CHAPITRE
1 : Nature de la justice et de l’injustice
Au sujet de la justice et de l’injustice, nous devons examiner
sur quelles sortes d’actions elles portent en fait, quelle sorte
de juste milieu est la justice, et de quels extrêmes le juste
est un moyen. Notre examen suivra la même marche que nos précédentes
recherches.
Nous observons que tout le monde entend signifier par justice cette
sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir les
actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les choses
justes de la même manière, l’injustice est cette
disposition qui fait les hommes agir injustement et vouloir les choses
injustes. Posons donc, nous aussi, cette définition comme point
de départ, à titre de simple esquisse. Il n’en est
pas, en effet, pour les dispositions du caractère comme il en
est pour les sciences et les potentialités : car il n’y
a, semble-t-il, qu’une seule et même puissance, une seule
et même science, pour les contraires, tandis qu’une disposition
qui produit un certain effet ne peut pas produire aussi les effets contraires
: par exemple, en partant de la santé on ne produit pas les choses
contraires à la santé, mais seulement les choses saines,
car nous disons qu’un homme marche sainement quand il marche comme
le ferait l’homme en bonne santé.
Souvent la disposition contraire est connue par son contraire et souvent
les dispositions sont connues au moyen des sujets qui les possèdent
: si, en effet, le bon état du corps nous apparaît clairement,
le mauvais état nous devient également clair ; et nous
connaissons le bon état aussi, au moyen des choses qui sont en
bon état et les choses qui sont en bon état, par le bon
état. Supposons par exemple que le bon état en question
soit une fermeté de chair : il faut nécessairement, d’une
part, que le mauvais état soit une flaccidité de chair,
et, d’autre part, que le facteur productif du bon état
soit ce qui produit la fermeté dans la chair. Et il s’ensuit
la plupart du temps que si une paire de termes est prise en plusieurs
sens, l’autre paire aussi sera prise en plusieurs sens : par exemple,
si le terme juste est pris en plusieurs sens, injuste et injustice le
seront aussi.
CHAPITRE
2 : Justice universelle et justice particulière
Or,
semble-t-il bien, la justice est prise en plusieurs sens, et l’injustice
aussi, mais du fait que ces différentes significations sont voisines,
leur homonymie échappe, et il n’en est pas comme pour les
notions éloignées l’une de l’autre où
l’homonymie est plus visible par exemple (car la différence
est considérable quand elle porte sur la forme extérieure),
on appelle """ en un sens homonyme, à la fois
la clavicule des animaux et l’instrument qui sert à fermer
les portes. — Comprenons donc en combien de sens se dit l’homme
injuste. On considère généralement comme étant
injuste à la fois celui qui viole la loi, celui qui prend plus
que son dû, et enfin celui qui manque à l’égalité
de sorte que de toute évidence l’homme juste sera à
la fois celui qui observe la loi et celui qui respecte l’égalité
Le juste donc, est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte
l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire
à la loi et ce qui manque à l’égalité.
Et puisque l’homme injuste est celui qui prend au-delà
de son dû, il sera injuste en ce qui a rapport aux biens, non
pas tous les biens mais seulement ceux qui intéressent prospérité
ou adversité et qui, tout en étant toujours des biens
au sens absolu, ne le sont pas toujours pour une personne déterminée.
Ce sont cependant ces biens-là que les hommes demandent dans
leurs prières et poursuivent, quoi qu’ils ne dussent pas
le faire, mais au contraire prier que les biens au sens absolu soient
aussi des biens pour eux, et choisir les biens qui sont des biens pour
eux. Mais l’homme injuste ne choisit pas toujours plus, il choisit
aussi moins dans le cas des choses qui sont mauvaises au sens absolu
; néanmoins, du fait que le mal moins mauvais semble être
en un certain sens un bien, et que l’avidité a le bien
pour objet, pour cette raison l’homme injuste semble être
un homme qui prend plus que son dû. Il manque aussi à l’égalité,
car l’inégalité est une notion qui enveloppe les
deux choses à la fois et leur est commune.
CHAPITRE 3 : La justice universelle ou légale
Puisque,
disions-nous celui qui viole la loi est un homme injuste, et celui qui
l’observe un homme juste, il est évident que toutes les
actions prescrites par la loi sont, en un sens justes : en effet, les
actions définies par la loi positive sont légales, et
chacune d’elles est juste disons-nous. Or les lois prononcent
sur toutes sortes de choses, et elles ont en vue l’utilité
commune, soit de tous les citoyens, [soit des meilleurs], soit seulement
des chefs désignés en raison de leur valeur ou de quelque
autre critère analogue ; par conséquent, d’une certaine
manière nous appelons actions justes toutes celles qui tendent
à produire ou à conserver le bonheur avec les éléments
qui le composent, pour la communauté politique. — Mais
la loi nous commande aussi d’accomplir les actes de l’homme
courageux (par exemple, ne pas abandonner son poste, ne pas prendre
la fuite, ne pas jeter ses armes), ceux de l’homme tempérant
(par exemple, ne pas commettre d’adultère, ne pas être
insolent), et ceux de l’homme de caractère agréable
(comme de ne pas porter des coups et de ne pas médire des autres),
et ainsi de suite pour les autres formes de vertus ou de vices, prescrivant
les unes et interdisant les autres, tout cela correctement si la loi
a été elle-même correctement établie, ou
d’une façon critiquable, si elle a été faite
à la hâte.
Cette forme de justice, alors, est une vertu complète, non pas
cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui. Et c’est
pourquoi souvent on considère la justice comme la plus parfaite
des vertus, et ni l’étoile du soir, ni l’étoile
du matin ne sont ainsi admirables. Nous avons encore l’expression
proverbiale :
Dans la justice est en somme toute vertu
Et elle est une vertu complète au plus haut point, parce qu’elle
est usage de la vertu complète, et elle est complète parce
que l’homme en possession de cette vertu est capable d’en
user aussi à l’égard des autres et non seulement
pour lui-même : si, en effet, beaucoup de gens sont capables de
pratiquer la vertu dans leurs affaires personnelles, dans celles qui,
au contraire, intéressent les autres ils en demeurent incapables.
Aussi doit-on approuver la parole de BIAS que le commandement révélera
l’homme, car celui qui commande est en rapports avec d’autres
hommes, et dès lors est membre d’une communauté.
C’est encore pour cette même raison que la justice, seule
de toutes les vertus, est considérée comme étant
un bien étranger parce qu’elle a rapport à autrui
: elle accomplit ce qui est avantageux à un autre, soit à
un chef, soit â un membre de la communauté. Et ainsi l’homme
le pire de tous est l’homme qui fait usage de sa méchanceté
à la fois envers lui-même et envers ses amis ; et l’homme
le plus parfait n’est pas l’homme qui exerce sa vertu seulement
envers lui- même, mais celui qui la pratique aussi à l’égard
d’autrui, car c’est là une oeuvre difficile.
Cette forme de justice, alors, n’est pas une partie de la vertu,
mais la vertu tout entière, et son contraire, l’injustice,
n’est pas non plus une partie du vice, mais le vice tout entier.
(Quant à la différence existant entre la vertu et la justice
ainsi comprise, elle résulte clairement de ce que nous avons
dit : la justice est identique à la vertu, mais sa quiddité
n’est pas la même : en tant que concernant nos rapports
avec autrui, elle est justice, et en tant que telle sorte de disposition
pure et simple, elle est vertu).
