Cour de Cassation
Chambre commerciale
Audience publique du 21 février 1995 Rejet.

N° de pourvoi : 93-13302
Publié au bulletin +++
Attendu, selon les énonciations de l'arrêt attaqué (Bordeaux, 4 février 1993), que la société Dérives résiniques et terpéniques (société DRT), qui avait mis au point un produit nettoyant ménager, dénommé E 121, en a confié la distribution à la société Benckiser Saint-Marc devenue société Lessives Saint-Marc (société Saint-Marc), suivant une lettre-contrat du 22 avril 1968, stipulant pour l'essentiel, sans limitation de durée, une exclusivité d'approvisionnement et de fourniture et une non-concurrence réciproque ; qu'en 1981 les deux sociétés ont entamé des pourparlers destinés à mieux définir leurs relations ; que le 10 mai 1984, la société Saint-Marc a déposé deux brevets enregistrés sous les n°s 84-07.384 et 84-07.305 ayant pour objet le premier une composition détergente liquide, le second une crème à récurer ; que le 12 septembre 1984, la société DRT et la société Saint-Marc ont conclu un contrat par lequel la première s'engageait à approvisionner la seconde en produit dénommé E 121 servant de base aux divers produits que commercialisait cette dernière qui s'engageait elle-même à s'approvisionner pour tous ses besoins en E 121, et à ne pas participer pendant 5 ans à la fabrication et à la diffusion d'un produit similaire ; qu'en 1987, la société Saint-Marc a cessé de s'approvisionner auprès de la société DRT ; que la société DRT a assigné la société Saint-Marc en annulation des brevets et en indemnisation du préjudice résultant de la rupture unilatérale du contrat ; que la société Saint-Marc a de son côté assigné la société DRT pour concurrence déloyale ;

Sur le premier moyen, pris en ses huit branches :
Attendu que la société Saint-Marc fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté les exceptions de nullité du contrat du 12 septembre 1984, et de l'avoir déclarée responsable unilatéralement de la rupture dudit contrat alors, selon le pourvoi, d'une part, que la violence peut résulter d'une simple contrainte morale et notamment de la menace d'un mal pécuniaire qui serait infligé à la personne qui refuse de contracter sans qu'il soit nécessaire qu'un dommage ait été déjà subi ; que l'arrêt, qui constate la réalité de la menace exercée par la société DRT sur elle et l'efficacité de cette menace sur un cocontractant dont la moitié du chiffre d'affaires était conditionnée par le produit concerné, ne pouvait sans violer l'article 1112 du Code civil écarter la violence au prétexte que le refus de vente n'était pas établi ; alors, de deuxième part, que, ne présente aucun caractère fautif le comportement d'un industriel qui, lié avec un fournisseur depuis plus de 15 ans par un contrat d'approvisionnement exclusif, à durée indéterminée pour la fabrication d'un produit représentant la moitié de son chiffre d'affaires entreprend de consulter d'autres fournisseurs de matières premières ; qu'en qualifiant de déloyal ce comportement et en conséquence de légitime la menace proférée par la société DRT à l'égard de la société Saint-Marc, l'arrêt a encore violé l'article 1112 du Code civil ; alors, de troisième part, que la menace est illégitime lorsqu'elle vise à obtenir un avantage excessif ; qu'en l'espèce, elle avait dans ses conclusions devant la cour d'appel souligné le caractère abusif des clauses imposées par son cocontractant qui notamment étendait l'interdiction de participer à la diffusion et la commercialisation de produits similaires, tant en France qu'à l'étranger, à tous dérivés terpéniques, ce qui était de nature à entraver totalement son activité et la contraignait à payer, sans cause, une redevance sur le produit qu'au bout de 5 ans, elle pourrait fabriquer elle-même ; qu'en s'abstenant de prendre en considération ces éléments, l'arrêt a entaché sa décision d'un manque de base légale au regard de l'article 1112 du Code civil et a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, de quatrième part, que sont soumis à la règle de la détermination du prix, les contrats entraînant une obligation de donner ; qu'il en est ainsi d'un contrat ayant pour objet l'approvisionnement exclusif du cocontractant en un produit déterminé, servant de base à sa propre fabrication ; qu'en décidant que le contrat, dont il constatait qu'il avait pour objet son approvisionnement exclusif dans un produit qui servait de base à sa fabrication, était valide bien qu'il ne comporte aucune stipulation fixant le prix ou permettant de le déterminer, l'arrêt a violé les articles 1129 et 1591 du Code civil ; alors, de cinquième