Discours préliminaire au premier projet de Code civil
Jean-Etienne-Marie PORTALIS
Version pdf
Un arrêté
des Consuls, du 24 thermidor an VIII, a chargé le Ministre de la justice
de nous réunir chez lui pour "comparer l'ordre suivi dans la rédaction
des projets de code civil publiés jusqu'à ce jour, déterminer
le plan qu'il nous paraîtrait le plus convenable d'adopter, et discuter
ensuite les principales bases de la législation en matière civile".
Cet arrêté est conforme au voeu manifesté par toutes nos
assemblées nationales et législatives.
Nos conférences sont terminées.
Nous sommes comptables à la patrie et au Gouvernement, de l'idée
que nous nous sommes formée de notre importante mission, et de la manière
dont nous avons cru devoir la remplir.
La France, ainsi que les autres grands Etats de l'Europe, s'est successivement
agrandie par la conquête et par la réunion libre de différents
peuples.
Les peuples conquis et les peuples demeurés libres ont toujours
stipulé, dans leurs capitulations, et dans leurs traités, le
maintien de leur législation civile. L'expérience prouve
que les hommes changent plus facilement de domination que de lois.
De là cette prodigieuse diversité de coutumes que l'on rencontrait
dans le même empire : on eût dit que la France n'était
qu'une société de sociétés. La patrie était
commune ; et les Etats, particuliers et distincts : le territoire était
un ; et les nations diverses.
Des magistrats recommandables avaient, plus d'une fois conçu le projet
d'établir une législation uniforme. L'uniformité est
un genre de perfection qui, selon le mot d'un auteur célèbre,
saisit quelquefois les grands esprits, et frappe infailliblement les petits.
Mais, comment donner les mêmes lois à des hommes qui, quoique
soumis au même gouvernement, ne vivaient pas sous le même climat,
et avaient des habitudes si différentes ? Comment extirper des coutumes
auxquelles on était attachés comme à des privilèges,
et que l'on regardait comme autant de barrières contre les volontés
mobiles d'un pouvoir arbitraire ? On eût craint d'affaiblir, ou même
de détruire, par des mesures violentes, les liens communs de l'autorité
et de l'obéissance.
Tout à coup une grande révolution s'opère. On attaque
tous les abus ; on interroge toutes les institutions. A la simple voix d'un
orateur, les établissements, en apparence les plus inébranlables,
s'écroulent ; ils n'avaient plus de racine dans les moeurs ni dans
l'opinion. Ces succès encouragent ; et bientôt la prudence qui
tolérait tout, fait place au désir de tout détruire.
Alors on revient aux idées d'uniformité dans la législation,
parce qu'on entrevoit la possibilité de les réaliser.
Mais un bon code civil pouvait-il naître au milieu des crises politiques
qui agitaient la France ?
Toute révolution est une conquête. Fait-on des lois dans le passage
de l'ancien gouvernement au nouveau ? Par la seule force des choses, ces lois
sont nécessairement hostiles, partiales, éversives. On est emporté
par le besoin de rompre toutes les habitudes, d'affaiblir tous les liens,
d'écarter tous les mécontents. On ne s'occupe plus des relations
privées des hommes entre eux : on ne voit que l'objet politique et
général ; on cherche des confédérés plutôt
que des concitoyens. Tout devient droit public.
Si l'on fixe son attention sur les lois civiles, c'est moins pour les rendre
plus sages ou plus justes, que pour les rendre plus favorables à ceux
auxquels il importe de faire goûter le régime qu'il s'agit d'établir.
On renverse le pouvoir des pères, parce que les enfants se prêtent
davantage aux nouveautés. L'autorité maritale n'est pas respectée,
parce que c'est par une plus grande liberté donnée aux femmes,
que l'on parvient à introduire de nouvelles formes et un nouveau ton
dans le commerce de la vie. On a besoin de boulverser tout le système
de successions, parce qu'il est expédient de préparer un nouvel
ordre de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires. A chaque instant,
les changements naissent des changements ; et les circonstances des circonstances.
Les institutions se succèdent avec rapidité, sans qu'on puisse
se fixer à aucune ; et l'esprit révolutionnaire se glisse dans
toutes. Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir
exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique,
et de ne plus admettre d'autres considération que celle d'un mystérieux
et variable inérêt d'Etat.
Ce n'est pas dans un tel moment que l'on peut se promettre de régler
les choses et les hommes, avec cette sagesse qui préside aux établissements
durables, et d'après
les principes de cette équité naturelle dont les législateurs
humains ne doivent être que les respectueux interprètes.
Aujourd'hui
la France respire ; et la constitution, qui garantit son repos, lui permet
de penser à sa prospérité.
De bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent donner
et recevoir ; elles sont la source des moeurs, le palladium de la propriété,
et la garantie de toute paix publique et particulière : si elles ne
fondent pas le gouvernement, elles le maintiennent ; elle modèrent
la puissance, et contribuent à la faire respecter, comme si elle était
la justice même. Elles atteingnent chaque individu, elles se mêlent
aux principales actions de sa vie, elles le suivent partout ; elles sont souvent
l'unique morale du peuple, et toujours elles font parties de sa liberté
: enfin, elles consolent chaque citoyen des sacrifices que la loi politique
lui commande pour la cité, en le protégeant, quand il le faut,
dans sa personne et dans ses biens, comme s'il était, lui seul, la
cité tout entière. Aussi, la rédaction du Code civil
a d'abord fixé la sollicitude du héros que la notion a établi
son premier magitrat, qui anime tout par son génie, et qui croira toujours
avoir à travailler pour sa gloire, tant qu'il lui restera quelque chose
à faire pour notre bonheur.
Mais quelle tâche que la rédaction d'une législation civile
pour un grand peuple ! L'ouvrage serait au-dessus des forces humaines, s'il
s'agissait de donner à ce peuple une institution absolument nouvelle,
et si, oubliant qu'il occupe le premier rang parmi les nations policées,
on dédaignait de profiter de l'expérience du passé, et
de cette tradition de bon sens, de règles et de maximes, qui est parvenue
jusqu'à nous, et qui forme l'esprit des siècles.
Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse,
de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité
qu'un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour
les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu'elles doivent être
adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation
du peuple pour lequel elles sont faites ; qu'il faut être sobre
de nouveautés en matière de législation, parce qu'il
est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que
la théorie nous offre, il ne l'est pas de connaître tous les
inconvénients que la pratique seule peut découvrir
; qu'il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu'en corrigeant
un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même, qu'il
serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection,
dans des choses qui ne sont susceptibles que d'une bonté relative ;
qu'au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter
aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; que l'histoire nous offre à
peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l'espace de plusieurs
siècles ; qu'enfin, il n'appartient de proposer des changements,
qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer,
d'un coup de génie, et par une sorte d'illumination soudaine, toute
la constitution d'un Etat.
Le consul Cambacérès publia, il y a quelques années,
un Projet de code dans lequel les matières se trouvent classées
avec autant de précision que de méthode. Ce magistrat, aussi
sage qu'éclairé, ne nous eût rien laissé à
faire, s'il aût pu donner un libre essor à ses lumières
et à ses principes, et si les circonstances impérieuses et passagères
n'eussent érigé en axiomes de droits, des erreurs qu'il ne partageait
pas.
Après le 18 brumaire, une commission composée d'hommes que le
voeu national a placés dans diverses autorités constituées,
fut établie pour achever un ouvrage déjà trop souvent
repris et abandonné. Les utiles travaux de cette commission ont dirigé
et abrégé les nôtres.
A l'ouverture
de nos conférences, nous avons été frappés de
l'opinion, si généralement répandue, que, dans la rédaction
d'un Code civil, quelques textes bien précis sur chaque matière
peuvent suffire, et que le grand art est de tout simplifier en prévoyant
tout.
Tout simplifier, est une opération sur laquelle on a besoin
de s'entendre. Tout prévoir, est un but qu'il est impossible
d'atteindre.
Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois
nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté
de la législation. Mais un grand Etat comme la France, qui est à
la fois agricole et commerçant, qui renferme tant de professions différentes,
et qui offre tant de genres divers d'industrie, ne saurait comporter des lois
aussi simples que celles d'une société pauvre et plus réduite.
Les lois des douzes Tables sont sans cesse proposées pour modèle
: mais peut-on comparer les institutions d'un peuple naissant, avec celles
d'un peuple parvenu au plus haut degré de richesse et de civilisation
? Rome, née pour la grandeur, et destinée, pour ainsi
dire, à être la ville éternelle, tarda-t-elle
à reconnaître l'insuffisance de ses premières lois ? Les
changements survenus insensiblement dans ses moeurs, n'en produisirent-ils
pas dans la législation ? ne commença-t-on pas bientôt
à distinguer le droit écrit du droit non écrit ? ne vit-on
pas naître successivement les sénatus-consultes, les plébicites,
les édits des préteurs, les ordonnances des consuls, les règlements
des édiles, les réponses ou les désisions des jurisconsultes,
les pragmatiques-sanctions, les rescrits, les édits, les novelles des
empereurs ? L'histoire de la législation de Rome est, à peu
près, celle de la législation de tous les peuples.
Dans les Etats despotiques, où le prince est propriétaire de
tout le territoire, où tout le commerce se fait au nom du chef de l'Etat
et à son profit, où les particuliers n'ont ni liberté,
ni volonté, ni propriété, il y a plus de juges et de
bourreaux que de lois : mais partout où les citoyens ont des biens
à conserver et à défendre ; partout où ils ont
des droits politiques et civils ; partout où l'honneur est compté
pour quelque chose, il faut nécessairement un certain nombre de lois
pour faire face à tout. Les diverses espèces de biens, les divers
genres d'industrie, les diverses situations de la vie humaine, demandent des
règles différentes. La sollicitude du législateur est
obligée de se proportionner à la multiplicité et à
l'importance des objets sur lesquels il faut statuer. De là, dans les
Codes des nations policées, cette prévoyance scrupuleuse qui
multiplie les cas particuliers, et semble faire un art de la raison même.