CHAPITRE 4 : La justice spéciale ou particulière
Mais ce que nous recherchons, de toute façon, c’est la
justice qui est une partie de la vertu puisqu’il existe une justice
de cette sorte, comme nous le disons ; et pareillement pour l’injustice,
prise au sens is d’injustice particulière. L’existence
de cette forme d’injustice est prouvée comme suit Quand
un homme exerce son activité dans la sphère des autres
vices, il commet certes une injustice tout en ne prenant en rien plus
que sa part (par exemple, l’homme qui jette son bouclier par lâcheté,
ou qui, poussé par son caractère difficile, prononce des
paroles blessantes, ou qui encore refuse un secours en argent par lésinerie)
quand, au contraire, il prend plus que sa part, souvent son action ne
s’inspire d’aucun de ces sortes de vices, encore moins de
tous à la fois, et cependant il agit par une certaine perversité
(puisque nous le blâmons) et par injustice. Il existe donc une
autre sorte d’injustice comme une partie de l’injustice
totale, et un injuste qui est une partie de l’injuste total, de
cet injuste contraire à la loi. Autre preuve : si un homme commet
un adultère en vue du gain, et en en retirant un bénéfice,
tandis qu’un autre agit ainsi par concupiscence, déboursant
même de l’argent et y laissant des plumes, ce dernier semblerait
être un homme déréglé plutôt qu’un
homme prenant plus que son dû, tandis que le premier est injuste,
mais non déréglé ; il est donc évident que
ce qui rend ici l’action injuste, c’est qu’elle est
faite en vue du gain. Autre preuve encore : tous les autres actes injustes
sont invariablement rapportés à quelque forme de vice
particulière, par exemple l’adultère au dérèglement,
l’abandon d’un camarade de combat à la lâcheté,
la violence physique à la colère ; mais si, au contraire,
l’action est dictée par l’amour du gain, on ne la
rapporte à aucune forme particulière de perversité,
mais seulement à l’injustice — On voit ainsi que,
en dehors de l’injustice au sens universel, il existe une autre
forme d’injustice, qui est une partie de la première et
qui porte le même nom, du fait que sa définition tombe
dans le même genre, l’une et l’autre étant
caractérisées par ce fait qu’elles intéressent
nos rapports avec autrui. Mais tandis que l’injustice au sens
partiel a rapport à l’honneur ou à l’argent
ou à la sécurité (ou quel que soit le nom dans
lequel nous pourrions englober tous ces avantages) et qu’elle
a pour motif le plaisir provenant du gain, l’injustice prise dans
sa totalité a rapport à toutes les choses sans exception
qui rentrent dans la sphère d’action de l’homme vertueux.
CHAPITRE 5 : La justice totale et la justice particulière
Qu’ainsi donc il existe plusieurs formes de justice, et qu’il
y en ait une qui soit distincte et en dehors de la vertu totale, c’est
là une chose évidente Quelle est-elle et quelle est sa
nature c’est ce que nous devons comprendre.
Nous avons divisé l’injuste en le contraire à la
loi et l’inégal, et le juste en le conforme à la
loi et l’égal. Au contraire à la loi correspond
l’injustice au sens indiqué précédemment.
Mais puisque l’inégal et le contraire à la loi ne
sont pas identiques mais sont autres, comme une partie est autre que
le tout (car tout inégal est contraire à la loi, tandis
que tout contraire à la loi n’est pas inégal), l’injuste
et l’injustice : au sens particulier ne sont pas identiques :
à l’injuste et à l’injustice au sens total,
mais sont autres qu’eux, et sont à leur égard comme
les parties aux touts (car l’injustice sous cette forme est une
partie de l’injustice totale, et pareillement la justice, de la
justice totale) : il en résulte que nous devons traiter à
la fois de la justice particulière et de l’injustice particulière,
ainsi que du juste et de l’injuste pris en ce même sens.
La justice au sens où elle est coextensive à la vertu
totale, et l’injustice correspondante, qui sont respectivement
l’usage de la vertu totale ou du vice total à l’égard
d’autrui, peuvent être laissées de côté.
Quant à la façon dont le juste et l’injuste répondant
à ces précédentes notions doivent être distingués
à leur tour, c’est là une chose manifeste. (On peut
dire, en effet, que la plupart des actes légaux sont ceux qui
relèvent de la vertu prise dans sa totalité, puis que
la loi nous prescrit une manière de vivre conforme aux diverses
vertus particulières et nous interdit de nous livrer aux différents
vices particuliers. Et, les facteurs susceptibles de produire la vertu
totale sont ceux des actes que la loi a prescrits pour l’éducation
de l’homme en société Quant à l’éducation
de l’individu comme tel, qui fait devenir simplement homme de
bien, la question se pose de savoir si elle relève de la science
politique ou d’une autre science, et c’est là un
point que nous aurons à déterminer ultérieurement
car, sans doute, n’est-ce pas la même chose d’être
un homme de bien et d’être un bon citoyen de quelque État)
De la justice particulière et du juste qui y correspond une première
espèce est celle qui intervient dans la distribution des honneurs,
ou des richesses, ou des autres avantages qui se répartissent
entre les membres de la communauté politique (car dans ces avantages
il est possible que l’un des membres ait une part ou inégale
ou égale à celle d’un autre), et une seconde espèce
est celle qui réalise la rectitude dans les transactions privées
Cette justice corrective comprend elle-même deux parties les transactions
privées, en effet, sont les unes volontaires et les autres involontaires
: sont volontaires les actes tels qu’une vente, un achat, un prêt
de consommation, une caution, un prêt à usage, un dépôt,
une location (ces actes sont dits volontaires parce que le fait qui
est à l’origine de ces transactions est volontaire) ; des
actes involontaires, à leur tour, les uns sont clan destins,
tels que vol, adultère, empoisonnement, prostitution, corruption
d’esclave, assassinat par ruse, faux témoignage ; les autres
sont violents, tels que voies de fait, séquestration, meurtre,
vol à main armée, mutilation, diffamation, outrage.
CHAPITRE 6 : La justice distributive, juste milieu proportionnelle
Et puisque à la fois, l’homme injuste est celui qui manque
à l’égalité et que l’injuste est inégal,
il est clair qu’il existe aussi quelque moyen entre ces deux sortes
d’inégal. Or ce moyen est l’égal, car en toute
espèce d’action admettant le plus et le moins il y a aussi
l’égal. Si donc l’injuste est inégal, le juste
est égal, et c’est là, sans autre raisonnement,
une opinion unanime. Et puisque l’égal est moyen, le juste
sera un certain moyen. Or l’égal suppose au moins deux
termes. Il s’ensuit nécessairement, non seulement que le
juste est à la fois moyen, égal, et aussi relatif, c’est-à-dire
juste pour certaines personnes mais aussi qu’en tant que moyen,
il est entre certains extrêmes (qui sont le plus et le moins),
qu’en tant qu’égal, il suppose deux choses : qui
sont égales, et qu’en tant que juste, il suppose certaines
personnes : pour lesquelles il est juste Le juste implique donc nécessairement
au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve
en fait juste, et qui sont deux, et les choses dans les quelles il se
manifeste, au nombre de deux également. Et ce sera la même
égalité pour les personnes et pour 2o les choses car le
rapport qui existe entre ces dernières, à savoir les choses
à partager, est aussi celui qui existe entre les personnes. Si,
en effet, les personnes ne sont pas égales, elles n’auront
pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes
naissent quand, étant égales, les personnes possèdent
ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand, les personnes
n’étant pas égales, leurs parts sont égales
On peut encore montrer cela en s’appuyant sur le fait qu’on
tient compte de la valeur propre des personnes. Tous les hommes reconnaissent,
en effet, que la justice dans la distribution doit se baser sur un mérite
de quelque sorte, bien que tous ne désignent pas le même
mérite, les démocrates le faisant consister dans une condition
libre, les parti sans de l’oligarchie, soit dans la richesse,
soit dans la noblesse de race, et les défenseurs de l’aristocratie,
dans la vertu.