part, et en tout état de cause, que la validité d'un contrat prévoyant la vente d'un produit est subordonnée à ce que le prix puisse en être librement débattu entre les parties et ne puisse être imposé unilatéralement par l'une d'elles ; qu'il s'ensuit que l'arrêt qui rappelle lui-même que le produit en cause " constituait " le composant essentiel des marchandises dont la " vente représentait près de la moitié de son chiffre d'affaires ", et qu'elle devait s'approvisionner auprès de sa cocontractante pour la totalité de ses besoins et s'interdisait d'acheter chez d'autres fournisseurs des produits similaires, ne pouvait consacrer la validité du contrat qui prévoyait que le prix serait " réexaminé et " fixé tous les 4 mois " sans vérifier, si compte tenu de ces éléments, la société DRT fournisseur du produit n'était pas en mesure d'imposer sa volonté unilatérale à sa cocontractante dont l'activité dépendait de la fourniture du produit ; qu'ainsi, l'arrêt a entaché sa décision d'un manque de base légale au regard des articles 1129 et 1591 du Code civil ; alors, de sixième part, que l'objet du contrat doit être certain ; que si la quotité de la chose peut être incertaine, elle doit pouvoir être déterminée ; qu'il s'ensuit qu'est nul un contrat par lequel une partie s'engage à s'approvisionner auprès d'une autre " pour la totalité de ses besoins " sans aucun élément permettant de déterminer la quotité concernée ; qu'ainsi, l'arrêt a violé l'article 1129 du Code civil ; alors, de septième part, qu'un contrat entaché d'une nullité absolue ne peut être confirmé ; qu'en l'espèce, il résulte des propres constatations de l'arrêt que l'accord d'approvisionnement exclusif s'était poursuivi après l'expiration d'un délai de 10 ans et avait été à nouveau prorogé pour 5 ans par l'acte du 12 septembre 1984 sans aucune interruption ni modification de ses dispositions ; que cette prorogation qui contrevenait aux dispositions d'ordre public de la loi du 14 octobre 1943 était ainsi atteinte de nullité ; que l'arrêt a donc violé l'article 1er de la loi du 14 octobre 1943 ; alors, enfin, que le contrat du 12 septembre 1984 comportait une clause stipulant " elle s'interdit " de participer directement ou indirectement à la " fabrication et à la diffusion de produits similaires " susceptibles de concurrencer le E 121 " ou de s'y " substituer tant en France qu'à l'étranger (...) " ; que les produits similaires étaient très largement définis ; que cette clause était de nature à restreindre le jeu de la concurrence sur le marché des produits concernés, dans les pays du Marché commun ; qu'en se bornant à faire état des demandes de brevets d'invention présentées par des concurrents sans prendre en considération l'effet restrictif du contrat sur le marché en cause, l'arrêt a violé l'article 85-1 du traité de Rome ;

Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève, d'un côté, que la société Saint-Marc, sans en aviser son fournisseur, la société DRT, avait entrepris d'en rechercher d'autres, que la société DRT avait avisé la société Saint-Marc de ce qu'elle ne reprendrait la fabrication du produit E 121 qu'après la régularisation par contrat des relations entre les deux sociétés, et qu'il n'est pas démontré que pendant cette période la société DRT ait refusé de satisfaire les commandes de la société Saint-Marc, et, d'un autre côté, que la cessation des relations entre les deux sociétés envisagée par la société DRT n'était pas, pour elle, exempte de risque dans la mesure où la fourniture de E 121 à la société Saint-Marc, son seul client, représentait une perte non négligeable de son chiffre d'affaires ; qu'à partir de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a, abstraction faite du motif surabondant critiqué par la deuxième branche, pu déduire que le comportement de la société DRT, dans de telles circonstances, ne constituait pas une menace illégitime et a répondu en les rejetant aux conclusions prétendument délaissées ;
Attendu, en second lieu, que l'arrêt constate, d'un côté, que le contrat litigieux n'est pas un contrat de vente, et qu'il impose à chaque partie des obligations de fourniture et d'approvisionnement, que ce contrat servait de base à des contrats de vente réalisées à l'occasion de chaque commande, et, d'un autre côté, que les parties avaient, à la date du contrat, fixé un prix de vente du produit qui devait être réexaminé et fixé tous les 4 mois et qu'effectivement elles avaient négocié la modification de ce prix dans le cadre de l'exécution du contrat, sans que soit démontré que la société DRT ait imposé sa volonté à l'autre, le contrat prévoyant implicitement, mais nécessairement, que si un tel accord n'était pas obtenu, le prix antérieurement fixé demeurait valable ; qu'à partir de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a procédé à la recherche prétendument omise, a pu retenir que le contrat n'était pas nul par indétermination du prix ;
