que, bien que conscient de l'état inquiétant du malade, Robert Riou n'a pas cru devoir s'en entretenir avec le médecin anesthésiste de service qui assurait avec lui la surveillance postopératoire ; que le chirurgien n'a pas non plus veillé à ce que le malade fût transporté en salle de réanimation ainsi qu'il l'avait jugé nécessaire ; qu'il s'en est enfin remis entièrement à l'unique infirmière de garde pour être informé de l'évolution de l'état de son patient ;
Attendu que les juges énoncent, concernant Jeannine Lafon, que celle-ci ne s'est à aucun moment rendue au chevet de l'opéré, même après que l'infirmière l'eut informée de difficultés, alors que la circonstance que le chirurgien se fût réservé " une certaine surveillance" ne la dispensait pas de contre- visite ;
Attendu que les juges ajoutent que Jean Munier aurait été sauvé par une intubation réalisée une heure ou deux heures avant l'issue fatale ; qu'ils en déduisent que le chirurgien a commis une imprudence et le médecin anesthésiste une négligence en relation de causalité certaine avec le décès ;
Attendu qu'en se prononçant ainsi, la cour d'appel, qui a caractérisé en tous ses éléments le délit poursuivi à l'encontre des deux prévenus, a justifié sa décision sans encourir aucun des griefs allégués ;
D'où il suit que les moyens ne sauraient être accueillis ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE les pourvois