Le juste est, par suite, une sorte de proportion (car la proportion
n’est pas seulement une propriété d’un nombre
formé d’unités abstraites, mais de tout nombre en
général) la proportion étant une égalité
de rapports et supposant quatre termes au moins — Que la proportion
discontinue implique quatre termes, cela est évident, mais il
en est de même aussi pour la proportion continue puisqu’elle
emploie un seul terme comme s’il y en avait deux et qu’elle
le mentionne deux fois par exemple, ce que la ligne A est à la
ligne B, la ligne l’est à la ligne ; la ligne est donc
mentionnée deux fois, de sorte que si l’on pose deux fois,
il y aura quatre termes proportionnels. — Et le juste, donc, implique
quatre termes au moins, et le rapport : entre la première paire
de termes est le même : que celui qui existe entre la seconde
paire, car la division s’effectue d’une manière semblable
entre les personnes et les choses. Ce que le terme A, alors, est à
B, le terme L le sera à D ; et de là, par interversion,
ce que A est à L, l’est à D ; et par suite aussi
le rapport est le même pour le total à l’égard
du total. Or c’est là précisément l’assemblage
effectué par la distribution des parts, et si les termes sont
joints de cette façon, l’assemblage est effectué
conformément à la justice
CHAPITRE 7 : La justice distributive, suite La justice corrective
Ainsi donc l’assemblage du terme A avec le terme L, et de B avec
D, constitue le juste dans la distribution, et ce juste est un moyen
entre deux extrêmes qui sont en dehors de la proportion puis que
la proportion est un moyen, et le juste une proportion. — Les
mathématiciens désignent la proportion de ce genre du
nom de géométrique, car la proportion géométrique
est celle dans laquelle le total est au total dans le même rapport
que chacun des deux termes au terme correspondant. Mais la proportion
de la justice distributive n’est pas une is proportion continue,
car il ne peut pas y avoir un terme numériquement un pour une
personne et pour une chose — Le juste en question est ainsi la
pro portion, et l’injuste ce qui est en dehors de la pro portion.
L’injuste peut donc être soit le trop, soit le trop peu,
et c’est bien là ce qui se produit effective ment, puisque
celui qui commet une injustice a plus que sa part du bien distribué,
et celui qui la subit moins que sa part S’il s’agit du mal
c’est l’inverse : car le mal moindre comparé au mal
plus grand fait figure de bien, puisque le mal moindre est préférable
au mal plus grand ; or ce qui est préférable est un bien,
et ce qui est préféré davantage, un plus grand
bien.
Voilà donc une première espèce du juste. Une autre,
la seule restante, est le juste correctif, qui intervient dans les transactions
privées, soit volontaires, soit involontaires. Cette forme du
juste a un caractère spécifique différent de la
précédente. En effet, le juste distributif des biens possédés
en commun s’exerce toujours selon la proportion dont nous avons
parlé (puisque si la distribution s’effectue à partir
de richesses communes, elle se fera suivant la même proportion
qui a présidé aux apports respectifs des membres de la
communauté et l’injuste opposé à cette forme
du juste est ce qui est en dehors de la dite proportion). Au contraire,
le juste dans les transactions privées, tout en étant
une sorte d’égal, et l’injuste une sorte d’inégal,
n’est cependant pas l’égal selon la proportion de
tout à l’heure mais selon la proportion arithmétique.
Peu importe, en effet, que ce soit un homme de bien qui ait dépouillé
un malhonnête homme, ou un malhonnête homme un homme de
bien, ou encore qu’un adultère ait été commis
par un homme de bien ou par un malhonnête homme : la loi n’a
égard qu’au caractère distinctif du tort causé,
et traite les parties à égalité, se demandant seulement
si l’une a commis, et l’autre subi, une injustice, ou si
l’une a été l’auteur et l’autre la victime
d’un dommage. Par conséquent, cet injuste dont nous parlons,
qui consiste dans une inégalité, le juge s’efforce
de l’égaliser : en effet, quand l’un a reçu
une blessure et que l’autre est l’auteur de la blessure,
ou quand l’un a commis un meurtre et que l’autre a été
tué, la passion et l’action ont été divisées
en parties inégales ; mais le juge s’efforce, au moyen
du châtiment, d’établir l’égalité
en enlevant le gain obtenu. — On applique en effet indistinctement
le terme gain aux cas de ce genre, même s’il n’est
pas approprié à certaines situations, par exemple pour
une personne qui a causé une blessure, et. le terme perle n’est
pas non plus dans ce cas bien approprié à la victime mais,
de toute façon, quand le dommage souffert a été
évalué, on peut parler de perte et de gain. — Par
conséquent, l’égal est moyen entre le plus et le
moins, mais le gain et la perte sont respectivement plus et moins en
des sens opposés, plus de bien et moins de mal étant du
gain, et le contraire étant une perte et comme il y a entre ces
extrêmes un moyen, lequel, avons-nous dit est l’égal,
égal que nous identifions au juste, il s’ensuit que le
juste rectificatif sera le moyen entre une perte et un gain. C’est
pourquoi aussi en cas de contestation, on a recours au juge. Aller devant
le juge c’est aller devant la justice, car le juge tend à
être comme une justice vivante ; et on cherche dans un juge un
moyen terme (dans certains pays on appelle les juges des médiateurs),
dans la pensée qu’en obtenant ce qui est moyen on obtiendra
ce qui est juste. Ainsi le juste est une sorte de moyen, s’il
est vrai que le juge l’est aussi.
Le juge restaure l’égalité. Il en est à cet
égard comme d’une ligne divisée en deux segments
inégaux : au segment le plus long le juge enlève cette
partie qui excède la moitié de la ligne entière
et l’ajoute au segment le plus court ; et quand le total a été
divisé en deux moitiés c’est alors que les plaideurs
déclarent qu’ils ont ce qui est proprement leur bien, c’est-à-dire
quand ils ont reçu l’égal. Et l’égal
est moyen entre ce qui est plus grand et ce qui est plus petit selon
la proportion arithmétique. C’est pour cette raison aussi
que le moyen reçoit le nom de juste parce qu’il est une
division en deux parts égales, c’est comme si on disait,
et le juge est un homme qui partage en deux. Quand, en effet, de deux
choses égales on enlève une partie de l’une pour
l’ajouter à l’autre, cette autre chose excède
la première de deux fois ladite partie, puisque si ce qui a été
enlevé à l’une n’avait pas été
ajouté à l’autre, cette seconde chose excéderait
la première d’une fois seulement la partie en question
; cette seconde chose, donc, excède le moyen d’une fois
la dite partie, et le moyen excède la première, qui a
fait l’objet du prélèvement, d’une fois la
partie Ce processus nous permettra ainsi de connaître â
la fois quelle portion il faut enlever de ce qui a plus, et quelle portion
il faut ajouter à ce qui a moins : nous apporterons à
ce qui a moins la quantité dont le moyen le dépasse, et
enlèverons à ce qui a le plus la quantité dont
le moyen est dépassé. Soit les lignes AA’, BB’,
LL’, égales entre elles ; de la ligne AA’, admettons
qu’on enlève le segment AE, et qu’on ajoute à
la ligne LL le segment LA, de telle sorte que la ligne entière
ALL’ dépasse la ligne EA’ des segments LA et LD ;
c’est donc qu’elle dépasse BB’ de la longueur
FD — Et cela s’applique aussi aux autres arts, car ils seraient
voués à la disparition si ce que l’élément
actif produisait et en quantité et en qualité n’entraînait
pas de la part de l’élément passif une prestation
équivalente en quantité et qualité.
Les dénominations en question, à savoir la perle et le
gain, sont venues de la notion d’échanges volontaires.
Dans ce domaine, en effet, avoir plus que la part qui vous revient en
propre s’appelle gagner, et avoir moins que ce qu’on avait
en commençant, perdre : c’est ce qui se passe dans l’achat,
la vente et toutes autres transactions laissées par la loi à
la liberté des contractants Quand, au contraire, la transaction
n’entraîne pour eux ni enrichissement ni appauvrissement,
mais qu’ils reçoivent exactement ce qu’ils ont donné,
ils disent qu’ils ont ce qui leur revient en propre et qu’il
n’y a ni perte, ni gain Ainsi donc, le juste est moyen entre une
sorte de gain et une sorte de perte dans les transactions non volontaires
: il consiste à posséder après, une quantité
égale à ce qu’elle était auparavant.