Attendu, en troisième lieu, que l'arrêt, qui avait relevé que le contrat litigieux imposait à chaque partie des obligations de fournitures et d'approvisionnement, relève qu'il ne met pas à la charge de la société Saint-Marc l'obligation d'acheter une quantité de produit ; qu'à partir de cette constatation, la cour d'appel a pu décider que le contrat, n'étant pas un contrat de vente, sa validité ne pouvait pas être affectée par l'indétermination de la quantité de produit pouvant être acquisse par la société Saint-Marc ;
Attendu, en quatrième lieu, que l'arrêt relève que les parties ont été liées par une clause d'exclusivité pendant dix années à compter du 22 avril 1968 et que, si après le 22 avril 1978, elles ont continué à en respecter les termes, elles n'y étaient plus obligées ; qu'à partir de ces constatations et appréciations dont il résultait que, les sociétés DRT et Saint-Marc étant, à compter du 22 avril 1978, dégagées de leurs obligations contractuelles résultant de la lettre du 22 avril 1968, le contrat du 12 octobre 1984 ne constituait pas juridiquement la prorogation de celui du 22 avril 1968, la cour d'appel a déduit à bon droit que ces sociétés pouvaient, sans contrevenir aux dispositions de la loi du 14 octobre 1943, conclure un contrat contenant une clause d'exclusivité ;
Attendu, en cinquième lieu, que l'arrêt énonce, à bon droit, que la convention d'exclusivité n'est incompatible avec les obligations résultant du traité instituant la Communauté européenne, que si son application a pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser la concurrence à l'intérieur du marché commun, et retient que la preuve d'un tel effet n'est pas rapportée dès lors qu'il est constant que plusieurs milliers de demandes de brevets ayant pour objet des produits nettoyants ménagers ont été déposés par des fabricants ;
D'où il suit que le moyen qui ne peut pas être accueilli dans sa deuxième branche, n'est pas fondé dans ses autres branches ;


Sur le deuxième moyen :
Attendu que la société Saint-Marc fait grief à l'arrêt de l'avoir déclarée responsable unilatéralement de la rupture dudit contrat alors, selon le pourvoi, que, dans un contrat comportant des obligations réciproques, la responsabilité de la rupture ne peut être mise à la charge de l'une des parties sans que soit examiné le comportement de l'autre ; qu'elle avait fait valoir que, dans les mois ayant précédé la rupture, elle s'était heurtée dans la négociation des prix au mauvais vouloir de sa cocontractante se refusant à un ajustement de ceux-ci, en fonction de la baisse des matières premières, puis à des refus de livraison ; qu'elle avait invoqué expressément la responsabilité de la société DRT dans la rupture du contrat ; qu'en s'abstenant totalement de prendre en considération le comportement de la société DRT pour s'attacher uniquement à la cessation par elle de son approvisionnement auprès de son fournisseur, laquelle pouvait cependant trouver sa justification dans le comportement de celui-ci, l'arrêt a entaché sa décision d'un manque de base légale au regard de l'article 1184 du Code civil ;

Mais attendu que l'arrêt relève que la société Saint-Marc avait cessé de s'approvisionner auprès de son cocontractant tout en poursuivant la production et la vente de ses produits, après avoir retenu qu'il n'était pas démontré que, dans le cadre de l'exécution du contrat d'exclusivité, le prix des produits avait été imposé par la société DRT à la société Saint-Marc ; que la cour d'appel a ainsi procédé à la recherche prétendument omise ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le troisième moyen, pris en ses trois branches :