CHAPITRE 8 : La justice et la réciprocité Rôle
économique de la monnaie
Dans l’opinion de certains, c’est la réciprocité
qui constitue purement et simplement la justice : telle était
la doctrine des PYTHAGORICIENS, qui définissaient le juste simplement
comme la réciprocité Mais la réciprocité
ne coïncide ni avec la justice distributive ni même avec
la justice corrective (bien qu’on veuille d’ordinaire donner
ce sens à la justice de Rhadamante
Subir ce qu’on a fait aux autres sera une justice équitable
car souvent réciprocité et justice corrective sont en
désaccord : par exemple, si un homme investi d’une magistrature
a frappé un particulier, il ne doit pas être frappé
à son tour, et si un particulier a frappé un magistrat,
il ne doit pas seulement être frappé mais recevoir une
punition supplémentaire En outre, entre l’acte volontaire
et l’acte involontaire, il y a une grande différence Mais
dans les relations d’échanges, le juste sous sa forme de
réciprocité est ce qui assure la cohésion des hommes
entre eux, réciprocité toutefois basée sur une
proportion et non sur une stricte égalité C’est
cette réciprocité-là qui fait subsister la cité
: car les hommes cherchent soit à répondre au mal par
le mal, faute de quoi ils se considèrent en état d’esclavage,
soit à répondre au bien par le bien, — sans quoi
aucun échange n’a lieu, alors que c’est pourtant
l’échange qui fait la cohésion des citoyens. Et
c’est pourquoi un temple des Chantes se dresse sur la place publique
: on veut rappeler l’idée de reconnaissance, qui est effectivement
un caractère propre de la grâce, puisque c’est un
devoir non seulement de rendre service pour service à celui qui
s’est montré aimable envers nous, mais encore à
notre tour de prendre l’initiative d’être aimable
Or la réciprocité, j’entends celle qui est proportionnelle,
est réalisée par l’assemblage en diagonale Soit
par exemple A un architecte, un cordonnier, F une maison et A une chaussure
: il faut faire en sorte que l’architecte reçoive du cordonnier
le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contre-partie son
propre travail Si donc tout d’abord on a établi l’égalité
proportionnelle des produits et qu’ensuite seulement l’échange
réciproque ait lieu, la solution sera obtenue ; et faute d’agir
ainsi, le marché n’est pas égal et ne tient pas,
puisque rien n’empêche que le travail de l’un n’ait
une valeur supérieure à celui de l’autre, et c’est
là ce qui rend une péréquation préalable
indispensable. — Il en est de même aussi dans le cas des
autres arts car ils disparaîtraient si ce que l’élément
actif produisait à la fois en quantité et qualité
n’entraînait pas de la part de l’élément
passif une prestation équivalente en quantité et en qualité.
— En effet, ce n’est pas entre deux médecins que
naît une communauté d’intérêts, mais
entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d’une
manière générale entre des contractants différents
et inégaux qu’il faut pourtant égaliser C’est
pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent être
d’une façon quelconque commensurables entre elles C’est
à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant
une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et par suite
l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures
équivalent à une maison ou à telle quantité
de nourriture. Il doit donc y avoir entre un architecte et un cordonnier
le même rapport qu’entre un nombre déterminé
de chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture),
faute de quoi il n’y aura ni échange ni communauté
d’intérêts ; et ce rapport ne pourra être établi
que si entre les biens à échanger il existe une certaine
égalité. Il est donc indispensable que tous les biens
soient mesurés au moyen d’un unique étalon, comme
nous l’avons dit plus haut’. Et cet étalon n’est
autre, en réalité, que le besoin qui est le lien universel
(car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins
n’étaient pas pareils, il n’y aurait plus d’échange
du tout, ou les échanges seraient différents) ; mais la
monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention,
et c’est d’ailleurs pour cette raison que la monnaie reçoit
le nom de xxxx parce qu’elle existe non pas par nature, mais en
vertu de la loi et qu’il est en notre pouvoir de la changer et
de la rendre inutilisable.
Il y aura dès lors réciprocité, quand les marchandises
ont été égalisées de telle sorte que le
rapport entre cultivateur et cordonnier soit le même qu’entre
l’oeuvre du cordonnier. et celle du cultivateur. Mais on ne doit
pas les faire entrer dans la forme d’une proportion une fois qu’ils
ont effectué l’échange (autrement, l’un des
deux extrêmes aurait les deux excédents à la fois),
mais quand ils sont encore en possession de leur propre marchandise.
C’est seule ment de cette dernière façon qu’ils
sont en état d’égalité et en communauté
d’intérêts, car alors l’égalité
en question peut se réaliser pour eux (Appelons un cultivateur
A, une certaine quantité de nourriture F, un cordonnier B, et
le travail de ce dernier égalisé ; si au contraire il
n’avait pas été possible pour la réciprocité
d’être établie de la façon que nous venons
de dire, il n’y aurait pas communauté d’intérêts.
Que ce soit le besoin qui, jouant le rôle d’étalon
unique, constitue le lien de cette communauté d’intérêts,
c’est là une chose qui résulte clairement de ce
fait que, en l’absence de tout besoin réciproque, soit
de la part des deux contractants, soit seulement de l’un d’eux,
aucun échange n’a lieu, comme c’est le cas si quelqu’un
a besoin d’une marchandise qu’on possède soi-même,
u vin par exemple, alors que les facilités d’exportation
n’existent que pour le blé — Ainsi donc il convient
de réaliser la péréquation.
Mais pour les échanges éventuels, dans l’hypothèse
où nous n’avons besoin de rien pour le moment, la monnaie
est pour nous une sorte de gage donnant l’assurance que l’échange
sera possible si jamais le besoin s’en fait sentir, car on doit
pouvoir en remet tant l’argent obtenir ce dont on manque La monnaie,
il est vrai, est soumise aux mêmes fluctuations que les autres
marchandises (car elle n’a pas toujours un égal pouvoir
d’achat) ; elle tend toutefois à une plus grande stabilité.
De là vient que toutes les marchandises doivent être préalablement
estimées en argent, car de cette façon il y aura toujours
possibilité d’échange, et par suite communauté
d’intérêts entre les hommes. La monnaie, dès
lors, jouant le rôle de mesure, rend les choses commensurables
entre elles et les amène ainsi à l’égalité
: car il ne saurait y avoir ni communauté d’intérêts
sans échange, ni échange sans égalité, ni
enfin égalité sans commensurabilité. Si donc, en
toute rigueur, il n’est pas possible de rendre les choses par
trop différentes commensurables entre elles, du moins, pour nos
besoins courants, peut-on y parvenir d’une façon suffisante.
Il doit donc o y avoir quelque unité de mesure, fixée
par convention, et qu’on appelle pour cette raison v car c’est
cet étalon qui rend toutes choses commensurables, puisque tout
se mesure en monnaie. Appelons par exemple une maison A, dix mines B,
un lit L. Alors A est moitié désigne la maison vaut cinq
mines, autrement dit est égale à cinq mines ; et le lit
L est la dixième partie de : on voit tout de suite combien de
lits équivalent à une maison, à savoir cinq. Qu’ainsi
l’échange ait existé avant la création de
la monnaie cela est une chose manifeste, puisqu’il n’y a
aucune différence entre échanger cinq lits contre une
maison ou payer la valeur en monnaie des cinq lits.
CHAPITRE
9 : La justice-médiété
Nous avons ainsi déterminé la nature du juste et celle
de l’injuste. Des distinctions que nous avons établies
il résulte clairement que l’action juste est un moyen entre
l’injustice commise et l’injustice subie, l’une consistant
à avoir trop, et l’autre trop peu. La justice est à
son tour une sorte de juste milieu, non pas de la même façon
que les autres vertus, mais en ce sens qu’elle relève du
juste milieu, tandis que a l’injustice relève des extrêmes
Et la justice est une disposition d’après laquelle l’homme
juste se définit celui qui est apte à accomplir, par choix
délibéré, ce qui est juste, celui qui, dans une
répartition à effectuer soit entre lui-même et un
autre soit entre deux autres personnes, n’est pas homme à
s’attribuer à lui-même, dans le bien désiré,
une part trop forte et à son voisin une part trop faible (ou
l’inverse, s’il s’agit d’un dommage à
partager), mais donne à chacun la part proportionnellement
égale qui lui revient, et qui agit de la même
façon quand la répartition se fait entre des tiers. L’injustice,
en sens opposé, a pareillement rapport à ce qui est injuste,
et qui consiste dans un excès ou un défaut disproportionné
de ce qui est avantageux ou dommageable. C’est pourquoi l’injustice
est un excès et un défaut en ce sens qu’elle est
génératrice d’excès et de défaut quand
on est soi-même partie à la distribution elle aboutit à
un excès de ce qui est avantageux en soi et à un défaut
de ce qui est dommageable ; s’agit-il d’une distribution
entre des tiers, le résultat dans son ensemble est bien le même
que dans le cas précédent, mais la proportion peut être
dépassée indifféremment dans un sens ou dans l’autre.
Et l’acte injuste a deux faces du côté du trop peu,
il y a injustice subie, et du côté du trop, injustice commise.
CHAPITRE 10 : Justice sociale — Justice naturelle et justice
positive
Sur la justice et l’injustice, et sur la nature de chacune d’elles,
voilà tout ce que nous avions à dire, aussi bien d’ailleurs
que sur le juste et l’injuste en général.
Mais étant donné qu’on peut commettre une injustice
sans être pour autant injuste quelles sortes d’actes d’injustice
doit-on dès lors accomplir pour être injuste dans chaque
forme d’injustice, par exemple pour être un voleur, un adultère
ou un brigand ? Ne dirons-nous pas que la différence ne tient
en rien à la nature de l’acte. Un homme, en effet, pourrait
avoir commerce avec une femme, sachant qui elle était mais le
principe de son acte peut être, non pas un choix délibéré,
mais la passion. Il commet bien une injustice, mais il n’est pas
un homme injuste de même on n’est pas non plus un voleur,
même si on a volé, ni un adultère, même si
on a commis l’adultère ; et ainsi de suite.
La relation de la réciprocité et de la justice a été
étudiée précédemment.
Mais nous ne devons pas oublier que l’objet de notre investigation
est non seulement le juste au sens absolu, mais encore le juste politique.
Cette forme du juste est celle qui doit régner entre des gens
associés en vue d’une existence qui se suffise à
elle-même, associés supposés libres et égaux
en droits, d’une égalité soit proportionnelle, soit
arithmétique, de telle sorte que, pour ceux ne remplissant pas
cette condition il n’y a pas dans leurs relations réciproques,
justice politique proprement dite, mais seulement une sorte de justice
prise en un sens métaphorique. Le juste, en effet, n’existe
qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont sanctionnées
par la loi, et il n’y a de loi que pour des hommes chez lesquels
l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale
est une discrimination du juste et de l’injuste. Chez les hommes,
donc, où l’injustice peut exister, des actions injustes
peuvent aussi se commettre chez eux (bien que là où il
y a action injuste il n’y ait pas toujours injustice) actions
qui consistent à s’attribuer à soi-même une
part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes et une part trop
faible des choses en elles-mêmes mauvaises. C’est la raison
pour laquelle nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons
que ce soit la loi, parce qu’un homme ne le fait que dans son
intérêt propre et devient un tyran ; mais le rôle
de celui qui exerce l’autorité, est de garder la justice,
et gardant la justice, de garder aussi l’égalité.
Et puisqu’il est entendu qu’il n’a rien de plus que
sa part s’il est juste (car il ne s’attribue pas à
lui-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes,
à moins qu’une telle part ne soit proportionnée
à son mérite aussi est-ce pour autrui qu’il travaille,
et c’est ce qui explique la maxime la justice est un bien étranger,
comme nous l’avons dit précédemment) on doit donc
lui allouer un salaire sous forme d’honneurs et de prérogatives.
Quant à ceux pour qui de tels avantages sont insuffisants, ceux-là
deviennent des tyrans.
La justice du maître ou celle du père n’est pas la
même que la justice entre citoyens, elle lui ressemble seulement.
En effet, il n’existe pas d’injustice au serfs absolu du
mot, à l’égard de ce qui nous appartient en propre
; mais ce qu’on possède en pleine propriété
aussi bien que l’enfant, jusqu’à ce qu’il ait
atteint un certain âge et soit devenu indépendant, sont
pour ainsi dire une partie de nous-mêmes et nul ne choisit délibérément
de se causer à soi-même du tort, ni par suite de se montrer
injuste envers soi-même il n’est donc pas non plus question
ici de justice ou d’injustice au sens politique, lesquelles, avons-nous
dit dépendent de la loi et n’existent que pour ceux qui
vivent naturellement sous l’empire de la loi, à savoir,
comme nous l’avons dit encore, ceux à qui appartient une
part égale dans le droit de gouverner et d’être gouverné.
De là vient que la justice qui concerne l’épouse
se rapproche davantage de la justice proprement dite que celle qui a
rapport à l’enfant et aux propriétés, car
il s’agit là de la justice domestique, mais même
celle-là est différente de la forme politique de la justice.
La justice politique elle-même est de deux espèces, l’une
naturelle et l’autre légale Est naturelle celle qui a partout
la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion
; légale, celle qui à l’origine peut être
indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie,
s’impose : par exemple, que la rançon d’un prisonnier
est d’une mine, ou qu’on sacrifie une chèvre et non
deux moutons, et en outre tontes les dispositions législatives
portant sur des cas particuliers, comme par exemple le sacrifice en
l’honneur de Brasidas et les prescriptions prises sous forme de
décrets.
Certains sont d’avis que toutes les prescriptions juridiques appartiennent
à cette dernière catégorie, parce que, disent-ils,
ce qui est naturel est immuable et a partout la même force (comme
c’est le cas pour le feu, qui brûle également ici
et en Perse), tandis que le droit est visiblement sujet à variations.
Mais dire que le droit est essentiellement variable n’est pas
exact d’une façon absolue, mais seulement en un sens déterminé.
Certes, chez les dieux, pareille assertion n’est peut-être
pas vraie du tout dans notre monde, du moins, bien qu’il existe
aussi une certaine justice naturelle, tout dans ce domaine est cependant
passible de changement ; néanmoins on peut distinguer ce qui
est naturel et ce qui n’est pas naturel. Et parmi les choses qui
ont la possibilité d’être autrement qu’elles
ne sont, il est facile de voir quelles sortes de choses sont naturelles
et quelles sont celles qui ne le sont pas mais reposent sur la loi et
la convention, tout en étant les unes et les autres pareillement
sujettes au changement. Et dans les autres domaines, la même distinction
s’appliquera : par exemple, bien que par nature la main droite
soit supérieure à la gauche, il est cependant toujours
possible de se rendre ambidextre. Et parmi les règles de droit,
celles qui dépendent de la convention et de l’utilité
sont semblables aux unités de mesure : en effet, les mesures
de capacité pour le vin et. le blé ne sont pas partout
égales, mais sont plus grandes là où on achète,
et plus petites là où l’on vend. Pareillement les
règles de droit qui ne sont pas fondées sur la nature,
mais sur la volonté de l’homme, ne sont pas partout les
mêmes, puisque la forme du gouvernement elle-même ne l’est
pas alors que cependant il n’y a qu’une seule forme de gouvernement
qui soit partout naturellement la meilleure.
Les différentes prescriptions juridiques et légales sont,
à l’égard des actions qu’elles déterminent,
dans le même rapport que l’universel aux cas particuliers
en effet, les actions accomplies sont multiples, et chacune de ces prescriptions
est une, étant universelle.
Il existe une différence entre l’action injuste et ce qui
est injuste, et entre l’action juste et ce qui est juste : car
une chose est injuste par nature ou par une prescription de la loi,
et cette même chose, une fois faite, est une action injuste, tandis
qu’avant d’être faite, elle n’est pas encore
une action injuste, elle est seulement quelque chose d’injuste.