Attendu que la société Saint-Marc fait grief à l'arrêt d'avoir décidé que le brevet n° 85-07.385 appartenait à la société DRT et que le brevet n° 84-07.384 était nul alors, selon le pourvoi, d'une part, que la revendication d'un brevet d'invention ne peut être admise que s'il est établi que l'invention a été soustraite à ses inventeurs ou ayants cause, ou le brevet demandé en violation d'une obligation légale ou contractuelle ; qu'en se bornant à retenir " qu'il apparaît que ce ne peut être qu'à la faveur des relations étroites entretenues " entre les deux sociétés que les préposés de la " société Saint-Marc ont pu avoir connaissance de la " formule chimique du produit E 121 ", après avoir déclaré que cette formule avait été tenue secrète par la société DRT et constituait un secret de fabrique dont elle n'avait jamais eu communication par DRT, l'arrêt qui se prononce ainsi par des motifs hypothétiques et contradictoires n'établissant ni la soustraction ni la violation d'une obligation légale ou contractuelle, a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, que d'autre part, pour les mêmes motifs l'arrêt a violé l'article 2 de la loi du 2 janvier 1968 ; alors, enfin, qu'en se bornant à une simple affirmation sans indiquer de quels éléments il résultait que les procédés concernés seraient compris dans l'état de la technique, l'arrêt a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève, d'un côté, que la composition et le procédé de fabrication du produit dénommé E 121 était un secret de fabrique que l'expert judiciaire n'a pas pu réussir à analyser, et que le laboratoire spécialisé auquel ce dernier a recouru n'y est parvenu qu'en utilisant un des échantillons d'étalonnage fournis par la société DRT, et, d'un autre côté, que la société DRT a pris toutes les précautions utiles pour protéger le secret de ladite formule ; qu'à partir de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui en déduit que la société Saint-Marc n'avait pu se procurer cette formule, ayant fait l'objet du dépôt du brevet n° 84-07.385, attribué à deux de ses préposés, qu'au moyen des relations étroites de confiance ayant existé entre les deux sociétés pendant de longues années, a pu décider, par une décision motivée, que la propriété de ce brevet devait être transférée à la société DRT ;
Attendu, en second lieu, que, d'un côté, l'arrêt relève que la crème à récurer revendiquée par le brevet n° 84-07.384 relatif à la crème à récurer et au procédé pour sa préparation, contient, outre les éléments constituant la composition détergente décrite par le brevet n° 84-07.385, de l'eau, de l'hydroxyde de sodium, de l'acide alkylbenzene sulfonique, des dérivés terpéniques, un agent antibactérien, du plysiloxane, du carbonate de calcium et un colorant, et décrit le procédé de préparation par incorporation dans l'eau de ses composants dans un ordre déterminé, l'ajustement de sa viscosité, de son pH ; que, d'un autre côté, il retient souverainement que l'adjonction au détergent liquide d'une poudre abrasive constituée de carbonate de calcium, est un procédé banal notoirement compris dans l'état de la technique et que l'ajustement du pH et de la viscosité ainsi que la stabilisation de la densité par dégazage, constituent des procédés compris dans l'état de la technique ; qu'à partir de ces constatations et appréciations, c'est en motivant sa décision sans contradiction ni recours à des moyens hypothétiques que la cour d'appel a décidé que le brevet litigieux était nul ;
D'où il suit que le moyen, pris dans ses trois branches, n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen :
Attendu que la société Saint-Marc fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande de dommages-intérêts fondée sur la concurrence déloyale alors, selon le pourvoi, que les juges qui constatent les éléments constitutifs d'un dommage ne peuvent débouter la victime de sa demande de dommages-intérêts ; qu'en l'espèce, il résulte des propres constatations de l'arrêt que la société DRT avait procédé à son préjudice à une publicité dénigrante, tant à l'égard de ses produits qualifiés " d'ersatz " que de ses méthodes commerciales, en lui imputant une " mainmise évoquant un accaparement réalisé selon des procédés irréguliers " ; qu'à cela s'ajoutaient des vocables rappelant des souvenirs de la période d'occupation allemande ; que ces motifs caractérisaient la réalité d'un dommage que les juges du fond ne pouvaient s'abstenir d'évaluer et qui n'était aucunement réparé par l'interdiction de dénigrement, susceptible seulement de prévenir un dommage futur ; qu'en la déboutant de sa demande de dommages-intérêts, l'arrêt a violé l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu que l'arrêt relève que la société Saint-Marc qui soutenait que trente pour cent de ses ventes du produit Saint-Marc Ménage avaient été perdues par suite de la concurrence déloyale de la société DRT, n'apporte pas la justification d'un tel préjudice ; qu'à partir de ces constatations et appréciations des éléments de preuve, la cour d'appel a pu rejeter la demande d'indemnisation de la société Saint-Marc ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.
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Publication : Bulletin 1995 IV N° 50 p. 46