Il en est de même aussi d’une action juste. Quant aux différentes
prescriptions juridiques et légales, ainsi que la nature et le
nombre de leurs espèces et les sortes de choses sur lesquelles
elles portent en fait, tout cela devra être examiné ultérieurement.
Les actions justes et injustes ayant été ainsi décrites,
on agit justement ou injustement quand on les commet volontairement
Mais quand c’est involontairement, l’action n’est
ni juste ni injuste sinon par accident, car on accomplit alors des actes
dont la qualité de justes ou d’injustes est purement accidentelle.
La justice (ou l’injustice) d’une action est donc déterminée
par son caractère volontaire ou involontaire : est-elle volontaire,
elle est objet de blâme, et elle est alors aussi en même
temps un acte injuste ; par conséquent, il est possible pour
une chose d’être injuste, tout en n’étant pas
encore un acte injuste si la qualification de volontaire ne vient pas
s’y ajouter. J’entends par volontaire, comme il a été
dit précédemment tout ce qui, parmi les choses qui sont
au pouvoir de l’agent, est accompli en connaissance de cause,
c’est-à-dire sans ignorer ni la personne subissant l’action,ni
l’instrument employé, ni le but à atteindre (par
exemple, l’agent doit E connaître qui il frappe, avec quelle
arme et en vue de quelle fin), chacune de ces déterminations
excluant au surplus toute idée d’accident ou de contrainte
(si, par exemple, prenant la main d’une personne on s’en
sert pour en frapper une autre, la personne à qui la main appartient
n’agit pas volontairement, puisque l’action ne dépendait
pas d’elle). Il peut se faire encore que la personne frappée
soit par exemple le père de l’agent et que celui-ci, tout
en sachant qu’il a affaire à un homme ou à l’une
des personnes présentes, ignore que c’est son père
; et une distinction de ce genre peut également être faite
en ce qui concerne la fin à atteindre, et pour toutes les modalités
de l’action en général. Dès lors, l’acte
fait dans l’ignorance, ou même fait en connaissance de cause
mais ne dépendant pas de nous ou résultant d’une
contrainte, un tel acte est involontaire (il y a, en effet, beaucoup
de processus naturels que nous accomplissons ou subissons sciemment,
dont aucun n’est ni volontaire, ni involontaire, comme par exemple
vieillir ou mourir). Mais dans les actes justes ou injustes, la justice
ou l’injustice peuvent pareillement être quelque chose d’accidentel
: si un homme restitue un dépôt malgré lui et par
crainte, on ne doit pas dire qu’il fait une action juste, ni qu’il
agit justement, sinon par accident. De même encore celui qui,
sous la contrainte et contre sa volonté, ne restitue pas le dépôt
confié, on doit dire de lui que c’est par accident qu’il
agit injustement et accomplit une action injuste.
Les actes volontaires se divisent en actes qui sont faits par choix
réfléchi et en actes qui ne sont pas faits par choix :
sont faits par choix ceux qui sont accomplis après délibération
préalable, et ne sont pas faits par choix ceux qui sont accomplis
sans être précédés d’une délibération.
Il y a dès lors trois sortes d’actes dommageables dans
nos rapports avec autrui les torts qui s’accompagnent d’ignorance
sont des fautes quand la victime, ou l’acte, ou l’instrument,
ou la fin à atteindre sont autres que ce que l’agent supposait
(il ne pensait pas frapper, ou pas avec telle arme, ou pas telle personne,
ou pas en vue de telle fin, mais l’événement a tourné
dans un sens auquel il ne s’attendait pas : par exemple, ce n’était
pas dans l’intention de blesser, mais seulement de piquer, ou
encore ce n’était pas la personne ou ce n’était
pas l’instrument qu’il croyait). Quand alors le dommage
a eu lieu contrairement à toute attente raisonnable, c’est
une méprise, et quand on devait le prévoir raisonnablement,
mais qu’on a agi sans méchanceté, c’est une
simple faute (on commet une simple faute quand le principe de l’ignorance
réside en nous-mêmes, et une méprise quand la cause
vient du dehors). Quand l’acte est fait en pleine connaissance,
mais sans délibération préalable, c’est un
acte injuste, par exemple tout ce qu’on fait par colère,
ou par quelque autre de ces passions qui sont irrésistibles ou
qui sont la conséquence de l’humaine nature (car en commet
tant ces torts et ces fautes les hommes agissent injustement, et leurs
actions sont des actions injustes, bien qu’ils ne soient pas pour
autant des êtres injustes ni pervers, le tort n’étant
pas causé par méchanceté). Mais quand l’acte
procède d’un choix délibéré, c’est
alors que l’agent est un homme injuste et méchant. —
De là vient que les actes accomplis par colère sont jugés
à bon droit comme faits sans préméditation, car
ce n’est pas celui qui agit par colère qui est le véritable
auteur du dommage, mais bien celui qui a provoqué sa colère.
En outre le débat ne porte pas sur la question de savoir s’il
s’est produit ou non un fait dommageable, mais s’il a été
causé justement (puisque c’est l’image d’une
injustice qui déclenche la colère) : le fait lui-même
n’est pas mis en discussion (comme c’est le cas quand il
s’agit des contrats, où l’une des deux parties est
forcément malhonnête, à moins que son acte ne soit
dû à un oubli), mais tout en étant d’accord
sur la chose, les intéressés discutent le point de savoir
lequel des deux a la justice de son côté (tandis que celui
qui a fait délibérément du tort n’ignore
pas ce point), de telle sorte que l’un croit qu’il est victime
d’une injustice et que l’autre le conteste. Si, au contraire,
c’est par mûre délibération qu’un homme
a causé un tort, il agit injustement, et dès lors les
actes injustes qu’il commet impliquent que celui qui agit ainsi
est un homme injuste quand son acte viole la proportion ou l’égalité.
Pareillement, un homme est juste quand, par choix réfléchi,
il accomplit un acte juste, mais il accomplit un acte juste si seulement
il le fait volontairement.
Des actions involontaires, enfin, les unes sont pardonnables, et les
autres ne sont pas pardonnables. En effet, les fautes non seulement
faites dans l’ignorance, mais qui encore sont dues à l’ignorance,
sont pardonnables, tandis que celles qui ne sont pas dues à l’ignorance,
mais qui, tout en étant faites dans l’ignorance, ont pour
cause une passion qui n’est ni naturelle ni humaine, ne sont pas
pardonnables
CHAPITRE 11 : Examen de diverses apories relatives à
la justice
On pourrait se poser la question de savoir si nos déterminations
de l’injustice subie et de l’injustice commise sont suffisantes,
et, en premier lieu si les choses se comportent comme le dit EURIPIDE
dans cette étrange parole :
J’ai tué ma mère : tel est mon bref propos.
— Est-ce de voire consentement et du sien ? Ou bien n’y
avez-vous consenti ni l’un ni l’autre ?
Est-ce qu’il est, en effet, véritablement, possible de
subir volontairement l’injustice, ou au contraire n’est-ce
pas là quelque chose de toujours involontaire, de même
que commettre l’injustice est toujours volontaire ? En outre,
est-ce que subir l’injustice est toujours volontaire ou toujours
involontaire, ou bien dans certains cas volontaire et dans certains
autres, involontaire Même question en ce qui concerne le fait
d’être traité avec justice agir justement est toujours
volontaire, de sorte qu’il est raisonnable de supposer semblable
opposition dans les deux cas, entre être traité injustement
et être traité justement, d’une part, et être
volontaire ou involontaire, d’autre part Pourtant il pourrait
sembler étrange de soutenir que même le fait d’être
traité justement est toujours volontaire, car on est parfois
traité justement contre sa volonté.
Ensuite on pourrait aussi se poser la question suivante : l’homme
qui a subi ce qui est injuste est-il toujours traité injustement,
ou bien en est-il du fait de supporter l’injustice comme il en
est du fait de la commettre ? En effet, comme agent aussi bien que comme
patient, on peut participer par accident à une action juste,
et il en est évidemment de même pour les actions injustes
: accomplir ce qui est injuste n’est pas la même chose qu’agir
injustement, et subir ce qui est injuste n’est pas non plus la
même chose qu’être traité injustement, et il
en est de même du fait d’agir justement et d’être
traité justement, car il est impossible d’être traité
injustement si un autre n’agit pas injustement, ou d’être
traité justement si un autre n’agit pas justement.
Mais si agir injustement consiste purement et simplement à causer
du tort volontairement à quel qu’un, et si volontairement
a le sens de avoir pleine connaissance et de la personne lésée,
et de l’instrument, et de la manière, et si l’homme
intempérant se fait volontairement du tort à lui-même,
il s’ensuivra à la fois que volontairement il sera injustement
traité et qu’il lui sera possible d’agir envers lui-même
injustement (c’est là d’ailleurs aussi une des questions
que nous avons à nous poser peut-on agir injustement envers soi-même
?). De plus, on pourrait volontairement, par son intempérance,
subir un dommage de la part d’une autre personne agissant volontairement,
de sorte qu’on pourrait être volontairement traité
injustement Mais notre définition n’est-elle pas incorrecte,
et ne doit-on pas ajouter à causer du tort en ayant pleine connaissance
et de la personne lésée, et de l’instrument, et
de la manière, la précision suivante contrairement au
souhait réfléchi de la dite personne ? Ceci une fois admis,
un homme peut assurément subir volontairement un dommage et supporter
ce qui est injuste, mais il ne peut jamais consentir à être
traité injustement, car personne ne souhaite cela, pas même
l’homme intempérant, mais il agit contrairement à
son propre souhait, puisque personne ne veut ce qu’il ne croit
pas bon pour lui, et l’homme intempérant fait des choses
qu’il pense lui-même n’être pas celles qu’il
doit faire. D’ailleurs celui qui donne ce qui lui appartient en
propre, comme selon HOMÈRE, Glaucus donnait à Diomède
:
Des armes d’or pour des armes de bronze, la valeur de cent boeufs
pour neuf boeufs
celui-là n’est pas injustement traité : car, bien
que donner dépende de lui, être injustement traité
n’est pas en son pouvoir, mais il faut qu’il y ait une autre
personne qui le traite injustement.
CHAPITRE 12 : Autres apories relatives à la justice
On voit donc qu’il n’est pas possible de subir volontairement
l’injustice.
Des questions que nous nous étions proposé de discuter,
il en reste encore deux à examiner : est-ce, en fin de compte,
celui qui a assigné à une personne la part excédant
son mérite qui commet une injustice, ou bien est-ce celui qui
reçoit ladite part ? Et peut-il se faire qu’on agisse envers
soi-même injustement ?
Si on reconnaît la possibilité de la première solution,
c’est-à-dire si c’est le distributeur de parts qui
commet l’injustice, et non celui qui reçoit la part trop
forte, alors, quand un homme, sciemment et volontairement, assigne à
un autre une part plus grande qu’à lui-même, cet
homme commet personnellement un acte injuste envers lui-même,
ce que font précisément, semble-t-il, les gens honnêtes,
puisque l’homme équitable est enclin à prendre moins
que son dû. Mais cette explication n’est-elle pas non plus
dans sa simplicité, inexacte ? Il peut arriver en effet, que
l’homme en question possédait plus que sa part. d’un
autre bien, plus que sa part d’honneur, par exemple, ou de vertu
proprement dite. Il y a encore une solution : c’est d’appliquer
notre définition de l’action injuste L’homme dont
nous parlons, en effet, ne subit rien de contraire à sa propre
volonté par conséquent, il ne subit pas d’injustice,
du fait tout au moins qu’il s’est attribué la plus
petite part ; mais, le cas échéant, il supporte seulement
un dommage.
Cependant il n’est pas douteux que c’est bien le distributeur
de parts qui commet l’injustice, tandis que celui qui reçoit
la part. excessive ne commet pas l’injustice En effet, ce n’est
pas celui dans lequel réside ce qui est injuste qui agit injustement,
mais celui qui commet volontairement l’acte injuste, c’est-à-dire
celui d’où l’action tire son origine, origine qui
se trouve dans celui qui distribue et non dans celui qui reçoit.
De plus, étant donné que le terme taire comporte de nombreuses
acceptions et qu’en un sens on peut qualifier de meurtriers les
objets inanimés, ou la main, ou le serviteur agissant par ordre,
celui qui reçoit une part excessive n’agit pas injustement,
quoiqu’il fasse là ce qui est injuste.
En outre, si le distributeur de parts a décidé dans l’ignorance,
il n’agit pas injustement au sens où on parle de justice
légale, et sa décision n’est pas non plus injuste
en ce sens-là, mais elle est cependant en un certain sens injuste
(puisque la justice légale est autre que la justice première)
mais si tout. en le sachant. il a jugé d’une manière
injuste, il prend lui- même une part. excessive soit de gratitude,
soit de a vengeance Ainsi, tout comme s’il recevait une part du
produit de l’injustice, le juge qui, pour les raisons ci-dessus
rend une décision injuste, obtient plus que son dû ; car,
même dans l’hypothèse d’une participation au
butin, si par exemple il attribue dans son jugement un fonds de terre,
ce n’est pas de la terre mais de l’argent qu’il reçoit.
CHAPITRE 13 : La justice est une disposition
Les hommes s’imaginent qu’il est en leur pouvoir d’agir
injustement, et que par suite il est facile d’être juste.
Mais cela n’est pas exact. Avoir commerce avec la femme de son
voisin, frapper son prochain, glisser de l’argent dans la main,
c’est là assurément chose facile et en notre pouvoir,
mais faire tout cela en vertu de telle disposition déterminée
du caractère, n’est ni facile, ni en notre dépendance.
Pareillement, on croit que la connaissance du juste et de l’injuste
ne requiert pas une profonde sagesse, sous prétexte qu’il
n’est pas difficile de saisir le sens des diverses prescriptions
de la loi (quoique, en réalité, les actions prescrites
par la loi ne soient justes que par accident) Mais savoir de quelle
façon doit être accomplie une action, de quelle façon
doit être effectuée une distribution pour être l’une
et l’autre justes, c’est là une étude qui
demande plus de travail que de connaître les remèdes qui
procurent la santé. Et même dans ce dernier domaine, s’il
est facile de savoir ce que c’est que du miel, du vin, de l’ellébore,
un cautère, un coup de lancette, par contre savoir comment, à
qui et à quel moment on doit les administrer pour produire la
santé, c’est une affaire aussi importante que d’être
médecin
Et pour la même raison les hommes pensent aussi que l’homme
juste est non moins apte que l’homme injuste à commettre
l’injustice, parce que l’homme juste n’est en rien
moins capable, s’il ne l’est davantage, d’accomplir,
le cas échéant, quelqu’une des actions injustes
dont nous avons parlé : n’est-il pas capable, en effet,
d’avoir commerce avec une femme, ou de frapper quelqu’un
? Et l’homme courageux est capable aussi de jeter son bouclier,
de faire demi-tour et de s’enfuir dans n’importe quelle
direction. Mais, en réalité, se montrer lâche ou
injuste ne consiste pas à accomplir lesdites actions, sinon par
accident, mais à les accomplir en raison d’une certaine
disposition, tout comme exercer la médecine et l’art de
guérir ne consiste pas à faire emploi ou à ne pas
faire emploi du scalpel ou de drogues, mais à le faire d’une
certaine façon.
Les actions justes n’existent qu’entre les êtres qui
ont part aux choses bonnes en elles-mêmes et admet tant en elles
excès et défaut. Il y a, en effet, des êtres pour
lesquels un excès de bien ne se conçoit pas (c’est
le cas sans doute des dieux) ; d’autres, au contraire, sont incapables
de tirer profit d’aucune portion de ces biens, ce sont ceux qui
sont irrémédiablement vicieux et à qui tout est
nuisible ; d’autres, enfin, n’en tirent avantage que jusqu’à
un certain point. Et c’est la raison pour laquelle la justice
est quelque chose de purement humain.
CHAPITRE 14 : L’équité et l’équitable
Nous avons ensuite à traiter de l’équité
et de l’équitable, et montrer leurs relations respectives
avec la justice et avec le juste En effet, à y regarder avec
attention, il apparaît que la justice et l’équité
ne sont ni absolument identiques, ni génériquement différentes
tantôt nous louons ce qui est équitable et l’homme
équitable lui-même, au point que, par manière d’approbation,
nous transférons le terme équitable aux actions autres
que les actions justes, et en faisons un équivalent de bon, en
signifiant par plus équitable qu’une chose est simplement
meilleure ; tantôt, par contre, en poursuivant le raisonnement,
il nous parait étrange que l’équitable, s’il
est une chose qui s’écarte du juste, reçoive notre
approbation. S’ils sont différents, en effet, ou bien le
juste, ou bien l’équitable n’est pas bon ou si tous
deux sont bons, c’est qu’ils sont identiques.
Le problème que soulève la notion d’équitable
est plus ou moins le résultat de ces diverses affirmations, lesquelles
sont cependant toutes correctes d’une certaine façon, et
ne s’opposent pas les unes aux autres. En effet, l’équitable,
tout en étant supérieur à une certaine justice,
est lui-même juste et ce n’est pas comme appartenant à
un genre différent qu’il est supérieur au juste.
Il y a donc bien identité du juste et de l’équitable,
et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur
des deux. Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable,
tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais
un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi
est toujours quelque chose de général et qu’il y
a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible
de poser un énoncé général qui s’y
applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on
doit nécessairement se borner à des généralités
et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend
en considération que les cas les plus fréquents, sans
ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner La
loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est
pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la
nature des choses, puisque par leur essence même la matière
des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère
d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une
règle générale, et que là-dessus survient
un cas en dehors de la règle générale, on alors
en droit, là où le législateur a omis de prévoir
le cas et a péché par excès de simplification,
de corriger l’omission et de se faire l’interprète
de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il
avait été présent à ce moment, et de ce
qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le
cas en question. De là vient que l’équitable est
juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce
de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au
juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère
absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable
: c’est d’être un correctif de la loi, là où
la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité.
En fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini
par la loi, c’est qu’il y a des cas d’espèce
pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un
décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indéterminé
la règle aussi est indéterminée, à la façon
de la règle de plomb utilisée dans les constructions de
Lesbos : de même que la règle épouse les contours
de la pierre et n’est pas rigide, ainsi le décret est adapté
aux faits.
On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que
l’équitable est juste et qu’il est supérieur
à une certaine sorte de juste. De là résulte nettement
aussi la nature de l’homme équitable : celui qui a tendance
à choisir et à accomplir les actions équitables
et ne a s’en tient pas rigoureusement à ses droits dans
le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son
dû, bien qu’il ait la loi de son côté, celui-là
est un homme équitable, et cette disposition est l’équité,
qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition
entièrement distincte.
CHAPITRE 15 : Dernière aporie : de l’injustice
envers soi-même
Mais est-il possible ou non de commettre l’injustice envers soi-même
? La réponse à cette question résulte clairement
de ce que nous avons dit En effet, parmi les actions justes figurent
les actions conformes à quelque vertu, quelle qu’elle soit,
qui sont prescrites par la loi : par exemple, la loi ne permet pas expressément
le suicide, et ce qu’elle ne permet pas expressément, elle
le défend. En outre, quand, contrairement à la loi, un
homme cause du tort (autrement qu’à titre de représailles)
et cela volontairement, il agit injustement, — et agir volontairement
c’est connaître à la fois et la personne qu’on
lèse et l’instrument dont on se sert ; or celui qui, dans
un accès de colère, se tranche à lui-même
la gorge, accomplit cet acte contrairement à la droite règle
et cela la loi ne le permet pas ; aussi commet-il une injustice. Mais
contre qui ? N’est-ce pas contre la cité, et non contre
lui-même ? Car le rôle passif qu’il joue est volontaire,
alors que personne ne subit volontairement une injustice. Telle est
aussi la raison pour laquelle la cité inflige une peine ; et
une certaine dégradation civique s’attache à celui
qui s’est détruit lui-même, comme ayant agi injustement
envers la cité.
En outre, au sens où celui qui agit injustement est injuste seulement
et n’est pas d’une perversité totale, il n’est
pas possible de commettre une injustice envers soi-même (c’est
là un cas distinct du précédent, parce que, en
ce sens du terme, l’homme injuste est pervers de la même
façon que le lâche, et non pas comme possédant la
perversité totale, de sorte que son action injuste ne manifeste
pas non plus une perversité totale). En effet, si cela était
possible, la même chose pourrait en même temps être
enlevée et être ajoutée à la même chose,
ce qui est impossible, le juste et l’injuste se réalisant
nécessairement toujours en plus d’une personne En outre,
une action injuste est non seulement à la fois volontaire et
le résultat d’un libre choix, mais elle est encore quelque
chose d’an térieur (car l’homme qui, parce qu’il
a été éprouvé lui-même, rend mal pour
mal, n’est pas regardé comme agissant injustement) ; or
quand on commet une injustice envers soi-même, on est pour les
mêmes choses passif et actif, et cela en même temps. De
plus, ce serait admettre qu’on peut subir volontaire ment l’injustice.
Ajoutons à cela qu’on n’agit jamais injustement sans
accomplir des actes particuliers d’injustice ; or on ne peut jamais
commettre d’adultère avec sa propre femme, ni pénétrer
par effraction dans sa propre maison, ni voler ce qui est à soi.
D’une manière générale, la question de savoir
si on peut agir injustement envers soi-même se résout à
la lumière de la distinction que nous avons posée au sujet
de la possibilité de subir volontairement l’injustice.
Il est manifeste aussi que les deux choses sont également mauvaises,
à savoir subir une injustice et commettre une injustice, puisque,
dans le premier cas, on a moins, et, dans le second, plus que la juste
moyenne laquelle joue ici le rôle du sain en médecine 30
et du bon étai corporel en gymnastique. Mais cependant le pire
des deux, c’est commettre l’injustice, car commettre l’injustice
s’accompagne de vice et provoque notre désapprobation,
— vice qui, au surplus, est d’une espèce achevée
et atteint l’absolu ou presque (presque, car une action injuste
commise volontaire ment ne s’accompagne pas toujours de vice)
tandis que subir l’injustice est indépendant de vice et
d’injustice : chez la victime. Ainsi, en soi, subir l’injustice
est un mal moins grand, quoique par accident rien n’empêche
que ce ne soit un plus grand mal. Mais l’art se désintéresse
de l’accident : il déclare qu’une pleurésie
est une maladie plus grave qu’une foulure ; cependant dans certains
cas une foulure peut devenir accidentellement plus grave qu’une
pleurésie, si par exemple la foulure provoque une chute qui vous
fait tomber aux mains de l’ennemi ou cause votre mort.
Par extension de sens et simple similitude, il y a justice, non pas
entre un homme et lui-même, mais entre certaines parties de lui-même
: ce n’est pas d’ailleurs n’importe quelle justice,
mais cette justice qui existe entre maître et esclave, ou entre
mari et femme En effet, dans les discussions sur ces questions, on a
établi une distinction entre la partie rationnelle de l’âme
et sa partie irrationnelle ; et dès lors c’est en fixant
son attention sur ces diverses parties qu’on pense d’ordinaire
qu’il existe une injustice envers soi-même, parce que ces
parties peuvent être affectées dans un sens contraire à
leurs tendances respectives. Ainsi, il peut y avoir aussi entre elles
une certaine forme de justice analogue à celle qui existe entre
gouvernant et gouverné.